Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012.
« Du fait de mon sexe, de ma génération et de mon origine de classe, je me suis trouvée au croisement de quatre mouvements sociaux qui ont orienté mon itinéraire personnel, politique et théorique : le mouvement ouvrier, le mouvement de libération de l’Algérie, les événements de Mai 68 et le mouvement de libération des femmes. J’ai été partie prenante de ces quatre mouvements. D’une certaine façon, c’est ce dont ’ma’ sociologie témoigne. » (page 9). Ainsi débute la présentation par Danièle Kergoat du recueil d’articles et de chapitres d’ouvrages collectifs qu’elle vient de faire (re)paraître aux éditions La Dispute, dont la publication initiale s’est étendue de 1978 et 2010.
Du coup, elle annonce aussi d’emblée la posture qui a constamment la sienne, revendiquant la possibilité, mieux : la nécessité, d’articuler (ce qui ne signifie pas confondre) le trajet personnel, l’engagement dans les luttes sociales et politiques et la recherche sociologique. Une posture aux antipodes de celle, toujours dominante, qui érige en postulat une « coupure épistémologique » entre science et opinion tout comme elle exige une stricte « neutralité axiologique » de la part du chercheur. Deux réquisits aussi intenables, donc illusoires et fallacieux, l’un que l’autre.
A propos du parcours personnel de Danièle Kergoat, le lecteur restera largement sur sa faim. Le peu qui en est dit dans l’interview qui clôt le volume laisse cependant bien entendre que ses origines ouvrières ne sont pas étrangères à sa « vocation » sociologique, qui va cependant l’amener à prendre distance (sociale et réflexive) par rapport à elles : « Je voyais la sociologie comme la discipline qui permet de comprendre ce qu’on vit quand on est dominé et qui donne des outils pour sortir de cette domination. » (page 331). Ce qui confirme, une fois de plus, que la sociologie est une vaste auberge espagnole où chacun trouve à consommer très exactement ce qu’il est prêt à y produire. Car c’est bien la question de la domination, de ses mécanismes grossiers ou subtils, et celle corrélation de la lutte pour s’en émanciper qui resteront au cœur des préoccupations théoriques de Danièle Kergoat ; et ce sont ses éléments de réponse à cette double question, incessamment approfondis au fil de textes ici réunis, qui fait, de mon point de vue, tout l’intérêt de son œuvre.
Son engagement dans des luttes sociales et politiques fait l’objet d’indications plus fournies, tout en restant à l’arrière-plan de ces textes. Danièle Kergoat ne tait pas cependant sa dette à leur égard : ce sont bien les interrogations soulevées par ces luttes qui ont constamment nourri et aiguillonné sa recherche. Ainsi, dès ses premiers terrains (une usine d’embouteillage à forte proportion de main-d’œuvre immigrée, des usines textiles ou de construction électrique de l’Ouest à dominante féminine), elle se propose de savoir comment des hommes et des femmes, pourtant manifestement dominé-e-s, trouvent la force de résister à cette domination, à se révolter contre elle et à la transformer par leurs luttes, en inscrivant dès lors sa possible suppression à l’horizon de ces dernières. Par la suite, luttes ouvrières, luttes des infirmières, luttes des travailleur-euse-s immgré-e-s et mais aussi et surtout luttes des femmes, luttes féministes, ont ainsi constamment soutenu et interpellé la chercheuse, mettant à mal les schémas, manifestement insuffisants mobilisés, a priori pour les comprendre (on pense en particulier au marxisme vulgaire servant de viatique aux militants des organisations gauchistes des années 1970) ou leur quasi inexistence, comme ce sera le cas quand il s’agira d’élaborer théoriquement les questions profondément politiques soulevées par les luttes des femmes.
