Le retour du religieux dans l’espace public en France se manifeste notamment par le port de tenues religieuses dans les lieux publics. Les réactions face à ce phénomène sont contrastées même si elles se font généralement au nom de la loi de 1905. Nous avons donc étudié la loi et les débats parlementaires de 1905 sur ce sujet pour savoir ce qu’ils prévoyaient, et nos étudiants nous ont permis de cerner les notions qui nécessitaient des éclaircissements. Pour les députés de 1905, les signes religieux sont fixes et les manifestations cultuelles sont “circulantes”. La loi interdit les premiers et autorise les secondes sous condition de l’aval des maires. Finalement le problème posé par les tenues religieuses est qu’elles sont à la fois mobiles et fixes selon les lieux publics dans lesquelles elles sont portées.
Mots-clefs : communication publique, laïcité, loi de 1905, analyse de discours
Finally, secularism is also a matter of mobility
In France, the religions are reinvesting the public space ; their comeback appears in particular by the wearing of religious clothes in the public places. The reactions vis-a-vis this phenomenon are contrasted even if they are generally done in the name of the law of 1905. Therefore we studied the law and the parliamentary debates of 1905 on this subject to know what they provided, and our students helped us to determine the concepts which required explanations. For the deputies of 1905, the religious signs are fixed and the others religious demonstrations are “circulating”. The law prohibits the first and authorizes the seconds under condition of the approval of the mayors. Finally the problem posed by the religious clothes is that they are at the same time mobile and immobile according to the public places in which they are worn.
Keywords : public communication, secularism, law of 1905, discourse analysis
Le développement de la pratique d’un islam plus radical et plus visible en France provoque des réactions très contrastées au nom de la laïcité. Il y aurait tout-à-coup au moins deux laïcités françaises, l’une, la laïcité “tout court”, stigmatisée comme intolérante par ceux qui se revendiquent de l’autre, qu’ils qualifient de tolérante. A la différence de la laïcité tout court, cette nouvelle laïcité “tolérante” accueille sans restriction les manifestations extérieures des cultes des citoyens en dehors des lieux de culte pourvu qu’elles ne soient pas violentes. La question divise dangereusement l’espace public.
Nous utilisons ici les termes espace public sans leur donner le même contenu que le concept d’Öffentlichkeit, traduit en français par espace public, inventé par Jürgen Habermas (1987). Ce dernier conçoit cet espace public en tant qu’élément de la démocratie délibérative qu’il a théorisée comme modèle le plus pertinent de démocratie moderne. Cette démocratie délibérative qu’il appelle de ses vœux est une forme de démocratie représentative. Nous partageons au contraire l’idée que la démocratie représentative est une solution par défaut, conformément à l’esprit et à la lettre de nos institutions : « Son principe [Le principe de la République française] est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » (Art. 2 de la Constitution de 1958). L’espace public physique correspond pour nous aux lieux publics et l’espace public symbolique est constitué par tout ce qui fait débat citoyen.
A peine mis en place en 2013, l’Observatoire de la laïcité affirmait que : « la France n’a pas de problème avec sa laïcité » (Bianco, dans Le Bars, 2013). Pourtant cet avis est loin d’être partagé par les Français. Voici ce que relevait Pascal Perrineau (dans Courtois et alii, 2015 : 29) à propos de sondages réalisés sur les « Fractures françaises » en 2015 : « Et le sentiment de menace sur la laïcité est considérable. Si pour 89 % des personnes interrogées la laïcité est “une valeur importante”, 74 % des mêmes personnes disent qu’à leurs yeux “la laïcité est aujourd’hui en danger en France”. ». Comment des appréciations aussi différentes de la situation de la laïcité française sont-elles possibles ? « Tout est dans la loi de 1905 », nous dit Jean-Louis Bianco, le président de l’Observatoire de la laïcité (dans Donzé, 2016). Le problème serait dû à l’ignorance des citoyens : « Il y a une ignorance de la laïcité et donc un formidable besoin d’information, de formation et d’éducation qui est capital. » (Bianco, dans Leone, 2014), notamment en matière juridique : « Notre travail principal à l’Observatoire, c’est de faire des guides, en disant voilà le droit, voilà la jurisprudence […] » (Bianco, dans Europe1, 2016). De son côté le Conseil d’État est moins affirmatif quant à l’interprétation purement juridique de la laïcité : « À la fois concept juridique et philosophie politique, la laïcité est avant tout le résultat d’un long processus historique. » (Conseil d’État, 2004 : 246). Chargé d’un « Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration » en 2013, le conseiller d’État Thierry Tuot précisera ce point de vue : « Le devoir d’intelligence impose ensuite que nous cessions de faire des contresens historiques, en recyclant les valeurs des années 1900 pour traiter les problèmes des années 2000. La laïcité […] n’est pas une condamnation de la religion, ou une interdiction, elle est avant tout l’affirmation la plus nette de la liberté […]. » (Tuot, 2013 : 63). Nous serions passés d’une « laïcité que l’on a qualifiée de ’combat’ à une laïcité apaisée, même si, de façon récurrente, des soubresauts se manifestent. » (Conseil d’État, 2004 : 246). C’est au nom de cette laïcité apaisée que le Conseil d’État a autorisé, sous condition, l’installation de crèches de Noël dans les lieux publics (Conseil d’État, 9 novembre 2016, N°395122 et N° 395223) en vertu de l’article 28 de la loi de 1905 après qu’il a, en référé, suspendu les arrêtés anti-burkini [1] sur les plages publiques en écartant l’application de la loi de 1905 (Conseil d’État, 26 août 2016, N°402742 et N°402777 et Conseil d’État, 26 septembre 2016, N°403578). La définition de la laïcité s’en trouve un peu plus opacifiée. Le Conseil d’État se défend néanmoins d’une interprétation contraire à l’esprit et à la lettre de la loi de 1905 : « La portée du concept n’est pas non plus, cependant, susceptible de n’importe quelle interprétation. » (Conseil d’État, 2004 : 247). Le Conseil d’État dit suivre les grands principes de la loi de 1905 qui organisent les rapports entre les Églises et l’État en tenant compte de l’approche libérale voulue par le législateur.
