« Qui suis-je ? » cette question récurrente posée dans la plupart des textes de l’écrivain et scénariste américain, Paul Auster, est celle qui donne à penser l’identité de tout individu. Cette identité plurielle, parfois si difficile à saisir, n’est pourtant pas étrangère à toutes les empreintes qui marquent chaque parcours existentiel. Empreintes certes génétiques et généalogiques, mais aussi culturelles, familiales et sociales qu’il appartient à l’individu non seulement de découvrir et d’interpréter, mais de comprendre afin de donner sens à son histoire. Dans cette approche est mise en question la part de liberté qui échoit au sujet, et qui le rend en partie du moins l’acteur de sa propre identité. Un acteur en dette de tous les héritages reçus, mais qui peut en transmettant à son tour découvrir qui il est. C’est cette philosophie de l’identité inscrite dans les écrits austériens que cet article se propose de questionner.
Mots-clés : identité, histoire, héritage, hasard, récit.
The question of the identity occupies a central place in the work of the American contemporary writer and script-writer Paul Auster. If beyond fantasies, invention and interpretation, this question broods on its own fragility, it is also capable at any time to crumble, to fall apart and finally being a ghost or an empty shell. However, in what it gives to think, it is a genuine philosophy based on a certain number of mainstay which is developed. And it is precisely this philosophy this review is proposing to analyse. It aims at showing how it makes sense in a framework from which ’anything in a sense is connected to all the others’.
Keywords : identity, history, legacy, chance, story
Dans l’œuvre de Paul Auster l’identité occupe une place centrale. La mise en questionnement essentielle et récurrente qui est ciblée dans ses écrits peut se résumer à cette interrogation : de quoi sommes-nous fabriqués [1] ? La réponse, loin d’être univoque, renvoie à une identité construite, reconstruite ou déconstruite, qui, au travers de l’enquête ou de la simple quête, porte en elle l’impossible transparence du sujet à lui-même. Si la recherche d’une possible identité rumine par-delà fantasmes, invention et interprétation sa propre fragilité, qu’à tout moment elle est capable de s’effriter, de se décomposer et de n’être que fantôme ou coquille vide, néanmoins dans ce qu’elle donne à penser, elle échafaude à partir d’un certain nombre de piliers une réelle philosophie. C’est précisément cette philosophie de l’identité que cet article se propose d’analyser en montrant comment celle-ci prend sens dans un tissage à partir duquel « toute chose est en un sens, reliée à toutes les autres » [2]. De la question du nom à celle de l’héritage, de l’importance du père au problème posé par le don, de l’apport culturel à la rencontre de l’autre, du rôle de la contingence à l’heureux accident, c’est la difficulté de se connaître et de connaître l’autre qui est abordée.
L’identité comme le rappelle Paul Auster prend sens avant tout dans la capacité qu’à l’homme de penser. Il écrit : « Nous ne sommes pas des chiens après tout , nous ne sommes pas mus seulement par l’instinct et l’habitude ; nous avons la capacité de penser (…) nous savons que nous sommes car nous pouvons réfléchir à ce que nous sommes » [3]. Si tous les hommes ont la conscience pour essence, alors de ce point de vue chaque individu est semblable à tout autre. En ce sens comme l’a défini Descartes dans les Méditations Métaphysiques, la question « que suis-je » ne peut recevoir qu’une unique réponse : « une chose qui pense. (…) C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » [4]. Dans cette perspective, il apparaît clairement que « notre sentiment du moi est formé par la pulsion de la conscience au fond de nous » [5].
Dans une approche plus anthropologique, il ne semble pas vain pour Paul Auster de noter la spécificité de la nature de l’homme. Car ne pas reconnaître « l’homme qu’on a devant soi comme un être humain » c’est accepter que la conscience n’oppose « guère de freins aux comportements qu’on adoptera à son égard » [6]. Or faut-il le rappeler, à certaines périodes de l’histoire, des hommes ont estimé que la pensée faisait défaut à certains êtres et à partir de ce constat rien n’a empêché de les considérer comme « des bêtes sauvages, des démons à visage humains » [7]. Afin donc d’éviter que toute politique, idéologie ou comportement ne porte atteinte à l’humanité, Paul Auster ne cesse de répéter que la pensée est au fondement même de l’identité de tout individu, qu’elle est le dénominateur commun qui engage un premier niveau de reconnaissance.
Et pourtant, l’identité de l’être ne peut se limiter à son essence, à son humanité, car ce serait alors nier la singularité de tel individu différent de tel autre. En somme, dans sa dimension essentielle, la considération métaphysique du « que suis-je » risque de n’être qu’une simple fiction. Le philosophe David Hume le note : « l’identité que nous attribuons à l’esprit de l’homme n’est qu’une identité fictive » [8]. Fictive, car elle ne tient pas compte du fait « que nous changeons constamment, qu’une sorte de continuum, de flux d’émotions et de pensées nous anime » [9], « qu’une personnalité (…) est constituée d’une infinité de gammes, de couleurs au spectre très large » [10] qui touche à la dimension non pas essentielle de l’homme mais existentielle.
Dans les textes de Paul Auster, cette dimension existentielle de l’identité s’inscrit dans un contexte et dans une culture situés entre la deuxième moitié du XXe siècle et les premières décennies du XXIe siècle. A l’encontre d’autres époques dans lesquelles les hommes et les femmes étaient identifiés en fonction de leur rôle et de leur statut, les personnages austériens ne sont en rien les produits d’une société holiste. Ils appartiennent à la société individualiste et sont de ce fait en prise avec leur liberté. Ils évoluent en fonction de leur parcours dans des pays, des villes, des quartiers. Les Etats Unis, New-York et le plus souvent Brooklyn en sont les lieux les plus représentatifs. Lieux de diversité sociale, culturelle, religieuse, ethnique, mais aussi lieu d’entente, d’échange, de solidarité, d’amitié, tout comme lieux de discorde, de violence latente ou non, de « choses qui crèvent le cœur, de choses insupportables, (…) de (…) haine » [11], comme l’illustre d’ailleurs Brooklyn boogies [12]. C’est dans cet environnement que des êtres se découvrent, se rencontrent, s’opposent, s’ignorent et s’affirment en tant qu’individus uniques.
