En début de partie, la majorité des jeux d’édition distribue à chaque joueur une identité fictive, intégrant des éléments autant narratifs que mécaniques (objectifs, contraintes, et capacités dépendant des règles du jeu). Le fractionnement que réalisent les joueurs entre ces deux aspects d’une même identité leur permet de répondre au paradoxe de l’activité ludique. Paradoxe qui exige un engagement complet dans l’activité et ses enjeux, tout en nécessitant la mise à distance de ce même engagement et de ces mêmes enjeux.
Mots clés : Jeu, rôle, cadre, engagement, distanciation
Boardgames and fictional identity
When the game starts, most authors games distribute to each player a fictional identity, incorporating both narrative and mechanical elements (such as goals, constraints, and abilities depending on the rules of the game). The splitting performed by players between those two aspects (mechanical an narrative) of a single identity enables them to respond to the paradox of the gaming activity, which requires a full involvment to fulfill the goals of the game, and the detachment from the game.
Key Words : Game, role, frame, involvement, detachment
La notion d’identité fictive fut souvent associée aux jeux quelles que soient leurs formes. Goffman [1] notamment développe sa notion de cadre, et de rôle distance à partir de l’exemple du jeu chez les loutres, qu’il complète par la suite avec d’autres exemples issus des pratiques ludiques comme les jeux de cartes ou les jeux d’enfants. Au cours d’un jeu, les joueurs se voient souvent attribuer une identité. Cette dernière peut être, premièrement, complète, précise et détaillée, comme pour les jeux de rôle, où chaque joueur incarne un personnage précis avec ses traits, caractères, capacités, identité, parfois même histoire, qui sont définis et donnés au joueur (ou par le joueur). Deuxièmement, l’identité peut être posturale, lorsque le jeu distribue des rôles différenciés ayant chacun une fonction, des objectifs et un nom différents. C’est par exemple le cas du gendarme et des voleurs, où les joueurs ne cherchent pas tant à incarner effectivement le comportement d’un individu gendarme ou des personnages voleurs, mais plutôt à atteindre l’un ou l’autre objectif que ces identités suggèrent, à savoir capturer les voleurs, ou fuir le gendarme. Troisièmement, l’identité est définie par le seul contexte du jeu, sans qu’aucune précision ne soit apportée à ces rôles ; c’est le cas, par exemple, du jeu d’échec où deux camps s’affrontent pour la capture du roi adverse, mais chaque adversaire endosse les objectifs et contraintes propres au rôle donné par le jeu. Ces différentes définitions peuvent se cumuler, voire évoluer au cours de la partie en fonction de la situation en jeu. Nous allons nous intéresser ici à ces identités fictives dans le cadre particulier du jeu d’édition.
Après quelques définitions et une description détaillée du jeu qui servira de support à l’analyse, nous aborderons les différents aspects de l’identité fictive : mécanique et narratif (ou thématique), puis nous montrerons comment les joueurs mobilisent ces identités pour résoudre le paradoxe ludique, à savoir l’exigence simultanée d’une tension compétitive et d’une sociabilité cordiale.
Le jeu d’édition, ou jeu d’auteur, est défini comme suit par Gilles Brougère : « Les jeux que nous avons le projet d’étudier appartiennent à un autre type d’insertion sociale [que la diffusion orale traditionnelle ou la diffusion écrite de corpus de règles], la diffusion commerciale, qui n’est pas un caractère extérieur du jeu mais intrinsèquement lié à ce qu’il est. Il s’agit de jeux d’édition pourvus d’un ’copyright’, et donc impossibles à copier, solidaires de leur forme de distribution. D’autre part, et c’est là leur caractère fondamental, leurs règles ne sont pas transmissibles isolément du matériel complexe dont elles donnent les conditions de manipulation. » [2] Nous préférerons ici ce terme à ceux plus courants de jeux de plateau ou de jeux de société. La notion de jeu de société ne possède actuellement pas de définition claire et satisfaisante, la plupart des définitions de ce terme sont floues et regroupent des réalités trop différentes pour pouvoir être pertinentes. Par exemple, la définition plus communément admise, considère ce type de jeu comme l’ensemble des jeux pratiqués en groupe autour d’une table, mais elle a le défaut de ne pas correspondre à un découpage de l’univers ludique pratiqué. Les jeux de société sont en effet distingués par les joueurs des jeux de damiers (qui pourtant devraient entrer dans cette catégorie) et ne sont pas inclus dans leur définition les jeux pratiqués seuls, comme il est pourtant possible de le faire pour certains jeux coopératifs, généralement considérés et pratiqués en tant que jeux de société. Le terme de jeu de plateau, couramment utilisé par les joueurs, pose quant à lui problème, car certains jeux ne possèdent pas de plateau, comme le jeu Saboteur [3] ou le plus connu 1000 bornes [4] qui ne possèdent pour tout matériel de jeu que des cartes.
De plus en plus de joueurs, commerçants et éditeurs, reconnaissent l’importance de l’auteur dont le nom va figurer sur la boîte et qui obtiendra une reconnaissance dans le champ de l’activité ludique ; d’où la dénomination alternative et revendiquée de jeu d’auteurs. Les joueurs (en particulier les membres du CNJ [5] qui en ont fait leur cheval de bataille, mais ils ne sont pas les seuls), les auteurs, et certaines maisons d’édition, revendiquent et mobilisent couramment cette dénomination et, par conséquent, cette reconnaissance de statut. Ces jeux sont vendus en boîtes, de tailles diverses, et contenant des types et formes de matériels très variés, à la fois dans la forme, l’usage et les combinaisons possibles. À quelques rares exceptions près, ils proposent aux joueurs une thématique plus ou moins efficacement associée à la mécanique du jeu qui se retrouve dans l’esthétique du matériel (couleurs, formes, illustrations, symboles, et parfois même matière des éléments de jeu). Les joueurs interrogés reconnaissent une importance à l’élément thématique, tant par sa capacité à impliquer le joueur dans l’activité ou à favoriser l’immersion, que pour son importance esthétique. Cette thématique impose généralement aux joueurs une identité fictive, qui peut être définie comme le rôle ou statut que chaque joueur se voit attribué lorsque, s’engageant dans une partie, il doit s’insérer dans le cadre fictif de celle-ci pour pouvoir mener le jeu à bien. C’est une identité inscrite dans la narration ludique et, par conséquent, c’est un procédé d’immersion dans la trame fictive : le joueur devient un acteur particulier dont le but, les ambitions et les moyens d’action à sa disposition, correspondent à ceux proposés par le jeu. C’est aussi une identité inscrite dans la mécanique ludique, en ce sens qu’elle donne des procédés et moyens d’actions restrictifs et structurés par la règle ; il est même possible que ces identités soient distribuées selon une mécanique ludique (distribution aléatoire des rôles par exemple). À l’encontre de R. Caillois, qui définit le jeu comme étant ou réglé ou fictif [6], nous affirmons que ces deux dimensions ne sont pas exclusives, car dès la création du jeu elles sont liées et perçues comme telles [7].