A l’évidence les citoyens français et leurs institutions n’ont pas la même lecture du libéralisme de la loi de 1905 et probablement pas la même perception du retour du religieux dans l’espace public. Voici ce qu’en dit le philosophe et historien Marcel Gauchet : « La fracture est entre ceux qui voient qu’il y a un problème du vivre-ensemble, mais qui n’ont pas les outils intellectuels pour le penser, et ceux qui ont les moyens intellectuels et politiques mais qui s’appliquent à dire qu’il n’y a pas de problème, qu’il ne peut y en avoir. […] C’est ce qu’on appelle une impasse politique. » (2017 : 302). Nous proposons de sortir de cette impasse en revenant à l’esprit de la loi de 1905, c’est-à-dire aux objectifs poursuivis par le législateur, grâce à l’étude des discours et débats parlementaires qui ont conduit au vote de la loi. Cela permettra de faire la part de ce qui relève de la loi de 1905 ou non. Notre approche sera donc normative au sens juridique du terme. La laïcité correspond à une loi. Elle a une visée pratique. La loi de 1905 est consacrée dans sa totalité à l’ordre public comme l’annonce son premier article [2]. Nous considérerons que le texte est a priori conforme aux attentes des citoyens. La loi peut ne plus être adaptée à un moment donné mais, dans ce cas, les parlementaires lui substituent un autre texte en votant une nouvelle loi.
Notre approche sera très éloignée du courant initié par Jean Baubérot, sociologue de la laïcité, car, même s’il se réfère au texte et aux débats de 1905, il en a une lecture non juridique. Pour cette école de pensée, la laïcité est un idéal vers lequel il faut tendre [3] et l’application de la loi de 1905 nécessite des accommodements sans qu’il soit utile de légiférer (Baubérot, 2015). Or, pour nous, au contraire, la laïcité n’est ni un idéal ni une morale mais une loi et les accommodements avec une loi sont des entorses à la loi tant qu’ils n’ont pas été validés par le Parlement.
Nous tâcherons de voir si les interprétations inexactes de la loi de 1905 tiennent à son impossible adaptation à une société laïque moderne ou si Jean-Louis Debré [4], qui a préfacé a posteriori l’archive du rapport d’Aristide Briand du 4 mars 1905 présentant le projet de loi sur la séparation des Églises et de l’État, avait raison de dire : « Il serait fallacieux de croire - et de faire croire - qu’il faudrait réviser la loi du 9 décembre 1905 parce qu’il y a aujourd’hui davantage de musulmans en France qu’il y a un siècle. Dans une société plus diverse, la laïcité est garante de notre unité ; elle nous prémunit contre le poison du communautarisme, qui n’épargne pas certains de nos voisins. Depuis cent ans, la laïcité est une exception française, je souhaite qu’elle devienne un exemple français. ».
Nous n’aborderons pas les conséquences pour des partis politiques de l’abandon de ce qui a fait dans leur histoire leur colonne vertébrale comme la laïcité pour la gauche ou le refus de la séparation de l’Église catholique et de l’État pour la droite. En revanche, il est utile de relever que ces changements de doctrine brouillent la grille de lecture donnée habituellement par les partis politiques et ne contribuent pas à apaiser le climat de tension que produit le retour du religieux.
Ne pouvant ici embrasser l’ensemble de la loi de 1905, nous circonscrirons notre analyse à la thématique des signes religieux et des manifestations des cultes dans les lieux publics, laquelle inclut les principes de liberté et de neutralité. Notre immersion en tant qu’enseignante sur le terrain de l’université de Nice nous permet en effet d’observer depuis six ans à la fois le retour du religieux dans un établissement public à travers le voile islamique (la religion musulmane est la seule qui se donne de la visibilité ostentatoire sur notre lieu de travail) le discours qui l’accompagne et les réactions qu’il suscite.
La tension liée à cette évolution est devenue plus prégnante depuis l’attentat meurtrier du 14 juillet 2016 et l’apparition simultanée du burkini sur les plages niçoises. Plus que jamais s’est posée la question particulière des tenues islamiques à l’université et à la plage et avec elle la question plus générale du cadre de la loi de 1905 pour les manifestations et signes extérieurs des cultes dans les lieux publics.