« Je suis Peter Stillman. Je le dis de mon plein gré. Oui ce n’est pas mon véritable nom. Oui. Ce n’est pas mon véritable nom. Non.(…) et peut-être ne suis-je personne (…) mon vrai nom c’est M. Triste, (…) pour l’heure je suis encore Peter Stillman. » [13]
Si le nom et le prénom permettent de différencier chaque individu, ces éléments sont-ils pour autant le signe essentiel de leur identité ? Selon Erving Goffman « le nom est un procédé assez commun, mais assez peu sûr pour fixer l’identité » [14]. D’ailleurs, dans les romans austériens les personnages usent d’une certaine liberté en s’inventant des identités de substitution. « Rachid ? Rachid ! C’est comme ça qu’il vous a dit qu’il s’appelait ? » [15] Thomas se présente à Paul Benjamin comme étant Rachid, et à Cyrus comme étant Paul Benjamin. Dans Brooklyn Follies, Harry Brightman est en réalité Harry Dunkel. Dans le Léviathan, Sachs à la fin du roman « n’est jamais deux fois le même individu » [16]. Dans La cité de verre, Quinn prend l’identité d’un détective du nom de Paul Auster et signe ses romans du nom de William Wilson tout en racontant les enquêtes de Max Work. « Ce n’est pas exactement que Quinn aurait voulu être Work, ou même lui ressembler, mais il se sentait rassuré de faire comme s’il était Work lorsqu’il écrivait des livres, de savoir qu’il avait la capacité d’être Work s’il le décidait, ne serait-ce que dans sa tête. » [17] Si en effet « le pseudonyme est simplement une différenciation, un dédoublement du nom qui ne change rien à l’identité » [18], ne peut-on pas dire pourtant qu’il révèle le désir chez un individu d’être le créateur de son identité nominale, de s’auto-créer en quelque sorte et d’une certaine manière de mettre à distance le nom du père. Paul Auster n’a-t-il pas lui-même publié son premier roman policier, Fausse balle, sous le pseudonyme de Paul Benjamin ?
D’autre part, le fait de changer de nom ne traduirait-il pas aussi le souhait insensé de se quitter, de se libérer de la fatigue d’être soi-même ? Et pourtant, si dans « un monde de pseudonyme, le nom vrai se gangrène des incertitudes de l’identité » [19], toutefois lorsque l’individu devient autre, ne risque-t-il pas de perdre son unicité au point de ne plus être à même de redevenir ce qu’il était jusqu’alors ? L’expérience de Quinn dans La cité de verre en est l’illustration : « Il avait suffi de quelques mois à peine pour qu’il se transforme en quelqu’un d’autre. Il voulut se souvenir de lui-même tel qu’il avait été mais cela lui fut difficile. Il regarda ce nouveau Quinn et haussa les épaules (…). Il avait été quelque chose auparavant et maintenant il était autre chose » [20]. Changer d’identité nominale ne serait-ce donc pas être en crise avec sa propre identité ? Car si « jouer à être un autre est assez (…) perturbant » [21], n’est-ce pas parce que l’identité des registres n’est pas une petite chose insignifiante avec laquelle on peut jouer sans conséquence ? Dans Smoke, Paul Auster le souligne à propos de Rachid (Thomas) qui a peur de révéler son identité. « Tu débloques petit (…) Dis à ce type qui tu es. » [22] « Dis-lui ton vrai nom celui qui est sur ton extrait de naissance. » [23]
Sans compter que le nom renvoie à toute une généalogie dans laquelle d’autres identités sont comme « au commencement » [24], comme si l’identité portait en elle l’empreinte de l’autre, des autres, d’une histoire qui a fait mémoire et qu’il revient à l’individu de découvrir. Par exemple si Paul Auster se demande si Daniel Auster (1893-1962) juriste israélien et maire de Jérusalem [25] était son parent, ce n’est pas anodin du point de vue de sa propre identité. Ne serait-ce pas dire alors que dans toute identité d’autres identités s’inscrivent en filigrane, et que l’identité porte en elle-même une part d’héritage ?
La question de l’héritage est posée dans de nombreux romans de Paul Auster. Si elle touche au problème de l’identité du sujet c’est parce qu’indirectement elle renvoie à cette autre interrogation : de qui suis-je le fils ? Elle s’inscrit dans plusieurs types de filiations qui tous empiètent les uns sur les autres : filiation biologique, familiale, religieuse, historique et culturelle. En ce sens, l’héritage n’est jamais qu’un simple legs. Il est d’abord un appel à la mémoire qui fait signe à tout individu nouveau venu qui devient alors porteur d’un capital qu’il ne peut pas ne pas reconnaître en partie du moins comme étant sien. Et si comme le disait René Char, « l’héritage n’est précédé d’aucun testament », l’individu peut alors le préserver, le transmettre, l’enrichir, ou tout au contraire le supporter ou le dilapider.
De tous les héritages, l’héritage biologique est le plus souvent subi, il est un héritage face auquel l’individu n’a que peu de prise et donc de liberté. Paul Auster le traduit dans le roman Dans le noir : « (…) comme son père était mort sans le sou, Gil n’avait hérité de lui qu’une hypertension et une faiblesse cardiaque chroniques, lesquelles furent diagnostiquées pour la première fois quand il avait dix-huit ans et se manifestèrent alors qu’il venait d’en avoir trente-quatre, sous forme d’un infarctus, suivi d’un autre deux ans plus tard. Gil était un homme grand et vigoureux, mais il a passé sa vie entière une condamnation à mort lui circulant dans ses veines » [26].
Par contre un tout autre rapport à l’héritage est souligné quand il fait référence à la culture et à l’histoire. Du point de vue littéraire par exemple, Paul Auster déclare avoir été nourri par une multitude d’auteurs américains et européens, tels Poe, Melville, Beckett, Kafka, Oppen, Celan, Hölderlin, Mallarmé, Raleigh, Montaigne, Cervantès et les frères Grimm. Dans la deuxième partie de L’invention de la solitude, il admet que si le livre fait référence à un grand nombre d’auteurs ce n’est que pour rendre hommage « à tous ces autres au-dedans de(…) [lui, afin] qu’ils parlent tous à travers(…) [lui] » [27]. Il confie même que « ce sont les contes de fées qui ont exercé [sur son écriture] la plus grande influence » [28]. Cette nourriture intellectuelle a donc contribué à façonner sa manière de penser. C’est en cela que l’on peut dire que l’héritage « intègre les individus dans la complexité sociale et conditionne le développement de leur complexité individuelle » [29], dans la mesure où, c’est à partir de ce qu’ils auront puisé dans le patrimoine culturel que les individus sauront se forger leur propre vision du monde. D’une autre manière, c’est convenir que l’être est « instruit par les œuvres de la culture qu’il s’est appliquée à lui-même » [30].