Le plus souvent l’identité fictive est la même pour tous les joueurs, et peut se résumer à un rôle comme « les joueurs incarnent des chefs de tribus nomades. Ils se déplacent dans le désert en quête de nourriture et y bâtissent des puits et des ziggourats. » [8]. Certains jeux cependant fournissent des identités plus précises, à l’instar des Chevaliers de la Table ronde [9], où les joueurs incarnent chacun un chevalier possédant nom et capacité, mais se voient aussi attribuer secrètement une allégeance : loyal ou félon, qui définit les objectifs du joueur consistant respectivement à faire emporter la table ronde (c’est-à-dire l’alliance des joueurs face au jeu) ou à faire perdre tous les autres.
Afin de comprendre de quelle façon les joueurs mobilisent, mettent en scène, en acte et en jeu de telles identités, nous allons nous intéresser de plus près à un jeu en particulier. Il s’agit de Shadow hunters [10] (« chasseurs d’ombre »). Ce jeu a la particularité d’inscrire les rôles des joueurs dans les mécanismes ludiques (nous entendons par ce mot les procédés d’action et de règles qui sous-tendent le fonctionnement du jeu). Ce n’est d’ailleurs pas le seul à user de ce principe : déterminer l’identité des autres participants peut être un élément clef de la victoire ou de la défaite d’une équipe, et de la même façon, réussir à dissimuler la sienne est tout aussi important. Dans cet article, nous ne verrons l’étude que de ce seul jeu, pour simplifier la compréhension du déroulement de la partie et des règles, afin que le lecteur puisse comprendre ce qui se joue pour pouvoir avancer dans l’analyse. Comme annoncé plus haut, ce jeu a été choisi pour sa particularité à lier rôle et mécanismes. Mais c’est aussi un jeu suffisamment représentatif de ce que peut être un jeu d’édition pour pouvoir permettre la généralisation. En effet, on y retrouve à la fois le matériel varié, comportant plateau, dés, pions et cartes, la plupart des mécanismes sont classiques, à savoir jeter les dés pour se déplacer ou attaquer, utiliser des cartes pour faire intervenir des événements [11], activer une capacité spéciale, ou ressource de jeu. Les seuls points qui le distinguent de la moyenne des jeux sont sa durée courte, son fonctionnement par équipe et la quantité d’interactions verbales liées au jeu par le biais de questions-réponses. Néanmoins, ce dernier point nous permettra justement de mettre en valeur ce qui, dans un autre jeu, sera moins manifeste.
En début de partie les joueurs se voient distribuer, face cachée (c’est-à-dire sans qu’aucun autre joueur ne puisse en avoir connaissance, excepté celui qui la reçoit), une identité fictive (voir ci-dessus extrait du livret de règles 1) qui comporte objectif, capacité, nombre de points de vie, particularité et alliés différents en termes de mécanique ; cette carte comporte aussi un nom, une représentation figurative et un vocabulaire sémantiquement associé et propre au personnage (amour maternel pour un personnage féminin, par exemple). Pour reprendre ce que nous avons dit plus haut, il s’agit d’un rôle à la fois postural (chaque joueur appartient à un camp avec des objectifs différenciés), et précis (chaque joueur incarne un personnage). Chaque personnage possède un groupe d’alliés : respectivement les Shadow (les « ombres »), les Hunters (les « chasseurs »), et les Neutres. Les deux premiers camps doivent mutuellement s’anéantir, le premier à détruire le camp adverse remportant la partie. Tandis que les Neutres possèdent des objectifs propres et différents pour chaque personnage, ils l’emportent sur tous les autres dès que leur objectif est atteint. Ces derniers jouent donc seuls, bien qu’ils représentent un enjeu pour les deux autres camps : en effet les Shadow peuvent aussi gagner la partie s’ils tuent la totalité des Neutres et la majeure partie des Hunter. Par conséquent, ces derniers auront tout intérêt à protéger les Neutres qui, par ailleurs, peuvent avoir pour objectif le ralliement au camp des Hunter s’ils échouent dans leur objectif premier. Toutes les identités sont dissimulées en début de partie, si bien que personne ne sait lequel est son allié, lequel est son ennemi. Un joueur peut cependant choisir à tout moment de révéler son identité fictive, afin de bénéficier du pouvoir de son personnage. S’ajoute à cela des cartes piochées au cours du jeu qui permettent d’augmenter sa force de combat, de se soigner, de se protéger ou d’en apprendre potentiellement plus sur l’identité d’un joueur. Au fur et à mesure de la partie, les joueurs en sauront plus sur la répartition des identités fictives, ou tout du moins, ils en apprendront davantage sur le groupe auquel l’un ou l’autre appartient. Chaque tour se déroule de la façon suivante : le joueur qui agit doit d’abord se déplacer (obligatoire), utiliser l’une des possibilités conférées par le lieu où il se trouve (le plus souvent piocher des cartes d’un type particulier), et enfin, s’il le souhaite, attaquer un autre joueur à sa portée, c’est-à-dire, situé dans la même zone/territoire que lui.
Les aspects mécaniques des personnages sont structurellement nécessaires au jeu, et doivent être respectés par les joueurs, tandis que les aspects esthétiques n’induisent aucune obligation et par conséquent, ils ne devraient a priori n’être que peu ou pas mobilisés. Il convient d’ajouter à ces éléments une dernière dimension matérielle. Cela regroupe à la fois la position des joueurs autour de la table, ainsi que les éléments de jeu, comme les pions et leurs couleurs, ce qu’un joueur a en main ou devant lui (indiquant par là ce qu’il a obtenu par des actions préalables), la situation sur le jeu, par exemple la piste des points de vie, mais aussi l’identité propre des joueurs telle qu’elle est reconnue par l’individu et par le groupe au sein des échanges de sociabilité.