Grâce à notre proximité avec les étudiants dans une formation où les enseignements se font principalement en travaux dirigés ou en travaux pratiques avec des effectifs maximums de vingt-huit étudiants (TD) et quatorze étudiants (TP) et où l’assiduité est obligatoire, nous pouvons recueillir de précieuses informations. Cette proximité, plus forte encore entre les étudiants, favorise le prosélytisme religieux en même temps que l’indignation de ceux qui ne veulent pas être soumis en permanence à la vue de signes religieux. A titre d’exemple, un groupe d’étudiants de deuxième année a fait passer, au mois de mars 2017, un questionnaire anonyme à des étudiants de première et deuxième année de leur département de DUT avec une question concernant les signes religieux : « Faut-il sanctionner le port de signes religieux ostentatoires à l’université ? ». Les deux cent seize sujets interrogés ont répondu oui à 60 %, non à 35 % et 5 % ne se sont pas prononcés. En utilisant un test du Chi2, la valeur de p (p-value), c’est-à-dire la probabilité pour que la différence entre les “oui” et les “non” soit due au hasard est de 0,0086981 soit environ 0,009. La différence est donc statistiquement significative et rejoint les constatations de Pascal Perrineau que nous avons citées plus haut. Nombreux sont les biais qui altèrent une étude de ce type en commençant par les croyances ou non-croyances des étudiants interrogés et le choix du terme sanction plutôt qu’interdiction. Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c’est la mise en lumière d’une tension conflictuelle peu compatible avec la sérénité intellectuelle attendue à l’université (Art. L123-9 du Code de l’éducation) et comparable à ce qui s’observe plus généralement dans la société. Pour répondre à M. Gauchet (op. cit.), nous ne nions pas le problème.
Nous avons soumis nos étudiants à un travail de recherche d’information sur la loi de 1905 afin de pouvoir ensuite clarifier les notions difficiles à appréhender et proposer des précisions conformes à l’esprit de la loi. La population étudiante est certes particulière, en raison de sa jeunesse, de son niveau d’études et de son milieu socioculturel, mais elle nous intéresse précisément en raison de sa jeunesse. Elle est selon nous la plus à même de mettre en évidence des difficultés d’interprétation de la loi de 1905. En effet, cette génération n’a pas connu l’influence que l’Église catholique a pu avoir sur la société française, y compris bien après la loi de séparation.
L’exercice qui allait nous servir de base de travail était présenté à nos cent vingt étudiants de deuxième année comme une formation à la recherche : il s’agissait d’aller chercher les informations à la source sur une question vive, conflictuelle et sujette aux idées reçues. Il fallait être en mesure de répondre, au terme de cette micro-recherche sur un terrain étroitement limité, à la question suivante : « La loi de 1905 n’oblige-t-elle que l’État à être neutre ? ».
Pour aller progressivement à la source de l’information, nous leur avons posé plusieurs questions censées les conduire pas à pas au but fixé : « Qu’en disent les médias les plus lus ou vus ? Quels propos rapportent-ils ? », « Qu’en dit le Conseil d’État dans sa jurisprudence récente du 9 novembre 2016 ? », « Que dit la loi de 1905 et quel est son esprit (cf. le rapport sur le projet de loi à la chambre des députés en 1905), en vous concentrant sur les explications des articles 27 et 28 de la loi de 1905 qui traitent justement de neutralité ? ». Les écueils majeurs à mi-parcours ont été la capacité à comprendre les arrêts du Conseil d’État et à trouver le texte original du rapport du 4 mars 1905 à la Chambre des députés. Pour leur permettre d’avancer, nous leur avons donné l’adresse du site Internet [5] où sont numérisés les travaux parlementaires concernant la loi de 1905. Dans les archives scannées de l’Assemblée nationale, le rapport de présentation de la loi par Aristide Briand n’existait que dans une version incomplète privée de l’explication des différents articles du projet de loi.
Alors qu’ils disposaient des informations utiles et étaient libres d’utiliser leurs documents où figurait la réponse, seuls 19,32 % des étudiants ont su répondre à la question initiale (« La loi de 1905 n’oblige-t-elle que l’État à être neutre ? »). Ils n’ont su ni choisir entre des informations contradictoires ni hiérarchiser les informations en fonction des sources. La difficulté à définir avec précision une « manifestation extérieure des cultes », « un emblème ou un signe religieux », « un emplacement public », « la neutralité », « la liberté », n’a pas été levée malgré la lecture des explications données par le rapporteur de la loi, A. Briand.
Pour tenter d’apporter une clarification textuelle et conceptuelle, nous nous sommes saisie des explications et des débats que les articles 27 et 28 ont générés.
Les articles 27 et 28 de la loi de 1905 actuelle étaient les articles 25 et 26 du projet de loi de 1905. L’article 26 n’a pas été modifié pendant les débats parlementaires, nous avons donc précisément le texte de loi applicable et l’esprit de ce texte de loi dans l’explication qui le suit : « Article 26 [nouvel article 28] - Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture privées ainsi que des musées ou expositions.
L’interdiction formulée par cet article s’inspire toujours des mêmes principes que les précédentes dispositions : réaliser la neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles. Elle est indispensable pour prévenir les troubles et les désordres qui peuvent être occasionnés par la présence d’emblèmes ou de signes religieux. […] » (Briand, 4 mars 1905 : 291-292).
Cet article nous renvoie aux dispositions précédentes en affirmant qu’il est basé sur les mêmes principes qui y sont résumés. Il apparaît que la neutralité ne vise pas que l’État mais au moins autant les Églises et que l’interdiction édictée est prise pour une raison d’ordre public. Que nous disent les articles précédents ? L’article 24 est aussi demeuré inchangé : « Article 24 [nouvel article 26] - Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte.
