Otilien Ethson

Récit de vie en Haïti et mythologie : étude de trois cas

 




 Résumé

Le récit de vie permet aux gens de narrer leur histoire, leur quotidien, leur expérience du monde ou celle des autres. En Haïti, il existe une forme de récit de vie dont la particularité est de témoigner d’une expérience vécue qui oscille entre le réel ordinaire et l’expérience mystique habillée du mytho-religieux. Lors des assemblées cultuelles, des adeptes du Christianisme sont invités à raconter, sous forme de témoignages, des expériences avec “Dieu” [1] qui ont impacté leur vie. Ces récits sont souvent marqués par un langage symbolique, allégorique voire ésotérique. Ils expriment une réalité intérieure qui transcende le langage ordinaire et qui ne peut être saisie que par l’expérience vécue. Cet article, se propose d’analyser, à partir des récits de vie de trois individus recueillis sur la plateforme Youtube, le mode d’organisation de la diégèse, du monde posé, et les fragments de mythes réinvestis pour donner des récits personnels mythologiques.

Mots clés : Récit de vie, récit personnel mythologique, diégèse, mythe, symbole

Life story in Haiti and mythology : a study of three cases

 Abstract

The life story allows people to narrate their history, their daily life, their experience of the world or that of others. In Haiti, there is a form of life story whose particularity is to testify to a lived experience that oscillates between the ordinary reality and the mystical experience dressed up with mytho-religious. During worship gatherings, followers of Christianity are invited to recount, in the form of testimonies, experiences with “God” that have impacted their lives. These stories are often marked by symbolic, allegorical and even esoteric language. They express an inner reality that transcends ordinary language and can only be grasped through lived experience. Based on the study of the life stories of three individuals collected on the Youtube platform, this article proposes to analyze the mode of organization of the diegesis, of the world posed, and the fragments of myths reinvested to give mythological personal stories.

Keywords : Life story, mythological personal narrative, diegesis, myth, symbol

 Introduction

La notion de récit de vie est commune à de nombreuses cultures et civilisations. Les récits de vie peuvent prendre diverses formes et permettre aux gens de narrer leur histoire, leur quotidien, leur expérience du monde ou celle des autres. Ils tirent leurs matières de tous les aspects de la vie personnelle, sociale, politique, mystique, mythico-religieuse… Lorsqu’ils prennent l’expérience mystique [2] de l’individu comme trame associée au mythico-religieux, ces récits peuvent intriguer, soulever des suspicions, tarauder l’esprit, éveiller la curiosité et pousser à des interrogations, qu’il s’agisse de personnes ordinaires ou de chercheurs. En Haïti par exemple, il existe une forme de récit de vie dont la particularité est de témoigner d’une expérience vécue qui oscille entre le réel ordinaire et l’expérience mystique habillée du mytho-religieux. Beaucoup de ces récits d’anciens “sorciers” qui se sont convertis au Christianisme offrent un terrain nouveau à explorer sous l’angle de la mythologie. Dans les églises, les réunions d’amis, les transports en commun, des narrateurs s’en donnent à cœur joie et ces récits, qui peuvent paraître déconcertants aux yeux de personnes étrangères au milieu religieux profond haïtien et à ceux qui prêtent peu d’attention à leurs phénomènes mystiques au premier abord, re-présentent néanmoins certains mythes au sens d’« histoire sacrée » (Eliade, 1963).

Ce type de récit, que l’on peut qualifier de récit de soi, récit de vie ou d’expérience personnelle, ou même de récit de conversion, raconte un ou des fragments d’histoire personnelle, particuliers et insolites, affectant le cours de la vie d’un individu. Celui-ci prend souvent pour trame une expérience mystique associée à des fragments de mythes ou de symboles mythico-religieux d’où la raison pour laquelle nous l’appelons récit personnel mythologique. La question qui nous intéresse ici est double : comment la « diégèse », c’est-à-dire « le monde posé » (Souriau, 1953) par le récit personnel mythologique est-il créé ? Comment des fragments de mythes, des symboles de l’imaginaire mythologique sont-ils réinvestis pour donner des récits personnels mythologiques tout en subissant un réencodage et une resémantisation ? Par réencodage, nous entendons ce nouveau processus de (re)configuration d’une unité existante dans un récit source au profit d’un récit cible qui peut connaître un sens ou une interprétation nouvelle (resémantisation).