Du point de vue de l’Histoire, l’héritage est celui auquel l’individu n’a pas participé mais dont il se doit de porter la charge. Il renvoie pour Auster à des périodes, des noms, des symboles dont les plus récurrents sont la ségrégation raciale, la persécution des Indiens, la Shoa, l’histoire de l’Amérique, la statue de la Liberté… Il note à ce propos dans son récit Le voyage d’Anna Blume, que la scène cruciale dans laquelle Anna est attirée dans un abattoir humain, est fondée sur un texte qu’il a lu à propos du siège de Leningrad lors de la Deuxième Guerre mondiale [31]. Dans cette approche, c’est l’héritage historique qui alimente la fiction. « Je m’aperçois, dit Paul Auster, (…) que je m’approprie les scènes et les situations d’un livre pour les greffer sur ma propre expérience » [32].
Somme toute, c’est le regard porté sur certains événements, qui ne sont pas totalement étrangers à l’histoire du sujet, qui donne sens à son identité.
Outre la dimension historique et culturelle, l’héritage matériel occupe une place importante pour Auster. Par exemple dans Invisible et dans La musique du hasard, Born et Nashe héritent de leur père, dans Brooklyn Follies, Tom hérite du capital de son ami Harry, dans Moon Palace, Marco hérite des livres de son oncle ainsi que de tous les biens d’Effing. Les personnages sont appelés à donner un sens à cet héritage matériel et à réfléchir à son utilisation [33]. Le dilapider, le faire fructifier, s’en servir pour payer des dettes, ou plus simplement l’employer pour se réaliser et éventuellement le transmettre de nouveau.
Si l’héritage matériel s’invite dans la fiction pour être inlassablement repensé, reconsidéré, réinterprété, c’est aussi parce qu’il a joué un rôle majeur dans l’existence de l’écrivain. On sait que Paul Auster a reçu à la mort de son père une somme d’argent qui lui a « donné une impression de sécurité » [34] et « a suffi à changer (…) [sa] vie du tout au tout » [35]. « La mort de (…) [son] père (…) [lui] a sauvé la vie. » [36] Il apparaît en cela que Paul Auster n’aurait peut-être jamais eu la notoriété qui est la sienne sans cette manne arrivée à point nommé, sans ce don qui, en rapprochant l’écrivain de son père, a eu « valeur de lien » [37] et a modifié son identité [38]. Plus précisément, si on considère que « ne jamais donner, recevoir seulement, ne pas rentrer dans des rapports de don, c’est certes profiter mais ce n’est pas croître » [39], en ce sens, la condition de possibilité pour que le don joue un rôle dans la formation de l’identité du sujet, c’est qu’il en appelle à un contre-don. Ce n’est alors que par la transmission de ce que l’on a reçu, par cet acquittement, que l’on pourra prendre conscience de ce que l’on est. On retrouve cette dimension chez l’écrivain dans le rapport qu’il entretient avec son fils et qui le renvoie tant à son père qu’à sa propre culture. En fin de compte, seul l’héritage qui n’est pas dilapidé permet au sujet de donner du sens à son histoire. Pour le dire autrement, ce n’est donc qu’« en donnant (…) qu’on assimile principalement tout ce que l’on reçoit et qu’on réalise (…) ce que l’on est » [40].
Dans cette approche, Auster donne à penser que l’identité se forge par héritage et s’affirme à partir de la réalisation de l’individu capable à son tour de transmettre. Toutefois, précisons que l’héritage culturel, historique, et matériel n’est pas sans lien avec la question du père.
Un premier constat s’impose. Dans les écrits austériens la place réservée aux femmes est généralement celle des seconds rôles. La grande majorité des personnages principaux sont des hommes, et les histoires se tissent essentiellement à partir de leurs échanges. Les femmes apparaissent, disparaissent, elles ont certes une fonction dans les intrigues, mais celle-ci est bien souvent limitée quand elle n’est pas cantonnée à celle de simple compagne. D’ailleurs, du point de vue de la filiation, il est rarement question de la mère. Quand ce n’est pas au grand père ou à l’oncle dont il est fait référence, c’est au père. De manière récurrente, le père occupe une place essentielle au point même de devenir « le moyen –la bouteille au père– de rétablir la communication rompue » [41]. Père généalogique, père spirituel, père biologique, père fantôme ou père absent, le père n’est jamais seulement le simple parent. Il est cause et conséquence directes ou indirectes de toute stabilité ou instabilité du fils. Présence ou absence ineffaçable, il est ce lien fort, fragile, ténu, invisible, inexistant, qui participe à la construction de l’identité.
Dans La musique du hasard Paul Auster écrit : « – Si ce type est vraiment mon père, pourquoi il revient pas me voir ? Il pourrait au moins m’écrire. Au lieu de râler je commence à inventer des histoires pour expliquer pourquoi il se manifeste pas. (…) – Fallait bien que tu inventes quelque chose. Le vide est inconcevable. L’esprit s’y refuse » [42]. Le manque du père rend problématique la présence et l’existence du fils. Dans Moon Palace Marco le traduit : « je n’ai pas de père. En ce qui me concerne, ce fils de pute est mort » [43]. Ce que l’on retrouve de manière identique dans la bouche de Rachid (Thomas) dans Smoke « je n’ai pas de père, pour moi cet espèce de connard est mort depuis longtemps ».
