Pour citer l'article :
Ce vingt-huitième numéro de la revue ¿ Interrogations ? consacre sa partie thématique à un phénomène à la fois paradoxal et familier, « simultanément refus et reconnaissance de ce qui, sinon, ne pourrait être refusé » [1] : le déni de réalité. Ce phénomène complexe a été théorisé par Sigmund Freud sous le concept de Verleugnung pour désigner « le rejet de la réalité perçue » (Laplanche et Pontalis, 2009 [1967] ; Penot, 2003 : 12). Phénomène intrapsychique étudié par la psychanalyse, il a aussi retenu l’attention d’anthropologues qui en ont montré la dimension sociale en tant que support des croyances, de chercheurs en sciences de l’information et de la communication, de sociologues, d’historiens, de juristes… [2]
Les contributions réunies dans ce numéro confirment que « [l]e phénomène de déni ne se laisse pas approcher de manière univoque » (Coste, Costey, Tangy, 2009). Elles en montrent le caractère multidimensionnel et la dimension heuristique pour éclairer différents pans et domaines de l’activité humaine : santé, travail, archéologie, transmission de l’histoire, politiques migratoires… Elles montrent également la difficulté à le distinguer de phénomènes voisins, particulièrement quand il est mobilisé hors du champ psychanalytique. Mais ce qui pourrait être perçu comme un manque de netteté conceptuelle peut aussi ouvrir des possibilités de raisonnement par analogie, en appui sur le rapprochement ouvert par l’emploi d’un même terme pour tenter de caractériser des situations diverses.
Deux axes majeurs se distinguent dans les neufs articles réunis ici. Les deux premiers questionnent le concept de déni et son emploi, nous rappelant qu’il suppose une définition du “réel”, dépendante des points de vue et de ce qui fait autorité. Stefania Ferrando rappelle les apports anthropologiques d’Octave Mannoni et de Jean Bazin pour comprendre le déni de réalité, inscrit dans le schisme entre pratiques et représentations, et propose l’hypothèse d’une évolution des mécanismes soutenant la croyance quand « la tâche de la révision des croyances incombe de plus en plus aux individus et moins à la collectivité ». Ce faisant, elle montre que le déni n’est pas un concept figé dans le temps mais qu’il évolue, notamment en passant d’une vision holistique à une vision individualiste. Puis, à partir de la parole de malades d’Alzheimer sur leur expérience, Veronika Kushtanina, Frédéric Balard, Vincent Caradec et Aline Chamahian questionnent les qualifications de déni (refus inconscient) et d’anosognosie (incapacité neurologique à reconnaître ses troubles ou leur évolution). Ils montrent que ces qualifications ont pour effet de réduire la vie et le vécu temporel de ces personnes à celui de l’évolution biologique de la maladie ; au contraire, sortir de cette représentation permet de mieux comprendre que les personnes souffrant de troubles neurodégénératifs vivent dans des temporalités plurielles. Ce faisant, ils montrent l’intérêt de questionner les catégories émanant de l’autorité (ici médicale) pour penser la complexité du vécu.