Précisons toutefois que cette répartition ne tient pas compte de la forte imbrication de différents éléments qui, en principe, sont indissociables. La sémantique associée au jeu est ici essentielle : il s’agit de l’ensemble qui comprend à la fois le vocable, les illustrations et les associations d’idées et références qui y sont liées. Par exemple, l’un des Shadow (camp regroupant des monstres folkloriques traditionnellement considérés comme maléfiques) est un Vampire, dont la capacité spéciale est Morsure. Cette capacité lui permet, si son identité est révélée, de soigner ses blessures lorsqu’il attaque un autre joueur ; on retrouve en termes de mécanique la représentation folklorique du vampire qui prolonge sa vie en se nourrissant du sang de ses victimes. Cette sémantique est nécessaire à la description et la compréhension des mécanismes de jeu, en particulier la capacité spéciale, le camp d’appartenance, et le nom. Par exemple, afin de dissimuler les différents rôles qu’incarnent les joueurs, la piste des points de vie est la même pour tous ; mais lorsqu’un joueur accumule plus de blessures que le maximum indiqué sur sa carte personnage (voir extrait du livret de règles 1), il doit alors révéler la mort de son personnage. Le maximum de « dégâts » tolérés par un personnage peut varier du simple au double.
Chaque participant possède une position particulière autour de la table, des pions de sa couleur, et sa propre identité, ses manières d’être, de penser et d’agir (son habitus [12]) extérieures à la pratique d’un jeu en particulier. La co-présence de plusieurs membres d’un groupe autour de la table implique aussi nombre d’éléments. Certains joueurs se connaissent de vue, ou entretiennent des relations amicales ou professionnelles en dehors des soirées jeux ; d’autres sont présents pour la première fois.
La vidéo sur laquelle se base mon analyse est issue de mon travail de thèse, qui comporte à la fois des observations participantes et des enregistrements filmés de parties. Cette double méthode me permet d’associer une analyse ethnographique du groupe social, de ses normes et de ses représentations, avec une analyse détaillée des interactions entre joueurs durant la partie, ainsi que des processus d’actions propres au jeu. Ces analyses sont complétées par des entretiens formels (enregistrements audio dans un cadre privé) ou informels (discussions lors des soirées ou parfois en dehors). Le terrain dont fait partie la vidéo a été mené de 2008 à 2010, lors des soirées organisées par un regroupement d’associations loi 1901, le CNJ. Ces soirées se déroulent une fois par semaine le vendredi soir dans les locaux de l’association. Les participants viennent pour trouver d’autres joueurs ou pour découvrir de nouveaux jeux. De nombreuses boîtes sont mises à leur disposition, car l’association a pour objectif de rassembler en une collection (à l’instar d’un musée) l’ensemble des jeux d’édition à des fins de conservation et de pratique. Certains propos de joueurs mentionnés dans cet article proviennent d’autres terrains d’enquête, l’un situé à Nanterre de 2008 à 2009, et l’autre à Bruxelles de 2010 à 2012. Je suis l’un des joueurs sur la vidéo : c’est l’une des particularités de mon terrain, car je ne pouvais filmer l’ensemble de la salle, certains joueurs ne souhaitant pas apparaître sur les vidéos, même sous couvert d’anonymat. Il m’était dès lors impossible d’accéder à l’ensemble du processus de choix du jeu et de discussion préliminaire au début des parties filmées, si je n’y prenais pas moi-même part. Cela me permettait aussi de pouvoir interroger directement les joueurs à l’issue d’une partie si un élément me semblait important à approfondir.
La vidéo, dont proviennent les images et extraits illustrant cet article, fut tournée au printemps 2010. Quatre des joueurs sont des habitués puisqu’ils participent régulièrement à ces soirées depuis plus de deux ans (dont deux depuis plus de cinq ans). Ils se connaissent tous les quatre de nom, mais n’entretiennent pas de relation (amicale, professionnelle ou autre) régulière en dehors du cadre des soirées jeux. Ils sont déjà coutumiers de la présence de la caméra, élément qui peut avoir un impact sur les joueurs lorsqu’ils ne sont pas habitués. Le cinquième joueur est un occasionnel. Il connaissait déjà deux des joueurs mais, à la date de la vidéo, c’est la première fois qu’il se retrouve confronté à la caméra, qu’il accueille sans hésitation. C’est lui qui a proposé le jeu qu’il connaît déjà pour l’avoir essayé en dehors des soirées jeux du CNJ.
Dans cette analyse, nous définirons le cadre fictionnel (ou ludique) comme le système de référence et de perception de la situation qui fait appel aux éléments du jeu. Cela comprend les rôles, les objectifs, les lieux fictifs (par exemple le cimetière), la perception thématique et selon la règle des actions possibles, de leurs modalités et de leurs résultats (attaquer pour infliger des blessures, se déplacer d’un lieu à l’autre, etc.), le contexte ludique (i.e les objets possédés par un joueur), ainsi que les événements qui vont redéfinir la situation (i.e. la mort de l’un des personnages joués). Plus important ici, ce cadre définit l’ensemble des contraintes, les possibilités d’action, la dénomination et le thème qui s’appliquent à l’identité fictive qu’il propose. Aussi, les particularités du cadre correspondent à celles de l’identité fictive. Le cadre fictionnel obéit en tous points à la définition du cadre primaire de l’interaction donnée par Erving Goffman dans Les cadres de l’expérience [13] : « Est primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification […]. Les cadres primaires nous permettent de localiser, de percevoir, d’identifier et de classer un nombre apparemment infini d’occurrences entrant dans leur champ d’application. » [14] Rappelons le fait qu’un cadre pour E. Goffman correspond à l’aspect social et cognitif d’une situation d’énonciation, c’est-à-dire la perception et l’interprétation collectives (ainsi que les interactions nécessaires et/ou impliquées par et pour cette perception et interprétation) du contexte, à savoir identités, rôles, objectifs, environnement, possibilités, anticipations, etc. propres à une occasion précise. Notons par ailleurs que tout cadre, y compris celui fictif, implique un système de pertinence qui lui permet de s’isoler des éléments hors cadre qui pourraient venir parasiter le bon déroulement de l’action. Cet aspect est développé par E. Goffman dans son article « Fun in games » [15] lorsqu’il traite de la loi de l’irrelevance [16] ; c’est-à-dire que tout ce qui n’est pas reconnu comme pertinent pour le cadre (en d’autres termes, tout ce qui ne correspond, n’intervient, ne procède pas aux enjeux, rôles, ou moyens d’actions du cadre), est de préférence ignoré pour ne pas fragiliser le fonctionnement du cadre. Un exemple typique de ces soirées jeux est le rejet hors du cadre des relations d’interconnaissance et d’affinité. En particulier dans les jeux compétitifs où, comme me le confia un joueur : « Le but du jeu, c’est de gagner. Donc on se pourrit en toute amitié […] ; si l’adversaire ne cherche pas la victoire, il n’y a plus d’enjeu, plus de jeu. » Ces relations d’affinité, pourtant constitutives de l’identité des joueurs en dehors du cadre ludique, ne sont pas pertinentes pour le jeu et, en tant que telles, mise à l’écart et non considérées dans l’activité.