Dans le documentaire réalisé par Guy Seligmann et Gérard de Cortanze, Paul Auster confie que ses relations avec son père ont été « assez troublantes » et qu’ « il les revisite souvent dans ses écrits » [44]. Relation « troublante », le terme est riche de sens car il caractérise ce qui pose problème, ce que l’on ne parvient pas à saisir, à expliquer, ce qui agite, perturbe, déconcerte, bouleverse. Paul Auster le reconnaît : « si je veux comprendre quelque chose, je dois percer cette image d’obscurité, pénétrer les ténèbres absolues de la terre » [45]. Car ne pas comprendre son père c’est prendre le risque de ne pas se comprendre soi-même, d’où la nécessité « d’aller à sa recherche » [46]. Même si cet homme lui apparaît insaisissable [47], indiscernable, « un bloc d’espace impénétrable » [48], « dépourvu de sentiments et attendant (…) peu des autres » [49], qu’il est celui dont « on ne peut dire quoi que ce soit » [50], malgré tout il n’en reste pas moins son père, celui qui est à l’origine d’une profonde blessure [51]. Blessure nourrie de non-dit et d’absence de communication, comme si père et fils étaient séparés par un mur [52]. Par l’écriture Paul Auster essaie toutefois de déchiffrer ce qui a pu se tramer dans cette relation père-fils au point de les rendre parfois étranger l’un à l’autre. « J’existais à ses yeux en fonction de ce que j’étais, non de ce que je faisais et cela signifiait que jamais la perception qu’il avait de moi ne changeait » [53]. Figer l’être, le chosifier comme dirait Sartre, c’est nier sa singularité, c’est nier son évolution, et d’une certaine manière c’est le destituer de son histoire. « A. avait souvent éprouvé devant le comportement étrange et renfermé de son père, le sentiment d’être superflu dans la vie, incapable de rien accomplir qui puisse l’impressionner. » Etre accepté tel que l’on est [54], se sentir nécessaire [55] n’est-ce pas là ce que Paul Auster attendait de son père ?
Qui du père ou du fils est à l’origine de l’autre ? En principe le père donne une identité à l’enfant en l’inscrivant dans une filiation et en le reconnaissant comme individu unique et irremplaçable. Or dans certains passages des romans austériens, on assiste à un renversement dans ce processus d’identification. C’est le fils qui reconnaît son père. Comme si d’une part, le fils donnait naissance à son père et comme si d’autre part, le fils pouvait être en quelque sorte le père de son père. Dans Smoke, par exemple, Rachid, à peine âgé de 17 ans se déclare être le père de Paul Benjamin, ce dernier l’explique : « C’est vrai. La plupart des gens croient que je suis son père. Il est logique de le supposer puisque je suis plus âgé que lui (…). Mais en réalité c’est le contraire. Il est mon père et je suis son fils » [56]. Si on considère que Rachid a épargné la vie de Paul, lui évitant d’être renversé par un camion, n’est-ce pas par cet acte qu’il lui a donné si ce n’est la vie, une seconde naissance ?
On retrouve dans un autre passage de Smoke une situation similaire. « Il y a vingt-cinq ans environ, un jeune homme est allé skier dans les Alpes. Il y a eu une avalanche, la neige l’a englouti et on n’a jamais retrouvé son corps. (…) Son fils n’était qu’un petit garçon à l’époque, mais les années ont passé, et en grandissant il s’est mis au ski, lui aussi. Un beau jour l’hiver dernier, il s’en va faire une course en solitaire dans la montagne. A mi-chemin de la descente, il s’arrête pour déjeuner à côté d’un gros rocher. Pendant qu’il déballe son sandwich au fromage, il baisse les yeux et aperçoit un corps pris dans la glace, juste là, à ses pieds. Il se penche pour le voir de plus près et tout à coup, il a l’impression de regarder dans un miroir, de s’y regarder lui-même. C’est bien lui –mort– et le corps est parfaitement intact, scellé dans un bloc de glace, comme un corps immobilisé au milieu d’un geste. Il se met à quatre pattes, regarde de près le visage du mort et comprend qu’il se trouve devant son père. (…) Et le plus étrange, c’est que le père est plus jeune que le fils à présent. L’enfant est devenu un homme et il se trouve qu’il est plus vieux que son propre père. » [57]
Le fils, retrouve son père et cette découverte redonne une nouvelle existence au père disparu. De plus, le fils, plus vieux que son père, devient en quelque sorte le père de son père, dans la mesure où il en est maintenant l’unique mémoire. C’est à lui à présent de le penser, de le parler pour qu’il ne sombre pas dans l’oubli. Autrement dit, le père mort n’a de vie que grâce au fils. Paul Auster confirme cette interprétation dans L’invention de la solitude. Pour lui, écrire sur son père c’est le maintenir en vie [58]. Sans cette trace couchée sur le papier, « à la longue ce serait comme si, (…) [son père] n’avait jamais existé » [59]. Le fils est le gardien de son père, il en est le mémorial. « Quand le père meurt (…) le fils devient son propre père et son propre fils. » [60] On comprend à présent, qu’héritage, transmission et filiation sont inextricablement mêlés. Cette phrase de Kierkegaard notée par Paul Auster dans L’invention de la solitude l’évoque : « celui qui est décidé à travailler donne naissance à son propre père » [61]. Notons également que c’est à la mort de son père, que Paul Auster s’est autorisé à devenir le père de ses œuvres, et rappelons-le, le premier texte écrit et signé de son nom porte sur le décès de son père.
La question du père dans l’écriture austérienne peut être rapprochée de ce que Lacan a développé à propos du Nom-du-père. Par le Nom-du-père, l’individu est en mesure de trouver son enracinement dans le champ du langage comme dans celui de l’autre. Le Nom-du-père marque l’interdit du désir pour la mère, tout comme l’interdit pour la mère du désir de l’enfant. Tant que l’enfant est « désir du désir de la mère », tant qu’il s’identifie à l’objet de ce désir, au phallus, il est assujetti, soumis, dépendant. Il n’est pas sujet, il n’a pas d’individualité. Ce n’est que lorsque la loi du père s’impose que l’individu peut s’identifier au père. Le Nom-du-père, reconnu par la mère instaure donc la loi. « Le père n’est présent que par sa loi qui est Parole et ce n’est que dans la mesure où sa parole est reconnue par la mère qu’elle prend valeur de loi. » [62] Par la castration, passage de l’être à l’avoir, l’individu peut donc acquérir une individualité et ceci par l’accès même à l’ordre du symbole, de la culture et de la civilisation. Ainsi, « l’enfant en intériorisant la loi, s’identifie au père et en fait son modèle. La loi devient dès-lors libératrice : car séparé de la mère, il dispose de lui-même, prend conscience qu’il est à faire et s’oriente vers l’avenir, il s’insère dans le social, la culture, il rentre dans le langage. (…) Le père est celui qui « reconnait » l’enfant, c’est-à-dire lui confère sa personnalité par une Parole qui est la Loi, lien de parenté spirituelle et promesse » [63]. Du Nom-du-père au Noms-du-père ce sont tous les rapports à la fonction du père qui sont sous tendus : symbolique, imaginaire, réel.
Dans l’œuvre de Paul Auster, une étude de la Trilogie newyorkaise peut être abordée à partir de ces considérations.