Les raisons qui ont motivé la rédaction de cet article se conçoivent et s’imposent sans difficulté. […] Si l’État demeure neutre à l’égard des Églises, celles-ci doivent observer une neutralité absolue à l’égard de l’État. L’article 24 n’interdit pas seulement aux associations cultuelles de tenir des réunions politiques, il interdit d’une façon rigoureuse toutes réunions publiques dans les locaux servant à l’exercice du culte. […] » (Briand, 4 mars 1905 : 290). Cet article précise que la neutralité des Églises doit être absolue et s’impose ici plus fortement aux Églises qu’à l’État [6].
Enfin l’article 25, devenu l’article 27 de l’actuelle loi de 1905, avait été pensé de la même manière. Il a cependant été amendé au cours des débats à la Chambre des députés. Le voici dans sa formulation initiale, proposée par Aristide Briand et sa commission : « Article 25 - Les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte ne peuvent avoir lieu sur la voie publique. […]
L’article 25 dont la sévérité n’est qu’apparente en présence du libéralisme de l’article 23, est la conséquence nécessaire et immédiate du principe fondamental du projet. Les Églises sont séparées de l’État ; leurs manifestations de toute nature, conformes à leur objet, sont libres ; elles n’ont plus aucun caractère officiel ni public ; leur patrimoine, leur fonctionnement sont du domaine privé. Elles peuvent tenir partout leurs réunions cultuelles sous la seule obligation d’une déclaration annuelle, elles peuvent construire des édifices aussi nombreux, aussi vastes qu’elles désirent, elles peuvent, pour les cérémonies en plein air, acquérir des jardins ou des espaces extrêmement étendus, mais elles n’ont pas le droit d’emprunter la voie publique pour les manifestations de leur culte et d’imposer ainsi aux indifférents, aux adeptes d’autres confessions religieuses le spectacle inévitable de leurs rites particuliers. L’article 25 apparaît ainsi comme la consécration du principe de liberté et de neutralité.
La séparation entre le monde religieux et le monde laïque, comme entre les divers groupements religieux, doit être absolue et décisive. » (Briand, 4 mars 1905 : 290-291). L’article 25 éclaire un peu plus les principes qui ont présidé à la rédaction du projet de loi de 1905. Les pratiques religieuses sont du domaine privé et la séparation entre les mondes laïque et religieux doit être absolue. Les divers groupements religieux doivent aussi être rigoureusement séparés. Après la présentation du projet de loi et les explications fournies par A. Briand, les débats à la Chambre des députés ont débuté, infléchissant parfois la rigueur du projet initial.
Grâce au député Jules Auffray, membre du groupe parlementaire des Républicains Nationalistes [7], qui essaie d’obtenir l’abrogation de l’article 26 (Art. 28 actuel), nous comprenons qu’en 1905 un signe religieux est fixe tandis qu’une manifestation extérieure des cultes est mobile : « Dans l’article 25, vous avez admis le droit de la manifestation ambulante, la manifestation qui, pour des esprits que je me permets de qualifier de mal faits, est la manifestation provocante parce qu’elle circule et qu’elle va forcément trouver jusque dans la rue où il a cru se mettre à l’abri, le libre penseur que peuvent troubler ces spectacles inévitables. Au contraire, dans l’article 26, il s’agit de signes et d’emblèmes immobiles, froids, inanimés, et dont il est difficile de dire qu’ils puissent vraiment provoquer ceux qui ne pensent pas comme les personnes qui les ont fait ériger, […]. » (Auffray, dans Chambre des députés, 45e séance, 28 juin 1905 : 18-19). Son avis n’a pas été retenu, les députés choisiront la position inverse mais nous savons désormais que la loi de 1905 distinguait effectivement les signes « inanimés » de la manifestation extérieure des cultes qui « circule ».
Les opposants à la loi de 1905 ont obtenu, contre l’avis initial d’A. Briand et de sa commission, que l’interdiction des manifestations extérieures des cultes ne soit pas absolue mais qu’elle soit réglée par les maires. Voici l’argument d’Henri Groussau, député de droite, catholique : « Ne craignez pas de supprimer la prohibition de l’article 25. Les municipalités qui auront à sauvegarder la tranquillité publique ne seront pas démunies de pouvoir. […] Le maire de Poitiers […] interdit non seulement les processions, mais également “la circulation et le stationnement dans les rues et sur les places publiques d’un ou plusieurs groupes d’individus qui donnent à leurs manifestations un caractère religieux, soit par leurs chants, soit par les emblèmes dont ils sont porteurs, soit par tout autre moyen”. (Exclamations et rires à droite.). […] Plusieurs ecclésiastiques et catholiques de Poitiers ont exercé un double recours, l’un pour abus, l’autre pour excès de pouvoirs, tous les deux devant le conseil d’État. Le premier a été rejeté le 23 juillet 1898 et le second le 15 mars 1901 ; il a été décidé que le maire de Poitiers avait agi dans les limites des attributions de police qui lui sont conférées par la loi. Qu’on prétende ensuite que la police municipale n’est pas suffisamment armée ! » (Groussau, dans Chambre des députés, 43e séance, 26 juin 1905 : 45-46). Cette citation un peu longue est d’autant plus utile qu’elle nous explique ce que sont ou peuvent être des manifestations extérieures des cultes, le pouvoir des maires et la position du Conseil d’État avant le vote de la loi de 1905. Les manifestations extérieures des cultes peuvent être des chants, le port d’emblèmes ou « tout autre moyen ». L’entière liberté laissée au maire par le Conseil d’État d’interdire ou non des manifestations extérieures des cultes avait convaincu les députés d’assouplir la première version de l’article 25 (Art. 27 actuel).