Ce cadre fictif est proche de ce que Goffman nomme cadre « modalisé » ou « transformé » (en opposition à naturel) : « Par mode j’entends un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue de sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. » [17] Le cadre fictif s’en distingue cependant sur plusieurs points. Premièrement, il ne s’agit pas tout à fait d’un second degré d’action et de lecture. Comme nous l’avons vu, la thématique fait partie de l’activité ludique, elle l’habille et lui donne sens. En d’autres termes, il n’existe pas toujours de signification donnée par le cadre primaire pour une action prévue par le jeu, ce sens est à trouver dans le cadre ludique. Par exemple, l’action « il jette les dés pour faire se déplacer des marqueurs sur une échelle prédéfinie » ne fait pas vraiment sens, contrairement à dire qu’un joueur attaque un autre joueur. Il n’y a pas non plus d’attaque réelle qui serait mimée ; le cadre primaire de la situation ne sert pas de modèle au second degré d’interprétation ; c’est à l’inverse le cadre primaire qui mobilise le sens du cadre modalisé pour définir ce qui se déroule (il existe toutefois un référent mais extérieur à la situation).
L’identité fictive, ou identité ludique, peut de son côté être définie comme le rôle et le personnage que les joueurs doivent tenir dans ce cadre fictif. Goffman définit le rôle « pour désigner une aptitude ou une fonction, quel que soit le cadre dans lequel il apparaît ; le terme de ’personne’ désignera le sujet d’une biographie et celui de ’personnage’ la version théâtrale qu’on peut en donner. » [18]. On retrouve bien dans l’identité fictive ces deux dimensions, à la fois la fonction à tenir, c’est-à-dire un ensemble de normes, contraintes, objectifs, postures et attitudes à respecter pour conserver un comportement pertinent vis-à-vis du cadre et maintenir ce dernier. Mais aussi, on retrouve une identité de personnage c’est-à-dire une personne possédant une biographie (ou tout du moins quelques traits caractéristiques, à minima un nom), que les joueurs vont pouvoir mettre en scène. Il faut cependant noter qu’un personnage impose toujours l’idée d’un rôle (vu qu’il est, par définition, joué par quelqu’un), tandis qu’un rôle n’implique pas nécessairement un personnage.
Il ne faut pas se méprendre sur l’idée de cadre fictif car, comme tout cadre, celui-ci possède une importance autre que narrative : il ne se contente pas de donner sens, mais permet aussi aux joueurs d’orienter, de comprendre, et surtout d’agir dans le jeu.
L’usage des déictiques, ces mots qui font référence à la situation d’énonciation, est particulièrement présent dans les échanges entre les joueurs. Ces déictiques ne se réfèrent pas à la pièce où se trouvent les joueurs, ni même à la table, mais bien à la situation du cadre du jeu. Lorsque les joueurs disent à l’un d’entre eux « allez viens », ils désignent par ce biais la position des pions sur le plateau, et celle future du pion du joueur Jaune qui va rejoindre la case où se trouvent déjà les pions de Rouge et de Orange. Les joueurs ici s’amusent de la succession de hasard, peu probable, qui a conduit trois sur cinq d’entre eux à se retrouver coup sur coup sur le même lieu – le cimetière – aléa d’autant plus improbable que ces trois joueurs se trouvaient au tour d’avant sur le même territoire (ensemble de deux lieux, voir extrait du livret de jeu 2 ci-dessus).
Si, dans cet extrait, un déplacement a bel et bien eu lieu dans le cadre fictif (les personnages se sont déplacés vers le cimetière), un autre, à la fois lié et distinct, a eu lieu concrètement (tour 4). En effet, le déplacement fictif entérine le déplacement des pions sur le plateau d’une carte lieu vers une autre. Pions qui symbolisent l’identité physique du joueur dans le cadre du plateau, et donc du jeu. Notons ici que le lien entre pion et joueur est renforcé par la façon dont les joueurs se nomment entre eux au cours de la partie. En effet, au lieu de s’appeler par leur prénom ou nom respectifs, ils s’interpellent à l’aide des couleurs qui leur ont été attribuées en début de partie, et cela tout au long du jeu. L’intérêt de ce procédé est double. D’une part, il permet aux joueurs de se rendre anonymes vis-à-vis de la vidéo et, d’autre part, de façon plus pragmatique, de pouvoir rapidement identifier les autres par leur couleur autour de la table (à l’aide d’une petite carte à leur couleur placée devant eux) et sur le plateau de jeu.
On note que le cadre fictif est comme scindé en deux : d’un côté, nous avons l’aspect narratif, donné par la thématique du jeu et, de l’autre, l’aspect mécanique, donné par les règles. Par exemple, concernant l’identité, le fait que les joueurs s’appellent par couleur permet une dénomination neutre vis-à-vis des rôles potentiels (qui, rappelons-le, sont masqués en début de partie), dénomination supplantée en fin de partie par celle des identités thématiques (Loup-garou, Vampire, Georges,…) lorsqu’elles sont révélées.