Outre la culture, l’époque, l’héritage et l’importance du père, Paul Auster reconnaît qu’un certain nombre de marqueurs éducatifs et sociaux peuvent certes façonner l’individu, mais sans pour autant le déterminer complètement. Dans Mr Vertigo [64], Walt orphelin livré à lui-même et maltraité par son oncle et sa tante, va devenir un petit prodige grâce à sa rencontre avec le Maître Yéhudi. De même dans Brooklyn Follies, Aurora la sœur de Tom sera actrice de films pornographiques avant de devenir, après une cure de désintoxication, la femme d’un fanatique. Paul Auster défend en cela la latitude qui est donnée à l’individu dans la réalisation de soi. C’est cette latitude qui fait qu’« une rencontre, la naissance d’un enfant, un accident, un deuil, une séparation, une déception, etc. » [65] peuvent conduire l’individu à « se remanier en profondeur » [66]. Comme l’énonce David Le Breton, « l’homme ne cesse jamais de naître et ses conditions d’existence le changent en même temps qu’il influe sur elles » [67]. Quelquefois même un « démantèlement de l’identité favorisé par la virulence d’une expérience (…) porte (…) [l’individu] au-delà de ses anciennes références » [68], l’inscrivant alors dans un tout « autre rapport au monde » [69]. C’est précisément ce que démontre Paul Auster dans Le livre des illusions [70]. David Zimmer, après la mort de sa femme et de ses deux fils, s’adonne à l’alcool et sombre dans la dépression jusqu’au jour où, regardant un film muet d’Hector Mann il se surprend à rire. A l’image de ce personnage, l’individu dans l’affirmation de soi « cherche ses marques en tâtonnant, il s’efforce d’affronter son malaise et de se fabriquer une identité plus propice » [71]. De ce fait, si l’être est « producteur de sa propre identité » [72], celle-ci est « toujours révocable » [73]. « Jamais achevée, elle se remodèle selon les circonstances (…) et l’individu, s’il le souhaite, en expérimentant sur soi peut délibérément inventer (…) d’autres matrices de productions de soi. » [74]
Ce « bricolage » ne peut certes se réaliser qu’à partir de la relation à l’autre, aux autres. Paradoxalement, même si l’homme est toujours seul et le plus souvent comme « enfermé dans sa tête » [75] pourtant, il n’est ce qu’il est « que grâce aux autres » [76]. Quand Paul Auster écrit que « nous ne sommes que ce que les autres ont fait de nous » [77], ce n’est pas dans la mesure où les autres nous déterminent [78] de part en part mais dans la mesure où les autres, c’est-à-dire la culture, la famille, les amis, nous « habitent » [79]. Sans eux « nous ne sommes pas entièrement complets ». [80] Dans cette optique, l’autre est tout à la fois celui qui participe à ma propre construction, mais aussi celui qui me révèle à moi-même. « Dans les yeux de l’autre » [81] « peut naître la connaissance de soi » [82].
Ainsi, c’est au cœur d’une relation dialectique et circulaire de moi à l’autre, et de l’autre à moi que se module l’identité toujours en devenir.
Toutefois, ce que l’individu pense être n’est pas toujours en adéquation avec son identification externe, qui renvoie bien souvent à un étiquetage selon un certain nombre de paramètres (origine ethnique, sexe, fonction, âge…). Dans Smoke, Auggie n’est pas seulement celui qui tient le débit de tabac, « c’est ça que les gens voient, dit-il ce n’est pas nécessairement ce que je suis ». Cette identification externe, « pouvoir de nommer, d’identifier, de catégoriser et d’énoncer quoi est quoi et qui est qui » [83] est certes déterminée par les instances politiques, juridiques et sociales, mais elle renvoie aussi au fait que les individus se conforment et revendiquent tout à la fois des normes et des pratiques qu’ils ont intégrées sans en avoir toujours une claire conscience. Les notions de biopouvoir, biopolitique, microphysique du pourvoir [84] entre autres, sont les notions à partir desquelles Michel Foucault en a expliqué le processus. Si aucune perception, aucune interprétation, aucune catégorisation n’est jamais neutre, c’est bien parce que notre « manière de penser, de parler et de comprendre » [85] s’enracine dans des discours qui ont valeur de vérité quand ils sont défendus par le plus grand nombre. Ce qui explique du reste que pour des groupes d’individus ou même des communautés, « certaines catégorisations externes extrêmement contraignantes peuvent l’emporter sur les auto-compréhensions » [86]. Dans divers passages de Brooklyn Follies, de Mr Vertigo ou d’Invisible, Paul Auster développe ce mécanisme à partir duquel l’individu devient prisonnier des représentations sociales.
Pour éviter ce type d’enfermement, il est nécessaire que le sujet ait des rapports de « différenciation, de création, d’innovation » [87] plutôt que « des rapports d’identité » [88]. Par ses paroles et ses actes il faut que le sujet s’affirme. Comme le défendait Hannah Arendt : « en agissant et en parlant, les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leur identité personnelle unique (…). Cette révélation du « qui » (…) est implicite dans tout ce que l’on fait et ce que l’on dit » [89]. Dans une approche similaire, Paul Auster précise que « ce ne sont pas les faits qui comptent mais la manière de les penser et de les vivre » [90]. On retrouve également dans cette conception la philosophie existentialiste sartrienne qui fait de l’homme un être de projet se résumant à la somme de ses actes. Dans Invisible [91], l’attitude de Walker face à l’assassinat de Williams le démontre. Si les actes ont un certain poids, c’est parce qu’ils n’engagent pas seulement le sujet mais d’autres individus directement ou indirectement. Paul Auster écrit : « Les actes (…) que les humains commettent les uns envers les autres, ne sont pas de simples aberrations, (…) ils sont un élément essentiel de ce que nous sommes » [92].
