Si Markos Zafiropoulos a déjà souligné ailleurs [1] les points sur lesquels le « jeune » Lacan s’écartait de l’anthropologie freudienne (en rattachant entre autre l’oedipisme et sa découverte à des « conditions sociales [2] »), et ce à partir de l’anthropologie durkheimienne de la famille, la lecture de cet ouvrage nous permet de constater que « le retour de Lacan à Freud se fait par le chemin de Lévi-Strauss », dette épistémologique refoulée voire forclose par la communauté psychanalytique qui s’étend d’ailleurs à l’ensemble des sciences sociales, véritables incarnations de l’objet a de l’institution psychanalytique ainsi rejeté comme part maudite.
C’est notamment à partir de son interprétation du cas Dora que Lacan dépasse l’intersubjectivisme d’une part et revient à la parole freudienne d’autre part, et ce par le biais de Lévi-Strauss.
Illustration du clivage du sujet entre le registre imaginaire des identifications et le registre symbolique, le cas Dora permet à Lacan de s’opposer aux tenants de l’ego psychology en affirmant que ce n’est pas le moi mais « l’énoncé d’une parole dont la proximité avec une vérité inconsciente est forte » (p. 49) qui est au principe des résistances du sujet et que l’objectif de l’analyse est de mettre l’accent sur les « situations de l’histoire » de l’analysant dans lesquelles interviennent des référents symboliques afin de permettre « la restitution du sujet » entendue comme « restauration du passé », réécriture de l’histoire, qui « dépasse de beaucoup les limites individuelles [3] ».
Or, en considérant que « l’inconscient est symboliquement organisé » (p. 56) et en privilégiant l’analyse de la fonction symbolique du mythe oedipien au détriment de celle de son actualisation, Lacan, comme le montre parfaitement Zafiropoulos, s’inspire de l’anthropologie lévi-straussienne en cherchant « une origine symbolique [à] la société » pour citer la fameuse phrase de ce dernier. Il rompt avec tout familialisme (p. 98) et s’inscrit dans une anthropologie de la dette en faisant provenir le surmoi de « l’Autre de la culture » (p. 87). Dans ces conditions, « les difficultés dont le sujet hérite ne sont donc plus par exemple fonction de ses propres « mérites » ou de ses propres fautes, mais dépendent de ce qui dans son groupe social d’appartenance s’est joué avant sa présence au monde : dette du père non réglée, etc. » (p. 87).
L’influence théorique de Lévi-Strauss sur Lacan, notamment à partir de sa lecture des Structures élémentaires de la parenté, s’exprime pleinement à travers son interprétation du cas Dora, clivée « entre la perception imaginaire d’elle-même- qui se trouve plutôt côté homme-, et sa place de femme qu’elle doit à l’automatisme de la fonction symbolique régulant son groupe d’appartenance » (p. 29). En effet, le message, la « mission inconsciente » que Dora reçoit de l’Autre l’assigne à « endosser une place d’objet d’échange » (p. 120) et provoque chez elle une disharmonie, un clivage qui l’entraîne dans la névrose. Par conséquent, ce n’est pas « une culpabilité oedipienne inconsciente » qui, selon Lacan, est au principe de sa névrose, mais une « dette symbolique inconsciemment en souffrance » (p. 125). En cela, Lacan se démarque de tout psychologisme mais aussi de tout ethnocentrisme et donne à la psychanalyse une véritable dimension anthropologique, dans le prolongement de celle professée par Lévi-Strauss et Mauss, non sans quelques divergences bien évidemment.
Nous pouvons émettre ici une certaine réserve sur un point de la théorie lacanienne mis en évidence par l’auteur car, en estimant que « les symptômes du sujet sont décidés avant sa naissance même » (p. 88), nous nous demandons si Lacan ne sous-estime pas le rôle joué par les contextes sociaux qui, comme l’ont montré Bourdieu puis Lahire par exemple, renferment un pouvoir d’actualisation ou inversement d’inhibition sur les pratiques et représentations sociales.
Cet ouvrage de Zafiropoulos met donc l’accent sur un des fondements de la psychanalyse lacanienne des plus refoulés. L’influence lévi-straussienne sur Lacan y apparaît nettement et Zafiropoulos a su en trouver les nombreux points de ralliement, telle leur commune prétention à dépasser l’opposition entre l’individu et la société [4].
Nous pouvons, en guise d’ouverture, tenter d’étendre la portée heuristique de cet ouvrage et nous demander si les divers corps institutionnels actuels des sciences sociales ne reposent pas sur le refoulement ou la forclusion de ces figures de l’Autre institué du XXe siècle qu’ont été Foucault, Lévi-Strauss, Bourdieu ou Lacan, avec toutes les dérives d’autoproclamation mais aussi tous les risques de morcellement que cela incombe [5]…
[1] M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, Paris, PUF, 2001.
[2] J. Lacan, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » in Ecrits, (1966), Paris, 1999, Editions du Seuil, p. 135.
[3] J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 28.
[4] Ainsi, si « le collectif et l’individuel, c’est strictement la même chose » pour Lacan (Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 48), « le mental et le social se confondent » aussi pour Lévi-Strauss (« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, (1950), Paris, PUF, 2001, p. XXII).
[5] Sur ce sujet, cf. P. Fugier, Introduction à une analyse socio-psychanalytique de la praxis sociologique, mémoire de Master, 2005, disponible à l’UFR de Franche-Comté.
Fugier Pascal, « Markos Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud (1951-1957) », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Markos-Zafiropoulos-Lacan-et-Levi (Consulté le 9 décembre 2024).