En 1905 la commission d’A. Briand entendait empêcher les atteintes à la liberté de conscience d’autrui. Il fallait éviter d’imposer au regard d’autrui les manifestations d’une religion qu’il pouvait ne pas partager. L’opposition à la Chambre des députés défendait au contraire une liberté de conscience qui se serait traduite par l’autorisation du prosélytisme et des manifestations extérieures des cultes. Voici comment le député H. Groussau critiquait la position d’A. Briand en 1905 : « […] comme l’a dit l’auteur que j’ai cité tout à l’heure : “Il n’y a point à tenir compte des susceptibilités des libres penseurs ou des religionnaires de confessions différentes, sous le prétexte que leurs regards peuvent se trouver offensés et leurs sentiments froissés. La liberté de conscience ne doit pas être conçue d’une façon négative, comme imposant aux différentes confessions religieuses l’obligation de se dissimuler, elle doit être conçue d’une façon positive, comme leur imposant l’obligation de se tolérer réciproquement, ce qui entraîne pour chacune d’elles la faculté de se développer et de se manifester.” » (dans Chambre des députés, 43e séance, 26 juin 1905 : 35-36). Les députés de droite étaient hostiles à la séparation du monde laïque et du monde religieux. Pour eux la liberté de conscience devait inclure la liberté de pratique religieuse publique. La relation de causalité décrite comme naturelle entre liberté de pensée et liberté de pratique n’a pas convaincu les députés.
Au motif des exceptions accordées pour l’article 25 (Art. 27 actuel), la droite et l’extrême droite ont tenté d’en obtenir autant pour l’article 26 (Art. 28 actuel) mais la commission a maintenu son projet de loi. Pas de nouveaux signes ou emblèmes religieux apposés dans les « emplacements publics » (Art. 28). Mais que sont les « emplacements publics » ? L’interrogation est d’autant plus vive actuellement que le Conseil d’État a fait une distinction entre la voie publique et les bâtiments publics dans ses arrêts du 9 novembre 2016 sur les crèches de Noël (op. cit.).
La question de la définition de ce que sont les emplacements publics ne s’est pas seulement posée à nos étudiants en 2017, elle a aussi nécessité une explication d’A. Briand en 1905 : « Par les termes “emplacements publics” nous visons les rues, les places publiques ou les édifices publics autres que les églises et les musées. Il n’est nullement question d’empêcher un particulier, si c’est son goût, de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, […]. (Applaudissements.) » (Briand, dans Chambre des députés, 44e séance, 27 juin 1905 : 44). Pas de distinction donc entre les rues et les bâtiments publics.
Au nom de la neutralité, les représentants de l’État, c’est-à-dire tous ceux qui sont chargés d’une mission de service public, doivent s’abstenir de manifester leurs opinions religieuses dans les emplacements publics. Cette obligation fait partie des interprétations de la loi de 1905 consacrées par la jurisprudence avant d’être intégrées dans un texte de loi : « […] Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. A ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses. […] » (Art. 25 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, modifié par la loi du 20 avril 2016). L’interdit concerne notamment les manifestations des « croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires » (Cour de cassation, 19 mars 2013, N°12-11690). La Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) suit la Cour de cassation française sur ce terrain : « Or, la Cour souligne qu’elle a déjà approuvé une mise en œuvre stricte des principes de laïcité […] et de neutralité lorsqu’il s’agit d’un principe fondateur de l’État, ce qui est le cas de la France (mutatis mutandis, Kurtulmuş et Dalhab précités). […]. Ainsi, si le port d’un signe religieux [8] par la requérante a constitué un manquement fautif à son devoir de neutralité […] » (CEDH, 26 février 2016, affaire Ebrahimian c. France, N° 64846/11).
Nous le voyons, le terme signe est ici employé aussi pour des tenues vestimentaires. Or en 1905 les signes étaient considérés comme fixes (Art. 28) à la différence des « manifestations extérieures des cultes » (Art. 27). Le régime d’interdiction étant différent pour les signes et les manifestations dans la loi de 1905, la confusion des termes rend la lecture de la jurisprudence moins aisée.
Quoi qu’il en soit, l’obligation de neutralité de l’État s’est affirmée. Les agents chargés d’une mission de service public ne peuvent en aucun cas manifester une opinion religieuse dans l’exercice de leurs fonctions. Le port de signes religieux visibles est strictement interdit. En revanche, nos institutions publiques ne parlent pas de neutralité des Églises.
Les explications d’A. Briand et les échanges à la Chambre des députés sont suffisamment clairs et concordants pour affirmer que la neutralité des Églises est une obligation plus forte que celle de l’État, la loi de 1905 ayant organisé une « Police des cultes » (Titre V) dont les articles 26 à 28 que nous évoquons ici font partie. L’État s’impose un devoir de neutralité envers les Églises mais ne laisse pas les Églises empiéter sur son domaine.
Pourtant l’Observatoire de la laïcité affirme, par la voix de son Président, que : « La neutralité, c’est celle de l’État et seulement de l’État à la lecture des textes actuels. » (Bianco, dans Leone, 2014). Et le Conseil d’État nous dit que : « Elle [la laïcité] implique nécessairement la reconnaissance du pluralisme religieux et la neutralité de l’État vis-à-vis des Églises. » (2004 : 245). Le terme reconnaissance a une connotation particulière car, dans la loi de 1905, l’article 2 nous dit qu’au contraire « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Alors de quelle manière la neutralité des Églises est-elle censée se manifester ?