La filiation, l’héritage, la sphère sociale, le rapport aux autres ou même les actes ne sont pas les seuls éléments qui vont entrer en ligne de compte dans la fabrication de l’identité. D’autres facteurs non négligeables sont susceptibles de modifier de manière plus ou moins profonde l’identité personnelle. « Les choses arrivent quand on ne les attend pas » [93] nous dit Paul Auster. En effet, comment ne pas reconnaître que le hasard, l’accident, l’événement, ne sont que des surgissements imprévisibles qui peuvent bouleverser, briser ou même anéantir, tant l’être affecté que les victimes collatérales. Par exemple dans Smoke, un holdup a couté la vie à quatre personnes. La femme de Paul Benjamin, enceinte de plusieurs mois en a été l’une des victimes directes. A partir de cet instant Paul « n’a plus jamais été comme avant » [94]. C’est dire que « d’un instant à l’autre tout peut arriver. Nos certitudes les mieux ancrées (…) peuvent être démolies en une seconde » [95]. L’écrivain rejoint dans cette analyse la philosophie de l’instant de Bachelard, pour qui l’instant, loin d’être une pure abstraction, est tout au contraire un avènement. « Quand survient l’instant déchirant où un être cher ferme les yeux, écrit le philosophe, immédiatement on sent avec quelle nouveauté hostile l’instant suivant assaille notre cœur » [96]. Les romans de Paul Auster attribuent une place importante à ce type de « coupure dans l’espace-temps, [à cette] (…) incision » [97] qui bouleverse toute existence. Par exemple dans le Léviathan, lors d’une banale promenade en forêt, la vie de Sachs chavire. Alors que rien ne le laissait présager, l’enchaînement des événements le conduit à tuer un homme. Dans La musique du hasard, la rencontre de Jack suffit à bouleverser l’existence de Nashe. Comme le note Gérard de Cortanze « la vie a de ces dérapages étranges que rien n’annonce, qu’on ne maîtrise jamais, qui nous font basculer dans la tragédie ou la comédie (…) » [98].
Tous les changements brusques ne sont certes pas négatifs, certains peuvent transformer positivement l’existence. La rencontre de Paul Auster et de sa femme Siri Hustvedt en est l’illustration. « Depuis plus rien n’a jamais été pareil » [99] confie-t-il. Ajoutons aussi que l’on trouve dans les écrits austériens des « accidents qui n’arrivent pas ! La chance existe…L’homme qui traverse la rue et qui évite de justesse d’être renversé par un véhicule…Ce millimètre, grâce auquel il va rester en vie, (…) fascine, cette distance infime contribue à fabriquer une vie » [100]. Ce type de situation se retrouve dans nombre de ses romans. Par exemple dans Léviathan, Sachs tombe d’une fenêtre et sa chute est amortie par une corde à linge. Cet incident raconté dans Le carnet rouge rappelle celui vécu par son père. Il révèle le « sentiment de la fragilité de la vie » [101] dont Auster dira qu’il ne cesse de le hanter [102].
Hasard, incident, événement sont d’autant plus troublants qu’ils ont le pouvoir d’orienter toute l’histoire du sujet, en le renvoyant à la limite même de sa liberté, à sa propre impuissance, et en ne lui laissant plus pour seule latitude que d’ imaginer ce qui aurait pu se passer si l’événement ne s’était pas produit. Dans Smoke, si la femme de Paul Benjamin s’était trouvée dans la rue seulement cinq minutes plus tard, elle ne serait pas morte. « Paul serait chez lui en train d’écrire un nouveau livre au lieu de traîner sa gueule de bois dans les rues » [103]. Dans La musique du hasard, si le notaire avait retrouvé Nashe plus rapidement pour lui remettre l’héritage de son père, sa femme ne l’aurait peut-être pas quitté, il n’aurait pas été séparé de sa fille, il n’aurait pas rencontré Jack. De même dans son roman Dans le noir, si le narrateur [104] n’avait pas présenté Titus à sa petite fille, elle n’aurait pas aujourd’hui à supporter le poids de sa disparition. La contingence donc, ruine l’idée même de nécessité, car si tel évènement aurait pu ne pas se produire, il en est de même de celui qui le précède. Et tout ce qui est, aurait pu ne pas être. Comment ne pas reconnaître alors que « le hasard fait partie de la réalité, [que] nous sommes soumis à la force des coïncidences, [que] l’inattendu arrive dans nos vies à tous avec une réalité étourdissante » [105]. « Il suffit d’ouvrir les yeux, de regarder la vie de vos proches, celles de vos amis pour voir combien aucune existence ne se déroule en ligne droite. » [106] Finalement, ces « jaillissements d’instant » [107] traduisent que « la réalité est plus étrange que la fiction » [108], car « l’inconnu se précipite sur nous à chaque instant. » [109]
La philosophie de l’identité austérienne permet de comprendre qu’une multiplicité d’éléments est reliée à une multiplicité d’autres, et ce n’est qu’à partir de leur décryptage que l’individu pourra tenter de savoir qui il est. Même si l’auto-interprétation de soi ne conduit à aucune certitude d’être ce que l’on prétend être, que le danger de se tromper, de se fourvoyer est toujours présent, toutefois c’est par le récit de sa propre histoire que le sujet pourra essayer de donner du sens à son existence. « Pourquoi je fais ça ? Pourquoi cette obstination à parcourir encore ces vieux chemins rebattus, ce besoin de tripoter de vieilles plaies et de les faire saigner à nouveau ? (…) me voici en contemplation devant une fente dans le mur en train d’exhumer des vestiges du passé, des choses brisées irréparables. Qu’on me donne mon histoire. C’est tout ce dont j’ai besoin, désormais –ma– petite histoire pour éloigner les fantasmes. » [110] On retrouve ici la caractérisation de l’identité narrative telle que la développe Paul Ricœur. « L’histoire d’une vie, écrit le philosophe, ne cesse d’être préfigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette préfiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; (…) [elle] ne cesse de se faire et de se défaire. » [111] L’identité narrative est en cela le fruit d’une interprétation résultant du désir de comprendre, de se comprendre et dans lequel « le soi de la connaissance de soi est le fruit d’une vie examinée » [112]. C’est ce que souligne Paul Auster à propos de L’invention de la solitude. Ce livre n’est pas une autobiographie, dit-il mais « une méditation sur certaines questions » [113]. Il précise que la partie la plus personnelle est celle consacrée à la mémoire. « L’essentiel dit-il me paraissait d’être à chaque phrase aussi honnête que possible. Je voulais écrire un texte complètement exposé. Ne rien cacher. » [114]
Si l’histoire de l’écrivain, est celle de l’interprétation de certains événements qui ont fait mémoire pour lui, elle est aussi ces bribes d’histoires personnelles émergeant au cœur de la fiction. « [Mes romans] dit-il sont pleins de références à ma propre vie mais, le plus souvent, je ne commence à m’en rendre compte qu’après coup. Le cas de Moon Palace est caractéristique. Ce livre ressemble plus à une auto biographie qu’aucun de mes autres romans, mais en vérité c’est sans doute le moins autobiographique de tous ceux que j’ai écrits. Un certain nombre d’allusions personnelles se trouvent néanmoins enfouies dans le récit, mais ce n’est qu’après l’achèvement du livre que j’ai commencé à les apercevoir. » [115] Dans ce roman Fogg reçoit de son oncle Victor des cartons de livres. « Il se trouve, nous dit Paul Auster, que l’image de ces caisses doit s’être imprimée dans ma mémoire il y a longtemps quand j’étais tout petit. » [116] A l’âge de cinq ou six ans, alors que son oncle part vivre en Italie avec sa femme, il confie sa bibliothèque aux parents de Paul Auster. Les livres entreposés dans un premier temps au grenier ont ensuite été installés sur des rayonnages, ce qui a permis alors au jeune Paul Auster de les lire. Ces caisses de livres ont sans doute changé sa vie [117]. Il dira d’ailleurs « sans eux je ne suis pas sûr que j’aurais jamais rêvé de devenir écrivain » [118].