Le jeu sert de médium, les pions incarnent les identités fictives des joueurs dans un cadre spatial à la fois fictif et réel. Comme le souligne Goffman alors qu’il théorise sa loi de l’irrelevance [19] le cadre du jeu se suffit à lui-même et rejette, car non pertinent pour l’action, ce qui lui est extérieur : « Il semble caractéristique des rencontres focalisées, comme situations distinctes des autres éléments de l’organisation sociale, que leurs contraintes portent en grande partie sur ce qui doit y prendre part ou en être exclu, et par ce biais, ce qui doit être accepté comme définition de la situation. » [20]. Pour le jeu que nous étudions, la position sur le plateau détermine qui peut attaquer qui, plus que la disposition spatiale des joueurs autour de la table. La narration se trouve inscrite physiquement dans l’espace.
Le rôle qu’incarnent les joueurs dans le jeu suit les mêmes préceptes, bien que de façon plus subtile. De même que pour les pions qui représentent les joueurs sur le plateau, les cartes qu’ils ont reçues en secret au début de la partie leur donnent objectifs et capacités ; ils doivent cependant maintenir secret le contenu de ces cartes le plus longtemps possible. Parce que l’identité est fictive, le joueur, en prenant la carte, ne devient pas un vampire ni un loup garou, ou Daniel le suicidaire. Néanmoins, l’orientation des actions du joueur dans le jeu en sera concrètement altérée. L’identité va prendre corps dans la situation par l’intermédiaire des choix du joueur, ce qui la rend alors potentiellement déductible pour ses adversaires. C’est l’aspect mécanique de l’identité qui se retrouve à la fois dans l’inscription matérielle (les pions) et dans les logiques de jeu (choix stratégiques, possibilités d’actions). En bref, l’identité mécanique est l’aspect régulé et nécessaire au déroulement du jeu, qui va donner aux joueurs une posture tactique (selon l’objectif à atteindre). L’identité narrative est l’aspect thématique de l’identité fictive, ce qui va permettre d’habiller le jeu. Cette identité narrative – qui va fournir un sens aux oppositions posturales du jeu, une identité précise et un nom – est le personnage.
Soulignons, dans cet extrait, les différents éléments tangibles de l’identité. Tout d’abord la carte de rôle qui contient les informations liées à cette identité, ce que le joueur doit vérifier ici pour pouvoir répondre et réagir selon les consignes du jeu qui sont données par la carte vision. Que le joueur ait pu oublier le nom (tours 3 à 5), ou l’intitulé exact de son identité fictive, est uniquement gênant pour les mécanismes lorsque les cartes visions entrent en jeu. Retrouver les joueurs de son camp (quel qu’il soit) et atteindre les objectifs de son rôle sont les éléments pertinents des mécanismes en dehors de ces cartes, d’où l’oubli qui jusqu’à présent n’avait pas handicapé le joueur dans sa partie. La carte, entité tangible, permet justement au joueur oublieux de pallier cela lorsque c’est nécessaire.
Un autre aspect concret de cette identité fictive, qui va être pris en compte par les joueurs et qui, selon ces mêmes joueurs, fait tout l’intérêt du jeu, ce sont les actions et les choix (contraints avec les cartes visions ou volontaires) que les joueurs font selon leurs rôles respectifs. Ci-dessus, le joueur (tour 7) agit selon ce que les mécanismes du jeu imposent à son personnage, ce qui permet au joueur bleu (tour 8) de déterminer l’identité du joueur blanc, et de pouvoir réaliser l’action qu’il juge appropriée.
Le choix que fait Jaune de ne plus attaquer le joueur Orange (tour 3) est considéré comme révélateur par les autres joueurs (tour 4). En effet, jusque-là, le joueur Jaune avait systématiquement attaqué le joueur Orange, jusqu’à ce qu’il joue une carte vision lui permettant de voir la carte de ce dernier. Au moment de l’extrait, c’est la première fois qu’il peut attaquer le joueur Orange après avoir vu la carte rôle de ce dernier. Les autres joueurs qui savent déjà que le joueur Jaune possède un autre allié, le joueur Bleu, tirent la conclusion, en observant le changement d’attitude de Jaune, que le joueur Orange détient la carte rôle « Daniel » ; conclusion qu’ils traitent avec humour en détournant les objectifs fictifs du rôle que le joueur Orange possède [21].
Cet autre exemple nous montre qu’outre le comportement du joueur, certains éléments du jeu peuvent aussi livrer des informations sur les identités de chacun. Ainsi, le rôle de loup garou est celui qui, chez les Shadow, possède le plus de points de vie. Rouge ayant atteint une quantité de blessures (tour 1) qui aurait provoqué la mort de tout autre rôle, le joueur Bleu en soutire une information supplémentaire sur son identité (tour 4).
L’identité fictive ludique est une identité incarnée dans les actes et la disposition des éléments de jeu sur le plateau. L’ensemble mécanisme et matériel de jeu va permettre de concrétiser cet environnement, tout du moins de reproduire visuellement ce qui s’y déroule. Cela permet par la même occasion de générer de l’inattendu. Ainsi, nous pouvons nous permettre de dissocier dans l’usage un aspect mécanique – manipulation des pièces, choix tactiques, objectifs et enjeux – de l’aspect proprement narratif de l’identité fictive, qui n’est pas mis en pratique au même moment ou pour les mêmes raisons.
Il est rare que les joueurs interprètent leur personnage en le faisant parler ou agir hors du cadre du jeu. L’identité fictive du joueur semble d’abord et avant tout être une identité mécanique, répondant à ce qui est demandé et attendu dans le cadre du jeu. Seules les actions et la verbalisation de celles-ci ou de ce qu’elles impliquent sont mises en avant, car les procédés mécaniques d’actions sont les seuls critères a priori estimés pertinents de la partie. D’ailleurs, à l’exception du vocabulaire, ce sont aussi les seuls critères fournis sur les cartes rôles (cf. extrait livret règle n°1). Ces cartes mentionnent presque uniquement des éléments de la mécanique du jeu (limite de point de vie, capacité spéciale, condition de victoire et camp), si l’on excepte le nom du personnage et le vocable des différents éléments. Par exemple, la possible psychologie du personnage n’est pas inscrite, pas plus qu’un historique des relations qu’entretient le personnage avec d’autres, ni même son histoire personnelle. Mise à part l’utilisation préférentielle des termes narratifs à ceux mécaniques, rien n’indique que les joueurs aient un intérêt particulier pour la thématique.