La loi de 1905 a prévu le cas des manifestations extérieures ponctuelles (Art. 27) et celui des signes et emblèmes religieux apposés dans un emplacement public quelconque (Art. 28). Comment traiter la question des tenues religieuses ostentatoires ? Peut-on les considérer comme des manifestations extérieures des cultes ? Les propos du président de l’Observatoire de la laïcité résument le discours institutionnel actuel : « Au député Chabert exigeant qu’on interdise soutane et cornette dans les rues, Aristide Briand répondait que les tailleurs et les religieux seraient assez malins pour inventer d’autres signes de reconnaissances vestimentaires. Un siècle plus tard, l’intelligence de ces débats a été oubliée, et les bouts de tissus sont à nouveau brandis en des gesticulations ridicules et stériles. […] celui qui doit être laïc, neutre et n’afficher aucune croyance ou incroyance c’est l’État, le service public et ses agents. » (Bianco, dans Donzé, 2016). Dans l’extrait évoqué par J.-L. Bianco, la question des cornettes ou des voiles des religieuses n’avait pas été abordée. Il s’agissait de soutanes et plus généralement de costumes ecclésiastiques. Que disait A. Briand exactement ? « Votre commission, Messieurs, a pensé qu’en régime de séparation la question du costume ecclésiastique ne pouvait pas se poser. Ce costume n’existe plus pour nous avec son caractère officiel, c’est-à-dire en tant qu’uniforme protégé par l’article 259 du Code pénal. La soutane devient, dès le lendemain de la séparation, un vêtement comme un autre, accessible à tous les citoyens, prêtres ou non. C’est la seule solution qui nous ait paru conforme au principe même de la séparation, et c’est celle que je prie la Chambre de vouloir bien adopter. (Applaudissements.) » (Chambre des députés, 43e séance, 26 juin : 22). La loi de 1905 ne vaut que pour l’avenir ; or les tenues ecclésiastiques des prêtres existaient déjà avant 1905, plus encore, elles étaient protégées par l’État. Personne ne pouvait usurper le droit de porter une soutane sans s’exposer à des poursuites pénales. Dès la promulgation de la loi, la soutane perd sa protection et son caractère religieux pour l’État qui ne reconnaît désormais aucune religion. Elle devient un habit comme un autre que les non-croyants peuvent porter. La neutralisation des vêtements religieux empêche quiconque de se prévaloir du caractère religieux d’une tenue pour obtenir des avantages particuliers.
Si nous nous en tenons à la position d’A. Briand votée par les députés, nous devons admettre que les vêtements religieux dans les lieux publics n’ont pas de sens religieux. Sauf que la solution qui paraissait de bon sens à la commission d’A. Briand, n’est pas retenue actuellement : le vêtement religieux n’est pas devenu un vêtement comme un autre. Il se pourrait que les arguments du député Charles Chabert n’aient pas été « ridicules et stériles » (Bianco, op. cit.). Il avait saisi la difficile cohérence entre la banalisation des vêtements religieux et les articles 25 et 26 du projet de loi : « Mais alors je ferai remarquer qu’il y a, dans la loi soumise à nos délibérations, deux articles, les articles 25 et 26 qui interdisent l’un de porter, de promener en public, l’autre de placer dans les emplacements ou sur les monuments publics aucun signe ou emblème religieux. Vous voyez, Messieurs, le lien qui rattache le sens et la portée de ces deux articles au point que je signale. Le costume religieux n’est-il pas essentiellement un emblème ? Son port n’est-il pas au premier chef une manifestation confessionnelle ? De l’aveu même des catholiques, le costume est une prédication vivante, un acte permanent de prosélytisme. » (Chabert, dans Chambre des députés, 43e séance, 26 juin : 14-15). Il était persuadé qu’il serait impossible de transformer le costume religieux en vêtement ordinaire.
L’avenir lui a donné raison. Le caractère religieux du vêtement l’emporte sur toute autre considération. Ainsi les citoyens chargés d’une mission de service public ne peuvent-ils porter n’importe quelle tenue. Les vêtements religieux restent des vêtements religieux qui leur sont interdits en raison de l’obligation de neutralité de l’État.
C’est notamment au nom de la liberté de conscience que le Conseil d’État a suspendu les arrêtés anti-burkini en 2016 (Conseil d’État, 26 août 2016, N°402742 et N°402777 et Conseil d’État, 26 septembre 2016, N°403578), reconnaissant ainsi le caractère religieux du burkini. Si les tenues religieuses restent considérées comme telles, alors elles tombent sous le coup de l’article 27 de la loi de 1905 et doivent recevoir pour leurs déplacements ou leurs stationnements un accord du maire. Toute la question est celle de la position du Conseil d’État car, en 2016, il a refusé aux maires la possibilité de promulguer des arrêtés anti-burkini et convoqué par trois fois la notion de liberté pour fonder sa décision, liberté d’aller et venir, liberté de conscience et liberté individuelle. Cette position conduit à une impasse intellectuelle car si les tenues religieuses sont reconnues comme telles, alors les maires ont le droit de vouloir les interdire et le Conseil d’État ne peut sanctionner les maires au motif que les tenues sont religieuses et donc hors du champ d’action légal des maires.