De même, Paul Auster raconte à propos de son roman La musique du hasard, que c’est en le relisant qu’il s’est rendu compte que l’épisode dans lequel Nashe est penché sur le corps de Pozzi pour voir si celui-ci était mort, évoque un de ses souvenirs d’enfance. Pendant un camp de vacances alors qu’il n’avait que treize ou quatorze ans, Ralph, un de ses camarades, a été électrocuté durant un orage. Paul Auster a veillé ce garçon. De cet événement, l’écrivain retiendra que son « attitude entière devant la vie a été déterminée dans ces bois, au nord de l’Etat de New York » [119]. Finalement, les romans de Paul Auster tout en ayant des histoires propres, des personnages singuliers, sont le reflet d’une « source commune » [120] qui est celle de « son territoire intérieur ». On comprend alors pourquoi ces fictions pourraient renvoyer en fin de compte à un seul livre susceptible de condenser l’histoire de ses obsessions [121], la saga des choses qui le hantent [122], ses conflits et ses contradictions [123], ses « souvenirs cachés, traumatismes, blessures d’enfant » [124] tout en laissant émerger « cette part inaccessible » [125] de lui-même dans laquelle son histoire, pleine de trous, de blancs, de silences, est toujours susceptible d’être remodelée ou réinterprétée.
Paul Auster n’est pas un philosophe appartenant à tel ou tel courant de pensée. Paul Auster est écrivain. Néanmoins ses fictions nous invitent à réfléchir à notre rapport à nous-même aux autres et au monde. Ses fictions donnent à penser. Et s’il est possible de parler d’une philosophie de l’identité à propos de l’œuvre de Paul Auster c’est précisément parce qu’en parcourant son histoire personnelle, en créant, il explore « certaines questions qui nous sont communes à tous ». Il réfléchit à la manière dont « nous pensons, (…) [dont] nous nous souvenons, (…) [dont] nous trimbalons à tout moment notre passé avec nous » [126]. S’il s’examine « de la même façon qu’un savant étudie un animal de laboratoire » [127], tel « un petit rat gris, un cochon d’Inde enfermé dans la cage de sa propre conscience » [128] c’est dans le but de voir de quoi il est fait, lui comme n’importe qui, « comme tout le monde » [129].
De plus, si la philosophie austérienne éclaire la question de l’identité, c’est parce qu’elle insiste sur la réalisation du sujet à partir des différents types d’héritages reçus. Si ces dons peuvent être générateurs de dettes, ils peuvent aussi engendrer un contre-don. Contre-don qui non seulement donnera sens à l’existence, mais permettra à l’individu de découvrir qui il est.
[1] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, essai et entretiens, nouvelle édition augmentée, Paris, Actes sud, coll. Babel n°662, 2004, p. 31.
[2] P. Auster, L’invention de la solitude, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Paris, Actes Sud, 1988, p. 96.
[3] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Paris, Actes Sud, coll. Babel n° 133, p. 418.
[4] R. Descartes, Œuvres, Paris, Charpentier, 1860, p. 75.
[5] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 418.
[6] P. Auster, Trilogie New-yorkaise, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf , Paris, Actes Sud, coll. Babel, numéro 32, pp. 67-68.
[7] Id., p. 67.
[8] D. Hume, Traité de la nature humaine, I, trad. Fr. Baranger et P. Saltel, Paris, GF/Flammarion, 1995, p. 356.
[9] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, essai et entretiens, nouvelle édition augmentée, Actes sud 2004, coll. Babel n°662, pp. 90-91.
[10] Ibid.
[11] P. Auster, Smoke, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf et Marie-Catherine Vacher, Actes Sud, 1991, coll. Babel n° 255, p. 38.
[12] P. Auster et W. Wang, Brooklyn Boogie (Blue in the Face) film américain, 1995.
[13] P. Auster, Trilogie New-yorkaise, op. cit., pp 32-41.
[14] E. Goffman, Stigmate, Paris, Les Editions de Minuit, p. 76.
[15] P. Auster, Smoke, op. cit., p. 88.
[16] P. Auster, Léviathan, trad. de l’américain par Christine Le Bœuf, Paris, Actes Sud, coll. Babel n° 106,p. 376.
[17] P. Auster, Trilogie New-yorkaise, op. cit., p. 22.
[18] P. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 22-23.
[19] M. Chénetier, Lecture, dans Trilogie new-yorkaise, Paul Auster, trad. de l’Américain par Pierre Furlan, p. 434.
[20] P. Auster, Trilogie New-yorkaise, op. cit., p. 170-171.
[21] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 413.
[22] P. Auster, Smoke, op. cit., p. 168.
[23] Id., p. 169.
[24] P. Auster, Dans le noir, trad. de l’américain par Christine le Bœuf, Paris, Acte Sud, 2009, p.81.
[25] P. Auster, L’invention de la solitude, trad. de l’américain par Christine le Bœuf, Paris, Actes Sud, 1988, p. 107.
[26] P. Auster, Dans le noir, op. cit., p. 88.
[27] Id., p. 421.
[28] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 415.
[29] E. Morin, L’humanité de l’humanité : L’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 189.
[30] P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, tome 3, Le temps raconté, 1985, p. 356.
[31] Id., p. 379.
[32] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 375-376.