C’est en fait essentiellement de l’itinéraire intellectuel, théorique même, de Danièle Kergoat que témoigne ce recueil de textes. A cette fin, ceux-ci ne sont pas ordonnés chronologiquement ni même thématiquement mais en fonction de la question qui se trouve au cœur de ses recherches : celle de la domination. D’où la division de l’ouvrage en trois parties. La première, intitulée « Penser les dominations », nous confronte à la nécessité d’articuler les deux variables de classe et de sexe pour comprendre la situation spécifique des ouvrières et des employées, nécessité qui conduit à l’élaboration du concept de rapports sociaux de sexe, pendant mais aussi rival de celui de rapports sociaux de classes, soulevant dès lors la question de l’articulation des deux et, plus fondamentalement, celle de la nature même des pareils rapports sociaux. Sous le titre « Penser le travail », la deuxième partie se penche alors sur ce qui apparaît à Danièle Kergoat comme l’enjeu majeur (ou, du moins, l’un des enjeux majeurs) des rapports sociaux de sexes comme de classes, à savoir la division du travail. C’est l’occasion pour elle de revenir sur différentes spécificités du travail féminin (l’assignation aux femmes de la majeure partie du travail domestique, le travail professionnel à temps partiel, la dévalorisation relative des emplois féminins, les carrières féminines discontinues ou bloquées, etc.) pour montrer comment elles peuvent précisément s’interpréter à la lumière du concept de division sexuelle du travail comme enjeu des rapports sociaux de sexe. Reste dans une troisième partie à « Penser l’émancipation », c’est-à-dire la possibilité sinon de mettre fin à la domination du moins d’en secouer le joug ; ce qui conduit Danièle Kergoat à scruter les voies (quelquefois inattendues) par lesquelles des groupes de femmes (ou d’hommes) parviennent à se constituer en collectifs de lutte mais aussi à souligner les obstacles qui peuvent persister sur cette voie.
Ainsi qu’en témoigne l’ensemble de ces textes, tout au long de son itinéraire intellectuel, Danièle Kergoat est restée fidèle à une sociologie conjuguant l’exigence de la confrontation à des terrains empiriques déterminés à celle de l’élaboration rigoureuse d’un appareillage théorique capable d’interroger l’empirie et d’en rendre compte. À ce jeu, elle aura contribué à l’élaboration de toute une série de concepts, notamment ceux de division sexuelle du travail, de rapports sociaux de sexe, de genres et de rapports de genre, etc. Contribution qui se sera le plus souvent inscrite dans des travaux collectifs qui se trouvent ici mentionnés avec honnêteté ; ce qui offre de surcroît au lecteur, au fil des pages, de très nombreuses références bibliographiques, en français et en anglais, ce qui ne constitue pas le moindre intérêt de ce recueil.
L’apport le plus important de Danièle Kergoat me paraît cependant avoir été dans son effort pour élaborer le concept de rapport social et articuler, à partir de lui, les questions relatives aux dominations de classe, de sexe et de race. Elle compte ainsi avec Maurice Godelier parmi les rares auteurs à s’être penché sur ce concept [1]. Il faut notamment porter à son crédit d’avoir souligné le caractère transversal (si l’on préfère macrosociologique) de chacun des rapports sociaux (de classes, de sexes, de races), d’avoir insisté sur leur irréductible dimension d’oppression, de domination et même d’exploitation, faisant ainsi de chacun d’eux un principe de tensions, de conflits, de contradictions au sein de la société globale, partant aussi l’un des moteurs de sa dynamique historique. Fait également partie de son apport l’insistance sur le fait que l’enjeu principal ou, du moins, l’un des enjeux principaux de ces rapports sociaux n’est autre que la division du travail – insistance qui signe, selon Danièle Kergoat, l’approche « matérialiste » des rapports sociaux à laquelle elle tient tout particulièrement pour prévenir de toujours possibles dérives culturalistes, comme en témoignent certaines des études consacrées aux genres ou aux groupes ethniques.