Dans cet article, nous proposons d’étudier le mode d’agencement de la « diégèse », selon la conception narratologique d’Étienne Souriau (1953, 1999), des récits de vie ou récits personnels mythologiques de trois individus. L’examen prendra aussi en compte l’enrichissement sémantique du concept de « diégèse » par d’autres chercheurs comme Gérard Genette (1972), par exemple. Dans une démarche interprétative, les analyses seront attentives à l’imbrication de fragments ou motifs de mythe ou des symboles à ces récits dans une dynamique de réutilisation, de réorganisation et de production de sens. Dans un premier temps, nous présenterons le résumé des trois récits retenus puis, nous concentrerons l’analyse en deuxième lieu sur la trame narrative (l’histoire racontée ou « diégèse ») et enfin, nous dégagerons le symbolisme des éléments mythico-religieux présents dans les récits qui sont producteurs de sens. L’objectif est de démontrer comment des fragments de mythes et des symboles subissent d’abord un réencodage puis une resémantisation.

 Récits de vie, récits personnels mythologiques

Le récit de vie est un type particulier de récit par l’aspect biographique ou autobiographique qu’il recouvre. C’est un récit où le narrateur livre un « témoignage sur l’expérience vécue » (Bertaux, 2016 : 12) et se figure comme un acteur central des événements racontés par le moyen du déictique personnel « je » (narrateur autodiégétique/homodiégétique). Le narrateur peut aussi être extradiégétique et raconter l’histoire vécue de l’autre à la troisième personne « il/elle ». Selon une « conception minimaliste », « il y a du récit de vie dès qu’il y a description sous forme narrative d’un fragment de l’expérience vécue » (Bertaux, 2016 : 15). Daniel Bertaux (1997 : 32) le définit comme suit : « La conception que nous proposons consiste à considérer qu’il y a du récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à une autre personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue. Le verbe “raconter” (faire le récit de) est ici essentiel : il signifie que la production discursive du sujet a pris la forme narrative  ». Il poursuit sa réflexion en affirmant :

« Parce qu’un récit de vie raconte l’histoire d’une vie, il est structuré autour d’une succession temporelle d’événements et de situations qui en résultent, cette suite en constitue en quelque sorte la colonne vertébrale. Il faut entendre ici le terme d’événement en un sens très large, qui inclut non seulement ce qui est arrivé ou advenu au sujet, mais aussi ses propres actes, qui pour ses proches prennent effectivement le statut d’événements. » (Bertaux : 33)

Les récits de vie sont aussi « des dispositifs de recueil de données à finalité d’accompagnement et/ou de recherche en sciences humaines et sociales » (Niewiadomski, 2019 : 136). 

Les trois récits analysés ici sont tirés de la plateforme Youtube, issus de canaux différents, et ont été racontés dans des églises, devant une assemblée en créole haïtien. Nous les avons choisis de manière semi-aléatoire en utilisant comme critères les éléments suivants : des narrateurs différents, la cohérence du récit et de sa structuration et la force de l’expression. Les détails contextuels ne sont pas donnés sur la plateforme. Ces récits décrivent la conversion d’anciens adeptes du vodou, de “sorciers” au protestantisme en l’attribuant à des motifs surnaturels. Ce genre de récits, qu’on peut appeler aussi récits de conversion, ont déjà fait l’objet d’étude dans le cadre haïtien par, notamment, Alfred Métraux (1953) qui examine les motifs de conversion au protestantisme à partir de témoignages et Laënnec Hurbon (2003) qui décrit à partir de récits d’enquête le fonctionnement des nouveaux mouvements religieux dans la Caraïbe. Pour Métraux (1953 : 200) le passage au protestantisme de certains paysans haïtiens « devient une sorte de précaution magique contre la colère des dieux », des « fuites devant Satan ». L’intérêt porté à de tels récits, dans notre analyse, se situe au niveau de l’angle mythologique qu’ils présentent.