[33] Sur cette question, cf. J. T. Godbout, Don, dette, identité, dans Comprendre la famille, Carl Lacharité et Gilles Pronovost (dir.) Presses de l’université du Québec, 2002, p. 380.
[34] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, essai et entretiens, nouvelle édition augmentée, Actes sud 2004, coll. Babel n°662, p. 66.
[35] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 397.
[36] Id., p. 404.
[37] J. T. Godbout, Don, dette, identité, dans Comprendre la famille, op. cit., p. 390.
[38] Cf. Ibid.
[39] Ibid.
[40] Ibid.
[41] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, op. cit., p. 51.
[42] P. Auster, La musique du hasard, trad. de l’américain par Christine le Bœuf, Paris, Actes Sud, 2001, p. 53.
[43] P. Auster, Smoke, op. cit., p. 91.
[44] G. Seligmann et G. de Cortanze, Confidential, Arte Editions, 1998.
[45] P. Auster, L’invention de la solitude, op. cit., p. 45.
[46] Id., p. 13.
[47] Id., p. 16.
[48] Id., p. 13.
[49] Id., p. 30.
[50] Id., p. 83.
[51] Id., p. 45.
[52] Id., p. 34.
[53] Id., p. 34.
[54] Id., p. 116.
[55] Ibid.
[56] Paul Auster, Smoke, op. cit., p. 132.
[57] Id., p. 128.
[58] P. Auster, L’invention de la solitude, op. cit., p. 45.
[59] Id., p. 13.
[60] Id., p. 103.
[61] P. Auster, L’invention de la solitude, op. cit., p. 90.
[62] Jacques Lacan, Les formations de l’inconscient, in Séminaires de l’année 1956-1957, Bulletin de psychologie, p.33.
[63] Antoine Vergote, Psychologie religieuse, coll. Psychologies et sciences humaines, Dessart, 1966, p.110.
[64] Paul Auster, Mr Vertigo, trad. de l’américain par Christine le Bœuf, Paris, Actes Sud, 1999.
[65] D. Le Breton, La peau et la trace, Paris, Métailié, 2003, p. 22.
[66] D. Le Breton, Passions du risque, Paris, Métailié, 2000, p. 13.
[67] D. Le Breton, La peau et la trace, op. cit., p. 22.
[68] D. Le Breton, Signes d’identité, Paris, Métailié, 2002, p. 96.
[69] Ibid.
[70] P. Auster Le livre des illusions, trad. de l’américain par Christine le Bœuf, Paris, Actes Sud, 2002.
[71] D. Le Breton, Signes d’identité, Paris, Métailié, 2002, p. 15.
[72] Id., p. 19.
[73] Id., p. 18.
[74] Id., p. 216.
[75] Id., p. 91.
[76] Ibid.
[77] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 419.
[78] On retrouve dans ce passage une reprise de l’idée sartrienne selon laquelle : « nous ne sommes pas des mottes de terre glaise et l’important n’est pas ce qu’on a fait de nous mais ce que nous faisons nous même de ce qu’on a fait de nous (…). » Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 63.
[79] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, op. cit., p. 91.
[80] Id., p. 259.
[81] Id., p. 269.
[82] Id., p. 259.
[83] R. Brubaker, Au-delà de l’identité, Paris, Le Seuil, actes de la recherche en sciences sociales, 2001/4, n° 139, pp. 75-76.
[84] Michel Foucault dans Surveiller et punir, en a donné d’ailleurs une approche très précise en expliquant que « l’étude de cette microphysique suppose que le pouvoir qui s’y exerce ne soit pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une « appropriation », mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements. (…) Il faut en somme admettre que ce pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas le « privilège » acquis ou conservé de la classe dominante, mais l’effet d’ensemble de ses positions stratégiques - effet que manifeste et parfois reconduit la position de ceux qui sont dominés-. Ce pouvoir d’autre part ne s’applique pas purement et simplement, comme une obligation et une interdiction, à ceux qui « ne l’ont pas » ; il les investit, passe par eux et à travers eux ; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux ». M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1975, pp. 34-36.
[85] R. Brubaker, Au-delà de l’identité, op. cit., p. 77.
[86] Id., p. 78.
[87] M. Foucault, Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 739.
[88] M. Foucault, Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 739.
[89] H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann Levy, 1982 (1958), p. 233.
[90] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, op. cit., p. 61.
[91] P. Auster, Invisible, op. cit., pp. 69-72
[92] P. Auster, Dans le noir, op. cit., p. 53.
[93] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, op. cit., p. 107.
[94] P. Auster, Smoke, op. cit., p. 56.
[95] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op.cit., p. 383.
[96] G. Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Stock, 1932, p. 15.
[97] D. Sibony, Le geste d’apprendre, dans Du vécu et de l’invivable-Psychopathologie du quotidien, Paris, Albin Michel, 1991, pp.63-67.
[98] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, op. cit., p. 44.
[99] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 417.
[100] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, op. cit., p. 107.
[101] Id., p. 41.
[102] Id., p. 41.
[103] P. Auster, Smoke, op. cit., p. 57.
[104] P. Auster, Dans le noir, op. cit., p. 171.
[105] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, op. cit., p. 382.
[106] P. Auster et G. de Cortanze, La solitude du labyrinthe, op. cit., p. 107.
[107] G. Bachelard, L’intuition de l’instant, op. cit., p. 15.
[108] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, Paris, Actes Sud, coll. Babel n° 133, p. 382.
[109] Id., p. 385-386.
[110] P. Auster, Dans le noir, op. cit., p. 55.
[111] P. Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, tome 3, Le temps raconté, 1985, p. 355.
[112] Id., p. 356.
[113] P. Auster, Le carnet rouge, l’art de la faim, Paris, Actes Sud, coll. Babel n° 133, p. 367, voire également L’invention de la solitude, op. cit., p. 368.
[114] P. Auster, L’invention de la solitude, op. cit., pp. 369-370.
[115] Id., p. 386.
[116] Id., p. 387.
[117] Ibid.
[118] Ibid.
[119] Id., p. 394.
[120] Id., p. 395.
[121] Id., p. 391.
[122] Ibid.
[123] Id., p. 405.
[124] Id., p. 392.
[125] Ibid.
[126] Id., p. 410.
[127] Ibid.
[128] Ibid.
[129] Ibid.
Sagaert Claudine, « Paul Auster : une philosophie de l’identité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Paul-Auster-une-philosophie-de-l (Consulté le 6 décembre 2024).