Cependant, les joueurs soulignent l’importance de l’immersion dans un jeu. Ou tout du moins, ils vont juger la thématique d’un jeu, et donc le jeu en lui-même, par sa capacité à être cohérent avec les aspects mécaniques du jeu. Après la partie que nous étudions ici, les joueurs impliqués valoriseront d’ailleurs cet aspect pour juger de la qualité du jeu. Pour reprendre leur métaphore, la thématique est l’habillage du jeu et en poussant un peu, on comprend en quoi cette « couverture du livre » [22], à l’instar des costumes d’un spectacle, contribue à rendre le jeu plus crédible. Dans l’échange suivant où un joueur commente l’aspect thématique d’une carte, nous retrouvons cette dimension.
L’aspect narratif ressort paradoxalement lorsqu’un joueur critique justement l’échec d’une carte à maintenir cette qualité : « Roh ! Fait chier ! C’est la carte à la con. J’ai pas d’équipement donc je dois subir une blessure. J’ai déjà vu une partie se finir là dessus ! C’était le duel, là, et PAF ! Il se casse la gueule sur une peau de banane et il meurt. Le duel de la liche et du chasseur de vampire, peau de banane, c’est con. Jamais un film d’horreur ça se finit sur une peau de banane. »
En mettant la thématique ainsi en avant, le joueur cherche à attirer l’attention sur l’aspect absurde qu’aurait la mise en récit (ou film) de l’action de jeu en cours, si l’on s’en tient à la dénomination narrative de la carte « peau de banane ». Si de telles mises en récit sont rares, l’absence de sanction de la part des autres joueurs montre la possibilité d’une narration complémentaire à celle, liée à la mécanique et sanctionnée par le résultat final, que constitue l’historique des coups joués par chacun des joueurs.
La rareté de ces mises en scène ne signifie pas pour autant que la fiction soit tout à fait absente, d’autant que les traits d’humour issus de la thématique sont récurrents. Nous l’avons déjà vu avec l’exemple de la remarque « Tu veux une corde ? » (transcription N°3), qui s’amuse de l’identité et des objectifs d’un joueur, en transposant cette identité et ces objectifs depuis le système de pertinence ludique vers un autre système de pertinence : une situation de détresse et de solitude, par exemple, qui peut conduire au suicide.
Régulièrement des remarques de ce type vont émerger durant la partie, faisant référence aux identités endossées par les joueurs (« Allez, finissez le vampire »), à la situation du jeu (« Les aide pas ! Je suis tout seul ! ») ou enfin à des éléments de jeu ou d’action de jeu (« Tous au cimetière ! »). Ces remarques, le plus souvent utilisées de façon humoristique, possèdent toutes les mêmes particularités, le plaisantin endosse ou fait endosser, l’identité mécanique aux joueurs. Ces remarques se basent sur la situation de la partie, la décrivant selon l’interprétation narrative que le jeu propose. Par exemple, la présence d’une grande majorité des pions sur la carte-lieu cimetière (cf. Transcription n°1). Les joueurs vont parfois faire appel aux connaissances culturelles extérieures au jeu pour en renforcer l’aspect narratif, comme dans le cas de la peau de banane ou de la corde. Ces remarques sont humoristiques, et en tant que telles, nous pouvons considérer qu’elles se basent sur la constitution d’une rupture d’attente [23], c’est-à-dire un comportement qui ne correspond pas aux canons et scenarii socialement conformes à la situation. Être en décalage avec ces attentes va surprendre et relativiser les normes du cadre. Ici, les ruptures humoristiques vis-à-vis de ces attentes indiquent toujours une certaine distance prise avec les rôles et la thématique.
Comme nous l’avons vu plus haut, les joueurs se réfèrent, s’appuient, et font référence aux aspects rendus tangibles de ces identités. Elles sont de plus un élément fondamental des mécanismes ludiques, du Gameplay du jeu observé. En conséquence, elles sont nécessairement investies dans le cadre ludique par les joueurs qui devront orienter leurs actions en fonction des objectifs et capacités de leur rôle. De plus, ces identités sont présentées et conçues comme des entités à la fois narratives, par l’insertion d’un vocabulaire thématique lié au cadre fictif du jeu, et mécaniques par la façon dont les joueurs peuvent et doivent les mettre en actes selon les règles du jeu. Les joueurs agissent selon ces mêmes rôles, et se reconnaissent à leur dénomination. S’ils ne s’autorisent à l’inverse aucun manquement vis-à-vis du rôle mécanique, les joueurs se distancient du rôle thématique par leur humour, tout en reconnaissant son importance.
Arrêtons-nous sur un autre aspect du jeu pas si éloigné de la question de l’identité. Autour de la table la norme sociale tacite est l’amusement collectif, et pour cette raison certains comportements sont attendus mais pas toujours respectés par l’ensemble des joueurs. La politesse est de mise, mais de façon plus circonstancielle les joueurs doivent jouer rapidement à leur tour, suivre le jeu pour ne pas faire attendre les autres joueurs, accepter l’enjeu de la partie, mais surtout, tout mettre en œuvre pour obtenir la victoire malgré les tensions que cela génère. Cette exigence paradoxale forme le socle du comportement du bon joueur qui joue habilement et rapidement, sait perdre et ne se vante pas trop de ses victoires. À l’opposé du mauvais joueur, s’agace quand il se trouve en situation d’échec dans le jeu, ou fait perdre du temps aux autres en « ne réfléchissant qu’à son tour ». Ces deux catégories, du bon et du mauvais joueur, sont définies comme telles par les joueurs et en dehors. La représentation du mauvais joueur qui s’énerve, grogne, ou boude lorsqu’il perd étant partagée au-delà du cercle des seuls joueurs. De la même façon l’expression beau joueur désigne celui qui tout en acceptant un enjeu et en se démenant pour l’emporter, considérera victoire ou défaite comme n’étant que peu de chose et ne se départira pas ainsi d’un comportement dit fair-play vis-à-vis de ses adversaires.