Si les vêtements gardent leur caractère religieux pour les représentants de l’État, ils le perdent encore moins pour des représentants des Églises, professionnels ou non, c’est important de le préciser. Le culte catholique ayant imprimé sa marque tout au long de l’histoire de France, nous amorçons automatiquement en mémoire le modèle organisationnel de l’Église catholique où les vêtements religieux ne sont portés que par des professionnels. Or, dans d’autres religions, ce sont les fidèles qui les portent, ce qui permet une visibilité et un développement du culte plus importants.
L’article 26 de la loi de 1905 (Art. 24 du projet de loi) impose une interdiction absolue de tenir des réunions politiques dans les lieux de cultes et nous avons vu plus haut, dans l’explication donnée par A. Briand de cet article, que toute réunion publique autre que cultuelle y est interdite. Les Églises qui mêlent religion et politique sont par conséquents incompatibles avec la loi de 1905. Le retour d’un fondamentalisme religieux qui voudrait imposer une loi divine à ses adeptes, même consentants, en dehors du seul domaine spirituel ne pourrait prospérer, sauf bien sûr à ne pas appliquer le texte de la loi de 1905.
A. Briand avait rappelé au cours des débats qu’une Église catholique conforme à l’esprit de la séparation avait existé : « […] cette Église qui voulait évoluer, libre, dans le seul domaine spirituel, […]. Messieurs, cette Église-là aurait un intérêt, un grand intérêt moral, à la séparation ; mais elle n’existe plus, elle est morte. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.) […] » (Briand, dans Chambre des députés, 8e séance du 6 avril 1905 : 24). A. Briand n’était donc pas hostile par principe aux Églises mais farouchement opposé à celles qui tentaient d’imposer leurs lois et de réduire la liberté des citoyens.
Dans la citation qui suit, nous avons souligné les termes employés par A. Briand à propos du caractère liberticide de l’Église. Il ne s’agissait donc pas d’octroyer plus de liberté aux Églises mais moins : « […] la troisième République en est réduite à étayer l’édifice politique de la Révolution sapé, durant près d’un siècle, par ses pires ennemis [le clergé séculier et le clergé régulier]. Le labeur est immense, car les crimes commis contre la liberté sont innombrables ; mais nous atteignons le moment où nous verrons la chaîne se renouer. Déjà, par la libération de l’Université, par la loi sur les congrégations, un vaste terrain est reconquis. Nous voici au jour où la séparation de l’Église et de l’État mettra fin à ce mariage insensé, contre nature, de deux parties qui ne parlent pas le même langage et qui sont d’espèces différentes. » (Briand, 4 mars 1905 : 81-82).
Voici ce qu’un député de droite dira de la façon qu’avaient A. Briand et sa commission d’envisager la liberté des Églises : « Encore moins libéral, M. le rapporteur [Aristide Briand] parle cependant de liberté. Il n’a pas craint d’affirmer que l’article 25, qui établit la prohibition des processions et manifestations extérieures du culte, et dont il reconnaît seulement la “sévérité apparente”, apparaît comme la “consécration du principe de liberté”. Tant il est vrai de dire que quand on viole la liberté, on sent encore le désir et le besoin de se couvrir du manteau de la liberté. (Applaudissement à droite.) Le libéralisme de M. le rapporteur, dans la circonstance, est-il cosaque, est-il ottoman ? Je ne sais, mais je dis qu’il est indigne de la France. (Nouveaux applaudissements à droite.) » (Groussau, dans Chambre des députés, 43e séance, 26 juin 1905 : 29).
La liberté des Églises dont il est question dans la loi de 1905 ne concerne que le mode d’organisation et le fonctionnement interne des Églises. Elles peuvent, si elles sont catholiques par exemple, reconnaître l’autorité du pape et lui confier la nomination de leurs évêques. Étant donné la position du pape de l’époque sur la loi de séparation, cette liberté accordée à l’Église catholique n’allait pas de soi. La lettre encyclique Vehementer nos du 11 février 1906 du pape Pie X disait en effet que : « […] nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l’Église et de l’État comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu’elle renie officiellement, en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte. » (Pie X, dans Le Saint Siège, 2017). En ce sens, A. Briand était libéral car il invitait les députés à aller jusqu’au bout de la logique de séparation en prenant aussi le risque de cette liberté, c’est-à-dire cette ouverture à des influences extérieures peu enclines à accepter la séparation des Églises et de l’État. La police des cultes organisée par la loi de 1905 devait toutefois pallier d’éventuelles difficultés.
Libres de leurs alliances cultuelles, tant qu’elles n’enfreignent pas les lois de la République, les Églises peuvent opter pour une organisation pyramidale ou horizontale. Elles peuvent employer des hommes, des femmes, des professionnels ou pas. Elles sont libres de choisir d’être représentées par leurs fidèles dans leur ensemble ou une petite partie d’entre eux, peu importe à l’État. Les représentants des Églises, quel que soit leur statut sont soumis à une obligation de neutralité. En conséquence, leur liberté de manifester leur culte en dehors des lieux de culte est conditionnée par l’article 27 de la loi de 1905.