Le premier récit livre un témoignage de Marie Michelle [3], ancienne manbo [4], qui raconte l’histoire d’un jeune homme qui est venu la consulter en vue de devenir riche. Comme gage, il offre la vie de ses parents qui n’avaient pas de grands moyens pour l’élever. Les deux conviennent d’une date (un vendredi) pour la cérémonie qui donnera lieu aux sacrifices au “dyab” (diable) pour lesquels la manbo lui demande d’apporter quelques ingrédients tels qu’un giraumont (variété de courge) par tête de personne, un cœur de bœuf, une bouteille de rhum et une bassine blanche. Le jour des sacrifices, il est revêtu comme le lui a recommandé la manbo : vêtement à l’envers (donné par la manbo), foulards rouges à la tête, aux bras et au ventre. Dans le lieu sacrificiel, elle lui demande de piquer dans les giraumonts dédiés aux sacrifices avec un couteau. À chaque coup de couteau dans le giraumont portant le nom d’un membre de sa famille, la personne représentée par la courge devrait vomir du sang jusqu’à ce que mort s’en suive. À la suite de plusieurs essais - trois coups dans chaque giraumont - qui se sont soldés par un échec, la manbo a pris un giraumont sain sur lequel elle écrit le nom du jeune homme et dans lequel elle pique. Dès le premier coup, du sang commence à sortir. Elle le recueille dans un verre qu’elle donne à boire au jeune homme. Ce dernier essaye par d’autres moyens d’atteindre sa famille mais en vain. Dans son entêtement à devenir riche, la manbo le fera passer à la place de ceux qu’il voulait donner comme gage. Plus tard, il meurt dans un accident de voiture. Après sa mort, le “dyab” demande qu’on lui ramène le corps pour qu’il soit jugé. Deux femmes, dont la manbo, ont enlevé le corps au cimetière. Cette mort, qui semble être une mort programmée et simulée, n’a pas duré longtemps puisque le jeune finit amarré à un pieu chez la manbo, à son oufò [5], par jugement du “dyab”. Ses parents ont pu être sauvés parce que leur sang est « gate » [6] : ils sont protégés par le « sang de Jésus ».

Le deuxième récit nous est narré par Emmanuel Etienne [7] qui a fréquenté la religion vodou (aussi écrit vaudou) par le passé et est devenu chrétien. Il détenait beaucoup de pouvoirs. Un jour, à la suite d’un sort qu’il a jeté à une dame, celle-ci a perdu ses deux yeux. Cette dame avait raconté à sa compagne qu’elle l’avait vu entrer chez une autre femme, ce qui a provoqué de vives disputes dans le couple. Il jura alors de se venger. Il se rendit au marché et acheta deux œufs de poule, une tête de chèvre toute poilue, une bassine, du formol « pèdi nan vyann » [8] (littéralement : perdu-dans-la-viande), de l’eau « latè fè nwa » [9] (littéralement : terre-fait-noir), trois boutèy orezon [10] (bouteilles oraison, littéralement). Sans perdre de temps, il entra dans sa chambre mystique, inscrivit le nom de la dame sur les deux œufs. Ensuite, il ouvrit la tête de chèvre avec une scie et récupéra les yeux qu’il superposa aux deux œufs en les fixant au moyen d’une cordelette. Sur une feuille de papier, il inscrivit à nouveau le nom de la dame. Ensuite, il partit au marché acheter une tête de mort qu’il perça pour pouvoir y mettre les yeux et les œufs enveloppés dans le papier et le foulard qu’il avait discrètement dérobé chez celle qui allait être sa victime. Il enfouit les « degre » [11] qu’il avait préparés dans un grand trou au cimetière après les avoir scotchés sous le regard d’un “dyab” (Jan Leman [12]). Après les manœuvres de l’homme, les yeux de la victime enflèrent, pourrirent en exhalant un liquide nauséabond ; par la suite, elle devint aveugle. Ses parents l’ont fait revenir dans sa province natale pour qu’elle puisse trouver de l’accompagnement et des soins. Après plusieurs mois, elle recouvrit la vue. Plus tard, elle fit savoir que Jésus lui avait donné deux yeux neufs. Quand la nouvelle de la guérison de la dame lui a été rapportée par sa femme, déçu, Emmanuel avoua qu’il n’avait pas pu y croire. Il sortit de chez lui pour aller constater les faits de ses propres yeux et, ébahi, il est resté sans voix.