Ces désignations sont pour nous riches d’enseignements, elles nous donnent à lire les normes sociales et par ce biais, le système de pertinence propre à l’activité ludique. Jouer à un jeu revient à participer à un engagement double et antagoniste. Un engagement dans un groupe social où tout le monde doit y trouver son compte, pas seulement le vainqueur, avec toutes les normes que cela implique, dont la préférence pour l’évitement des tensions décrites par Goffman [24]. Mais c’est aussi un engagement, qualifié d’« acte de foi » par Huizinga [25], dans une activité qui n’autorise pas la remise en cause de ses règles. Pour reprendre l’exemple de Duflo [26], une course hippique n’a d’intérêt que si, et uniquement si, l’on considère qu’il y a un enjeu à voir un cheval en particulier courir plus vite qu’un autre. Il en va de même pour les jeux d’auteurs, un joueur aidant un autre par affinité aux dépens de sa propre victoire sera accusé de pratiquer de l’anti-jeu, car il met en danger le principe du jeu, de ses mécanismes : la compétitivité fait partie de ce qui va le mettre en acte, elle est instituée dans la règle par la distribution d’objectifs concurrentiels. En d’autres termes, l’anti-jeu brise le cadre ludique en ne respectant pas ses principes au profit d’un autre qui lui est extérieur (l’affinité), et pour cette raison, détruit l’intérêt et la raison d’être du jeu.
Le fait d’être un bon ou un mauvais joueur a une incidence pour les joueurs dans le cadre des soirées jeux. Un bon joueur bénéficiera d’une certaine reconnaissance parmi le groupe, là où un mauvais joueur se retrouvera confronté à différents procédés d’évitement poli, discret, mais régulier. La raison est à trouver non pas dans l’un ou l’autre cadre, mais bien dans l’ensemble des deux. Un bon joueur proposera à ses adversaires un challenge, et donc un enjeu, accru (pertinent pour le jeu), tout en relativisant victoire et défaite (pertinentes dans le cadre de la soirée), à l’inverse d’un mauvais joueur, qui donnera trop d’importance à l’enjeu du jeu. Ce dernier ne respecte pas la loi de l’irrelevance [27], à savoir écarter dans les interactions du cadre de la soirée (et de ce cadre seul, pas celui du jeu) tout ce qui a trait à l’aspect compétitif du jeu ; le mauvais joueur empêche ainsi les autres joueurs de mettre à distance victoire comme défaite et tout ce que cela peut entraîner en termes d’estime de soi ou de tension entre les joueurs : il met en péril le cadre de la sociabilité.
Selon la théorie des cadres de Goffman [28] une même situation peut comporter non pas un, mais plusieurs cadres de priorité et d’incidence différentes. Cela permet d’expliquer et de comprendre le phénomène que les théories de l’analyse conversationnelle nomment side sequence qui désigne toutes ces activités d’échange ayant lieu en aparté d’un échange principal.
Une partie de jeu de société a pour cadre principal l’activité focalisée (le déroulement de la partie sur le plateau), dont les coups joués sont les actes et le dialogue. À l’extrême, nous devrions considérer comme une side sequence [29] tout ce qui n’est pas une action de jeu. C’est à cette échelle que l’on retrouve l’acte de foi du joueur dans l’intérêt pour les objectifs du jeu, pour la victoire, pour la trame narrative de la thématique, et c’est sur les capacités du jeu à immerger les joueurs dans l’activité que ses qualités vont être évaluées ; la thématique a ici toute son importance. Dans le même temps, les joueurs sont engagés dans une autre activité, qui comprend celle de la partie dont l’objectif est l’amusement collectif [30].
Tout le paradoxe, fourni par les principes antagonistes et pourtant simultanés d’engagement pour l’enjeu et de distance à l’enjeu, réside dans le statut des deux premiers cadres que nous avons décrits. Les deux sont simultanément les cadres principaux de l’activité. La partie est l’activité dans laquelle les joueurs focalisent et mobilisent leur réflexion. Mais c’est aussi un élément du second cadre, que nous nommerons la table de jeu ; à la fois nécessaire pour la partie – car sans joueur elle ne peut avoir lieu – et qui ne pourrait exister s’il n’y avait pas cette activité commune autour de laquelle les joueurs se réunissent. Si le cadre de la table de jeu n’avait pas eu ses propres normes, ses propres éléments de contexte, différents et surtout opposés à celui de la partie, nous aurions pu considérer qu’il s’agissait d’un seul et même cadre, à l’instar des joueurs.
Les joueurs sont donc engagés dans deux activités qui impliquent chacune un principe antagoniste à l’autre. La dualité de l’identité fictive (narrative et mécanique), qui fait écho à la dualité des cadres de la situation (socialisation et activité compétitive), va permettre aux joueurs de résoudre ce paradoxe.
L’engagement est rendu manifeste par l’importance, tant structurelle que démonstrative, accordée aux rôles. À la fois enjeu et origine de l’enjeu, le rôle que les joueurs endossent pour la partie va déterminer les stratégies qu’ils vont employer, et par ce même moyen, permettre aux autres joueurs de tenter de déduire cette identité fictive. C’est à travers la partie, et les actions de jeu, que l’identité mécanique d’un joueur va se manifester, et permettre aux autres de spéculer sur celle-ci, oralement ou non. Les joueurs orientent leurs actions selon cette identité lorsqu’ils agissent dans le cadre du jeu. Tout manquement à ces rôles dans les actes de jeu risquerait de briser le bon déroulement de la partie, ou pire, d’être assimilé à de la triche. En effet, la structure du jeu que nous étudions ici repose sur le délicat équilibre entre les différentes factions, et la distribution aléatoire d’enjeux opposés. Si un joueur se met à jouer contre son propre camp sans raisons pertinentes vis-à-vis du système de jeu (c’est-à-dire sans que ces actions n’aient pour objectif la victoire du camp auquel on appartient) alors, non seulement l’équilibre mécanique prévu par le jeu se trouve détruit, mais en plus cela remet en cause l’enjeu du jeu, puisque l’accès à la victoire devient impossible pour l’un des groupes, et assuré pour l’autre. Or, un jeu dont le résultat ne dépend plus de la confrontation toujours maintenue des actions individuelles n’est plus un jeu (ce qui est le cas même dans un jeu coopératif). Ne pas respecter l’aspect mécanique de l’identité fictive va porter atteinte à l’ensemble de la mécanique du jeu, au point de le rendre injouable. Il va sans dire qu’un tel acte serait très mal vu dans une communauté de joueurs qui se réunit expressément pour jouer, s’amuser et ressentir cette tension ludique dans l’indétermination du résultat qui doit s’obtenir par la qualité de ses choix vis-à-vis de la mécanique d’un jeu.