Au terme de cette étude, il apparaît que la neutralité des Églises est une exigence primordiale de la loi de 1905 qui peine à trouver sa traduction dans les travaux du Conseil d’État et de l’Observatoire de la laïcité. Il devient aussi plus clair que la liberté voulue par Aristide Briand et sa commission n’est pas assimilable à la notion actuelle de libéralisme. Il fallait libérer l’État tant les « crimes commis [par l’Église] contre la liberté [étaient] innombrables » (Briand, op. cit.). Les textes sur ce point sont précis. En revanche, nous avons décelé deux failles dans la loi, au regard de ce que souhaitaient les députés. D’abord, Aristide Briand et sa commission ont manqué de clairvoyance quant à la possibilité de faire disparaître les vêtements religieux des emplacements publics en les “neutralisant”. Ensuite, les députés ont pris un risque en modifiant l’article 25 (Art. 27 actuel), sur la base de la jurisprudence du Conseil d’ État, pour laisser le pouvoir aux maires d’autoriser ou d’interdire les manifestations extérieures des cultes. En effet, les vêtements religieux, restés religieux, se sont multipliés dans tous les lieux publics, et la jurisprudence du Conseil d’État s’est inversée, privant à la fois les maires de leur pouvoir et l’article 27 de son efficacité. L’écart entre l’esprit de la loi et son application est devenu majeur.
Pour le minorer, au moins deux pistes sont envisageables. La première consiste à préconiser l’application sans faille de la neutralisation des tenues religieuses dans les lieux publics, et la deuxième, à proposer une alternative, sans renoncer pour autant à l’esprit de la loi de 1905. La première a l’avantage de la simplicité et de la conformité exacte avec la loi de 1905 : le vêtement religieux « […] devient, dès le lendemain de la séparation, un vêtement comme un autre, […] » (Briand, dans Chambre des députés, 43e séance, 26 juin, op. cit.). Prenons un exemple : les enseignants chargés d’une mission de service public, ne reconnaissant aucun culte, pourraient exiger de leurs élèves ou étudiants qu’ils retirent leur couvre-chef, religieux ou non, par simple politesse. Toutefois, le retour à la non-reconnaissance du caractère religieux d’un vêtement cultuel, malgré le vote les députés en 1905, est hautement improbable. En effet, la loi et la jurisprudence nationales, la jurisprudence européenne, reconnaissent depuis longtemps le caractère religieux des vêtements cultuels dans les lieux publics, quel que soit le statut de celui qui les porte. Nous n’avons abordé que la loi de 1983 « portant droits et obligations des fonctionnaires. », modifiée en 2016, dans le cadre de cet article. Mais le titre de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » en est une autre illustration. Nous privilégierons donc la deuxième piste.
Dès lors que les tenues religieuses dans les lieux publics sont considérées comme manifestant effectivement une appartenance religieuse, il nous semble nécessaire de revenir à la distinction opérée par la loi de 1905 entre les signes religieux et les manifestations extérieures des cultes. Comme nous l’avons vu, l’article 28 interdit formellement la pose de signes ou emblèmes religieux « […] en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. » (Art. 26 ancien, op. cit.). Le caractère fixe n’implique pas que le signe soit définitivement posé, il peut être fixé pour une durée limitée comme celle d’une exposition. Quant à l’article 27, il autorise les manifestations extérieures des cultes sur la voie et les places publiques, sous condition de l’aval des maires.
Dans la loi de 1905, les signes sont fixes et les manifestations mobiles. Or, les tenues vestimentaires cultuelles qui posent problème sont à la fois fixes et mobiles. Dès qu’il n’y a plus de mobilité, de circulation comme sur la voie publique, le signe se fixe et s’impose fortement à la conscience d’autrui qui ne peut y échapper, ce qui est incompatible avec la loi de 1905. C’est le cas dans les lieux publics où les gens s’installent, comme les petites plages ou les zones de baignade surveillée, les chambres des hôpitaux, les lieux d’enseignement et de formation, …, qui ne permettent pas de mettre les signes à distance. La solution la plus conforme à la loi de 1905 est donc d’interdire, en vertu de l’article 28, les tenues religieuses dans les lieux publics où elles se fixent et de les autoriser, en vertu de l’article 27, sous condition d’aval des maires, là où elles circulent.
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[1] Le burkini est une tenue de bain créée pour les musulmanes pratiquantes (Le Parisien, 2016), elle couvre tout le corps et ne laisse apparents que l’ovale du visage, les mains et les pieds.
[2] Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
[3] « La laïcité est en quelque sorte un idéal vers lequel on doit tendre. » (Baubérot, dans Delaporte, 2014)
[4] En tant que Président de l’Assemblée nationale.
[5] Les classiques des Sciences sociales, Site de l’Université du Québec à Chicoutimi, [En ligne]. http://classiques.uqac.ca/ (consulté le 12 juillet 2017). Les débats ont été numérisés par Claude Octharenko.
[6] Nous le voyons ici, les explications des deux articles toujours d’actualité dans la loi de 1905 donnaient la réponse à la question posée aux étudiants (« La loi de 1905 n’oblige-t-elle que l’État à être neutre ? ») : « neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles » (art. 28) et « Si l’État demeure neutre à l’égard des Églises, celles-ci doivent observer une neutralité absolue à l’égard de l’État » (art. 26).
[7] Droite et extrême droite antidreyfusarde.
[8] Dans les trois affaires, il s’agit du voile islamique.
Le Cornec Ubertini Anne-Hélène, « Finalement la laïcité est aussi une question de “mobilité” », dans revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Finalement-la-laicite-est-aussi (Consulté le 9 décembre 2024).