Les sept articles suivants s’intéressent à l’expérience du déni, en retenant des acceptions variées de la notion – de la dénégation consciente au déni inconscient, en passant par la dissonance cognitive – et montrent son intérêt pour penser différents phénomènes sociaux. D’abord, Julie Lavialle-Prélois s’intéresse aux effets du déni d’une commune humanité, « distanciation du sensible » qui est un mécanisme de défense tant pour les victimes que les auteurs de violences en situation de conflit, et discute l’instrumentalisation de cette « mise en frontière » par les acteurs sociaux. Puis deux textes s’intéressent à la réception de dispositifs muséaux de transmission de l’histoire. Interrogeant des élèves suite à leur visite du musée-mémorial d’Auschwitz-Birkenau, Nathananël Wadbled montre l’utilité de « la théâtralisation de l’authenticité » en appui sur des traces matérielles pour montrer et rappeler les exactions commises par les nazis, ce qui permet de lutter contre l’incrédulité (forme de déni « passif ») et le négationnisme (déni « actif » de la réalité de l’Holocauste). Sans remettre en cause la légitimité et la pertinence d’un tel dispositif communicationnel, il souligne que son efficacité tient aussi à l’oubli du travail des historiens et des muséographes. Dans l’article suivant, Camille Béguin, Lise Renaud et Éric Triquet font l’hypothèse d’un « déni patrimonial » pour éclairer les résistances et réceptions ambivalentes que rencontre la présentation en couleur de statues gréco-romaines antiques. Ils l’associent aux valeurs « patrimonialisées » au cours du temps, « liant éléments issus du patrimoine archéologique et aspects moraux », et influant sur les représentations des scientifiques comme des visiteurs des musées. Christophe Tufféry poursuit dans le champ archéologique, où le refus ou le rejet plus ou moins conscient des nouvelles technologies, même s’il est minoritaire, pose problème face à une utilisation exponentielle de ces outils pour les fouilles archéologiques, ceux-ci devenant parfois la seule porte d’entrée pour communiquer ou obtenir des données. L’auteur s’interroge sur la dimension de résistance à la fracturation du collectif que contiennent peut-être « les formes de dénégations ou de déni individuels face aux injonctions numériques » et appelle les institutions de l’archéologie professionnelle à des « réponses respectueuses des individus dans la diversité de leurs compétences, de leurs pratiques et de leur subjectivité » de la part des institutions. Son hypothèse pourrait certainement être testée à d’autres champs professionnels touchés par la « fracture numérique ». Quant à Hervé Flanquart, il montre comment les acteurs peuvent manier le déni (entendu comme une mise à distance consciente ou non d’aspects de la réalité) pour servir leurs intérêts, en s’orientant dans le sens du renforcement de leur propre euphémisation ou négation du risque. Le déni, que l’auteur conçoit comme « la forme extrême » de l’euphémisation, s’inscrit alors dans une argumentation visant à diminuer la dissonance cognitive à laquelle l’individu est soumis. L’avant-dernier article de la partie thématique s’appuie sur l’étude croisée de manuels de communication managériale et des réformes récentes du code du travail français. À partir de celle-ci, Vincent Mariscal fait l’hypothèse d’un « déni de l’asymétrie fondamentale, entre employés et dirigeants d’entreprise ou (top-)managers, dans le cadre des pratiques langagières au travail ». Ce déni de reconnaissance de la réalité des relations de pouvoir au travail contribuerait à « la prégnance des logiques néolibérales et néomanagériales sur les réformes du code du travail depuis près de quarante ans ». Le dernier article, enfin, éclaire une autre forme de déni de reconnaissance. Émilie Charlier présente le « piège du déni de reconnaissance mutuel » à travers la question de la reconnaissance des compétences professionnelles du monde médico-social et de celles acquises par des aidants-proches s’occupant au quotidien de malades, notamment touchés par des troubles neurodégénératifs. Elle montre que les proches-aidants ont une vraie expertise de la souffrance des personnes dont ils ont la charge, et dont les professionnels n’ont pas toujours bien conscience. Le déni prend alors une forme croisée, multi-faces. L’auteure invite à « une reconnaissance réciproque des savoirs respectifs favorisant la construction de pistes de solutions collectives au sein des dispositifs ».
Au-delà des différents éclairages qu’elles apportent sur le phénomène de déni de réalité, il nous paraît important de souligner l’ancrage dans l’actualité des contributions retenues dans cette partie thématique, qui abordent autour du déni des thèmes aussi variés que la question des migrations, la lutte contre la désinformation (notamment dans la transmission de l’histoire), la réforme du travail, les troubles neurodégénératifs, la prise en charge de la dépendance, les migrations… Elles montrent que penser le déni de réalité s’appuie aussi sur la prise en compte de la réalité sociale des chercheurs.
Ce numéro présente également, dans les rubriques permanentes de la revue, quatre articles :
Claire Auzuret, dans la rubrique Fiches Pédagogiques, s’intéresse à la conceptualisation et à la mesure de la pauvreté. Elle en montre la dimension conventionnelle à partir d’une réflexion sur les principaux indicateurs utilisés pour l’appréhender et en souligne les enjeux économiques, sociaux et politiques.
Dans la rubrique Des Travaux et Des Jours, Matthijs Gardenier considère les phénomènes de communication permettant l’action collective. Il présente un modèle de diffusion du cadrage des mobilisations éclairant une diffusion horizontale des informations qui sont à même de permettre l’action collective.