Le troisième récit nous est communiqué par Jacques [13]. Il raconte que lorsqu’il était jeune, il servait des lwa rasyal [14] et vers 14-15 ans il a voulu changer sa situation et devenir riche. Conseillé par un ougan, il est allé se faire asogwe [15] chez une manbo en suivant différentes étapes : sacrifices préliminaires (trois jours et trois nuits sans manger, sans boire en dormant sur des feuilles de monben bata [16], un peu plus tard il a pris un bain de décoction de feuilles) ; ensuite, étape mayi moulen (maïs moulu) qui consiste à remuer du maïs moulu bouillant avec sa main sans se brûler, puis étape flanbo (flambeau) en traversant entre deux lignes de feu sans se brûler. Parmi les sept candidats à ce grade – asogwe - il est le seul à avoir réussi ces étapes. Au bout du compte, il a reçu le gad [i] Makaya. Mais ce gad ne lui a toujours pas permis d’être riche. Il est allé voir manbo, ougan [17], mais aucun d’eux ne pouvait rien pour lui. Il est allé voir un dernier ougan qui l’a amené quelque part où il a trouvé une solution. On lui a demandé des offrandes et des ingrédients qu’il a apportés. De retour, un autre ougan lui a demandé de le suivre. Celui-ci l’a conduit à quelques pas sous terre, via un escalier par un temps sombre, voir le “dyab” qui lui apparaît sous la forme d’une grande couleuvre, faisant tout trembler lors de son apparition. Le “dyab” a fait connaître les conditions de son angajman [18] (engagement) au jeune qui a tout accepté, estimant ne plus avoir le choix. Le “dyab” lui a appris qu’après avoir joui de ses avoirs pendant 26 années de richesse (dans le calendrier du “dyab”, une journée vaut un jour et une nuit un jour, donc 13 années dans le calendrier humain), il serait mangé. Le jeune homme ne pouvait plus faire marche arrière une fois devant le “dyab”. Après avoir suivi les étapes pouvant l’amener à être riche toutes les semaines, il ramassait des paquets d’argent dans le mortier cuisine qu’il plaçait dans un coin de sa chambre. À la douzième année (calendrier du “dyab”), il sentit la mort venir ; il s’est alors converti au christianisme et “Dieu” l’a racheté. Le “dyab” n’a pas eu le temps de le manger.

Les trois récits ici résumés constituent un type particulier de récit de vie, le récit personnel mythologique. Il s’agit d’un récit donné pour réel, dans lequel la vie personnelle de soi ou d’un individu est marquée par un événement ou une suite d’événements d’origine surnaturelle. En d’autres termes, il y a l’intervention ou la présence d’éléments ou êtres mythologiques (divinités, esprits, lwa, forces surnaturelles, objets, etc.), des faits extraordinaires relevant de l’action d’une divinité ou d’un substitut, en faveur ou défaveur de sa personne ou d’une tierce personne. Cette défaveur peut prendre la forme d’un avertissement, d’une punition sévère ou même de la mort. Ce type de récit est un témoignage par lequel la personne pense ou croit avoir vécu les faits racontés même si ceux-ci peuvent paraître invraisemblables pour d’autres. Ces récits sont livrés dans des contextes performatifs où le narrateur se met en scène dans des lieux de culte, devant une assemblée, devant des amis croyants ou non, dans des véhicules de transport en commun, etc. Il y a lieu d’associer, dans une certaine mesure, ce type de récit à ce que Roger Bastide appelle « mythologies personnelles » (1997 : 90). Les événements sont interprétés à travers une grille mystique. Les éléments mythologiques qui y sont intégrés sont assimilés et mobilisés pour expliquer les événements qui viennent modifier le cours de la vie de ces personnes.