Le rôle narratif est important pour le cadre dans sa globalité puisqu’il donne sens à l’action et, par son habillage, permet une perception cohérente et claire de ce qui se passe. Mais il a finalement peu d’intérêt stratégique dans la réalisation des objectifs mécaniques du jeu, si l’on excepte la nécessité de dissimuler son rôle. Dès lors, ce fragment de l’identité fictive est totalement disponible aux démarches de distanciation, par le biais de l’humour et de rupture du cadre thématique, qui permettent de réaliser l’exigence du cadre de la table des joueurs. Ces derniers ne peuvent en effet se permettre de questionner l’aspect mécanique de leur rôle, car cela viendrait à remettre en cause les objectifs dans le jeu, et donc l’engagement de façon absolue. Tandis que l’identité fictive, narrative par son aspect habillage, peut être détournée, interrogée, raillée par un joueur, tant sur son propre rôle, que sur celui d’un autre joueur, sans mettre en cause l’engagement pour l’objectif du jeu. Si dans la description du jeu, son matériel et l’ensemble de règles qui le composent, les aspects narratif et mécanique de l’identité ne sont pas dissociés, ils le sont dans leur mise en pratique par les joueurs.
Pour conclure, nous pouvons dire que cette mise à profit du caractère double de l’identité fictive ludique (thématique et mécanique) permet de jouer sur deux tableaux, autorisant ainsi les joueurs à alterner entre engagement et distanciation durant la partie. Ils peuvent alors maintenir leur participation aux deux cadres d’interaction, et résoudre le paradoxe de la dualité ludique. Le joueur répond aux deux attentes, d’un côté l’engagement dans la partie, et la recherche de la victoire par des stratégies efficaces (ou tout du moins jugées comme telles) ; de l’autre, la recherche d’un amusement collectif, où perdre la face serait dommageable, mais centré sur une activité qui doit être menée à bien, où seule une partie des joueurs l’emporte. Nous pouvons par conséquent avancer que cette identité fictive, parce qu’elle est fragmentée par les joueurs, leur permet de ne pas perdre la face, ni de mettre en péril celle de leur adversaire, quelle que soit l’issue de la partie. En d’autres termes, cette identité fictive permet de faire « tampon » entre les deux cadres antagonistes ; un qui est ludique et qui a pour critère de pertinence l’enjeu du jeu et, par ce biais, la compétitivité des joueurs. Et un autre, celui de la soirée, qui nécessite une cordialité et sociabilité incompatibles avec les tensions compétitives. Que ce soit dans sa capacité d’engagement ou de distanciation, en cas de défaite ou de victoire, la mobilisation de l’une ou l’autre des facettes de cette identité fictive fournie par le jeu donne l’occasion aux joueurs de se comporter selon un idéal partagé et sanctionné (tant positivement que négativement) par la communauté : le bien jouer, ou fair play.
Cet article utilise une version simplifiée de la convention de transcription du laboratoire ICAR. Pour cet article, seuls les éléments importants pour la compréhension du déroulement de l’action ont été retranscrits. La numérotation se fait par tour de parole, qui comprend les propos et actions réalisés en chevauchement.
BLA Initiales du joueur qui parle
(x.x) Temps de silence au dixième de seconde près
/ Intonation montante
\ Intonation descendante
M Majuscules utilisées en cas de haussement de voix
[ ] Délimitation d’un chevauchement (quand deux personnes parlent en même temps) les propos sont alors alignés
(rires) Événement vocal non transcriptible
Toute ligne commençant par des initiales en minuscule italique sont les transcriptions des activités gestuelles des participants.
bla Initiales du joueur qui agit
−−− Continuité d’un geste
−−> Se poursuit au tour suivant
² Délimiteurs d’un chevauchement entre gestes et interaction verbale (ou silence) qui sont alors alignés
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[11] C’est-à-dire des changements occasionnels et aléatoires mais à l’intervention et aux formes prédéfinies dans le système de règles.
[12] P. BOURDIEU, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88.
[13] E. GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1974.
[14] Ibid., p. 30.
[15] E. GOFFMAN, Encounters : Two Studies in the Sociology of Interaction - Fun in Games & Role Distance, op. cit.
[16] Ibid.
[17] E. GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, op. cit., p.52.
[18] E. GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, op. cit., p.137.
[19] Rules of irrelevance voir E. GOFFMAN, Encounters : Two Studies in the Sociology of Interaction - Fun in Games & Role Distance, op. cit. pp. 18-24.
[20] Traduction de l’auteur. Texte original : « It seems characteristic of encounters, as distinguished from other elements of social organization, that their order pertains largely to what shall be attended and disattended, and through this, to what shall be accepted as the definition of the situation. » E. GOFFMAN, Encounters : Two Studies in the Sociology of Interaction - Fun in Games & Role Distance, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1961, p.19.
[21] Le personnage de Daniel attribué au joueur orange a en effet pour objectif d’être le premier à mourir (et sinon de survivre aux Shadows).
[22] Propos d’un joueur.
[23] E. GOFFMAN, Encounters : Two Studies in the Sociology of Interaction - Fun in Games & Role Distance. op. cit. pp. 44-55 & E. GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, op. cit. pp. 376-378.
[24] Ibid., pp. 38-41.
[25] J. HUIZINGA, Homo ludens, essais sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, pp. 45-49.
[26] C. DUFLO, Jouer et philosopher, Paris, PUF 1997.
[27] Rules of irrelevance voir E. GOFFMAN, Encounters : Two Studies in the Sociology of Interaction - Fun in Games & Role Distance, op. cit.
[28] E. GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, op. cit.
[29] Si l’on ne prend toutefois pas en compte tous les phénomènes de bluff et de feinte orale.
[30] Il existe cependant d’autres finalités possibles aux jeux, par exemple : pédagogique, thérapeutique, ou même managériale. Mon terrain portant sur la pratique ludique dans le cadre des soirées jeux, je me limiterai à l’analyse des situations où le jeu possède l’amusement pour finalité unique.
Barbier Jean-Emmanuel , « Jeu d’édition et identités fictives », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Jeu-d-edition-et-identites (Consulté le 4 octobre 2024).