Dans la rubrique Varia, l’article de Yolinliztli Pérez et Virginie Rozée contribue à la réflexion sur une problématique biomédicale d’actualité en France en proposant, à partir de deux enquêtes empiriques, une mise en discussion des arguments institutionnels en défaveur de l’élargissement de l’autoconservation ovocytaire. Il montre en particulier l’écart manifeste entre l’argument selon lequel cette évolution porterait un risque de remise en cause de l’ordre générationnel et genré de la reproduction et les projets des femmes interviewées.
Enfin, la rubrique Notes de lecture présente la recension par Agnès Vandevelde-Rougale de l’ouvrage de Gilles Arnaud, Pascal Fugier et Bénédicte Vidaillet, Psychanalyse des organisations : théories, cliniques, interventions, publié en 2018.
Nous remercions chaleureusement les experts et expertes qui ont contribué à la préparation de ce numéro : Michèle Baumann, Charlotte Blein, Sylvie Brodziak, Bernard Cadet, Arnaud Campéon, Guillaume Carbou, Hélène Cléau, Grégory Delaplace, Catherine Desprats-Péquignot, Florence Douguet, David Faure, Jean-Yves Feberey, Michel Feugère, Matthieu Gateau, Gérald Gaglio, Philippe Hamman, Abdelhafid Hammouche, Bernard Hours, Abir Kréfa, Alice Krieg-Planque, Marie-Claire Lavabre, Françoise Le Borgne-Uguen, Patrick Legros, Joëlle Le Marec, Léa Macias, Alexandre Mathieu-Fritz, Bernard Mouralis, Louis Quéré, Patrick Schmoll, Lynda Sifer-Rivière, Yannis Thanassekos, Jean-Michel Utard, Manon Vialle, Philippe Zawieja, Emmanuelle Zolesio, Nicolas Zorzin.
Bouffartigue Paul, Pendariès Jean-René, Bouteiller Jacques (2010), « La perception des liens travail/santé. Le rôle des normes de genre et de profession », Revue française de sociologie, vol. 51, avril-juin, pp. 247-280.
Boullier Dominique (2004), « Au-delà de la croyance : “je sais bien mais quand même” », Cosmopolitiques, n° 6, mars [en ligne] https://www.boullier.bzh/cosmopolitiques/vol-06-faut-il-croire/au-dela-de-la-croyance-je-sais-bien-mais-quand-meme/ (consulté le 31 mai 2019).
Bruneteaux Patrick (2013), « La révélation de la zone grise dans la dénégation du passé esclavagiste : Le cas de la muséographie martiniquaise », REVUE Asylon(s), n° 11, mai. [en ligne] http://www.reseau-terra.eu/article1283.html (consulté le 01/02/2018).
Coste Florent, Costey Paul, Tangy Lucie (2008), « Consentir : domination, consentement et déni », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 14 [en ligne]. http://traces.revues.org/365 (consulté le 21/01/2018)
Collard Damien (2012), « Déni du travail et tyrannie des normes. Quand les normes de service deviennent une fin en soi à la SNCF », Travail et emploi, n° 132, octobre-décembre, pp. 35-48.
Farhat John, Bertrand Ogilvie (dir.) (2009 [2006]), Le déni de réalité. Autour de « Je sais bien, mais quand même… » d’Octave Mannoni et « Le Père Noël supplicié » de Claude Lévi-Strauss, Incidence 2, Paris, Le Félin.
Festinger Leon (2017 [1957]), Une théorie de dissonance cognitive, Paris, Enrick B. Editions.
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Lambert Frédéric (2013), Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Le Havre, Éditions Non Standard.
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[1] Comité de rédaction, « AAC n°28 - Le déni de réalité », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/AAC-no28-Le-deni-de-realite (consulté le 18 mai 2019)
[2] Nous invitons les lecteurs à se reporter à la liste non-exhaustive de textes figurant en bibliographie de cette préface pour un aperçu de la diversité des approches et de la pluralité des apports autour de ce thème.
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface au N° 28 : Autour du déni », dans revue ¿ Interrogations ?, N°28. Autour du déni, juin 2019 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Preface-au-No-28-Autour-du-deni (Consulté le 13 octobre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747