Danièle Kergoat a enfin été bien inspirée d’insister non seulement sur la pluralité des rapports sociaux mais encore sur ce qu’elle nomme (peut-être curieusement vu les connotations théologiques du concept) « leur consubstantialité » : entendons le fait qu’ils interagissent en se déterminant réciproquement. Par contre, ses positions sont moins assurées s’agissant de l’articulation précise et, le cas échéant, sur la hiérarchisation entre ces différents concepts : Danièle Kergoat refuse de se prononcer sur ces questions d’une manière générale et abstraite en renvoyant, pour leur solution, à l’étude de la manière dont, dans chaque situation concrète et singulière, cette articulation s’opère et s’établit éventuellement une hiérarchie entre les différents rapports sociaux de classes, de sexes et de races.
Pour ma part, je regretterais cependant qu’elle se soit aussi prudemment tenue à une position en définitive empirique, voire empiriste. J’en vois la raison dans une curieuse absence : celle de toute référence à Marx. La dette du concept de rapports sociaux de sexe à l’égard de celui de rapports sociaux de classes est reconnue chemin faisant : c’est en effet sur le modèle du second que certaines féministes françaises, dont elle-même, ont élaboré le premier au cours des années 1980, en même temps que celui-ci a permis de récuser le monopole de celui-là dans l’analyse de la réalité sociale. Mais jamais il n’est mentionné que c’est bien Marx qui, le premier, a défini cette réalité en termes de rapports sociaux. Il le fait dès ses fameuses thèses sur Feuerbach lorsqu’il affirme que « (…) l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. » [2] Et, dans les Fondements de la critique de l’économie politique, il reprend la même idée-force : « La société ne se compose pas d’individus, elle exprime la somme des relations, des conditions, etc., dans lesquelles se trouvent ces individus les uns par rapports aux autres. » [3] Mais l’intérêt de Marx n’est pas dans le fait qu’il ait été le pionnier de l’analyse de la réalité sociale en termes de rapports sociaux. Il gît plus fondamentalement dans la découverte du caractère véritablement fondamental de ce qu’il a dénommé les rapports sociaux de production, fondamental en ce qu’ils sont déterminants à l’égard de tous les autres rapports sociaux et de leur articulation, tant les rapports de reproduction (articulant rapport sociaux de sexe et rapports sociaux de génération) que les rapports de classes et les rapports internationaux [4].
Or, Danièle Kergoat ne mentionne nullement les rapports sociaux de production et encore moins en saisit-elle l’importance dans la détermination des autres rapports sociaux et leur articulation. Cette absence est d’autant plus surprenante que, parmi les dimensions fondamentales des rapports de production, figure précisément la division sociale du travail dont elle fait pourtant, à bon droit, nous l’avons vu, un des enjeux majeurs de l’ensemble des rapports sociaux. Telle me semble la lacune essentielle de son apport à l’analyse des rapports sociaux. Mais cela n’ôte évidemment rien aux mérites multiples de l’ouvrage précédemment soulignés mais autorise à ouvrir le dialogue avec elle sur ce point.
[1] Cf. M. Godelier, L’Idéel et le matériel. Pensée, économie, société, Fayard, Paris, 1984. Cf. aussi X. Dunezat. et R. Pfefferkorn (coord.), « Articuler les rapports sociaux : classes, sexes, races », Raison présente, n°178, Paris, 2e trimestre 2011.
[2] K. Marx, Thèses sur Feuerbach » (1846) in K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande (1846), 1ère partie « Feuerbach », Paris, Éditions Sociales, 1966, page 140.
[3] K. Marx, Œuvres II. Economie, Paris, Gallimard, collection La Pléiade, 1968, page 281.
[4] C’est du moins ce que je me suis efforcé de montrer dans « Considérations liminaires sur les rapports sociaux et leur articulation » in « Articuler les rapports sociaux : classes, sexes, races », op. cit., pages 23-34.
Bihr Alain, « Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles… », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Daniele-Kergoat-Se-battre-disent (Consulté le 5 novembre 2024).