Dans les églises, ce genre de récit porte le nom créole de temwanyaj (témoignage) et il peut prendre au moins deux formes : un entretien narratif interactionnel ou un monologue. Il met en avant l’expérience vécue d’un fidèle qui a connu un ou plusieurs moments difficiles (difficultés matérielles, maladies, persécutions, troubles mentaux ou autres) et grâce à l’utilisation de pouvoirs mystiques, de forces occultes ou d’une intervention surnaturelle quelconque, la personne est rétablie ou voit ses conditions matérielles s’améliorer ou encore elle accomplit un acte par lequel sa situation change. En appuyant notre interprétation sur un corpus de témoignages plus large, nous déduisons que ce type de témoignage donné devant une assemblée a plusieurs visées, notamment : 1) renforcer la foi en “dieu”, le “Dieu” chrétien notamment ; 2) montrer la grandeur et la toute-puissance de ce dernier ; 3) persuader les autres de suivre le modèle chrétien ; 4) montrer aux autres que ces personnes qui ont vécu une telle expérience sont des êtres à part ; 5) favoriser le don de soi ; 6) montrer que la foi en “Dieu” est la clé des problèmes de l’humanité. Ces fonctions de ce type de témoignage mises en exergue soulignent au passage la faiblesse de l’homme s’il n’est pas uni à “Dieu” qui est l’être par lequel il trouve son accomplissement. L’individu témoignant estime que la mise en application du modèle chrétien lui donne une dimension spirituelle supérieure, ce qui le rend apte à atteindre une certaine transcendance puisque d’une certaine façon il incarne “Dieu” en étant uni à lui. Ces témoignages ou récits de vie sont une invitation à s’unir à “Dieu” en communion avec l’assemblée des « fidèles ». Les récits sont, en effet, objets de croyance puisqu’après chaque parole de forte en intensité, l’assemblée crie « amen » ; cet « amen » – ainsi soit-il au sens originel – n’est pas utilisé dans le sens d’un souhait mais pour exprimer l’adhésion ou la foi des gens à ce qui est dit. Il traduit l’expression de leur édification spirituelle, leur élévation, leur croissance dans la foi et leur affermissement.

À cette étape de notre réflexion, nous pouvons nous demander : comment les relations entre mythes ou fragments de mythes et ces récits de vie sont-elles tissées, c’est-à-dire quel est le complexe narratologique et énonciatif de ceux-ci ? Quel degré de symbolisme peut-il être dégagé du processus de production de sens à travers ces récits ?

 Diégèse : récits de vie et mythes

La notion de « diégèse » a été utilisée pour la première fois dans les analyses filmiques d’Étienne Souriau dans les années 1950. Depuis, elle s’est étendue à toute la sphère de la narratologie et a été l’objet d’enrichissement sémantique par des successeurs. Pour Souriau (1953 : 7), le terme de « diégèse » est défini comme « tout ce qui appartient, […] à l’histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film ». Alain Boillat (2009 : 222) rend plus explicite les propos de Souriau en affirmant : « Souriau illustre […] ce que le “tout” de sa définition est susceptible d’inclure en mentionnant trois aspects qui furent abordés ultérieurement dans des études qui se sont bien souvent appuyées sur la notion de diégèse sans systématiquement se réclamer de ses travaux : le temps, l’espace et le personnage ». Gérard Genette (1972 : 280), qui a repris le concept dans le champ littéraire, l’a quelque peu restreint par rapport au sens que lui a donné Souriau : « La diégèse est l’univers spatio-temporel désigné par le récit ». Ce terme est à distinguer de la diègèsis (récit) et de la mimésis (représentation, contrefaçon ou imitation du réel par le moyen de techniques) qui est une autre catégorie de la diègèsis présentée dans la République de Platon. Plus tard, Souriau (1999 : 581) apporte une petite précision dans sa définition : « l’univers de l’œuvre, le monde posé par une œuvre d’art qui en représente une partie ». De leur côté, Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (2002 : 485) en élargissent la définition à la narratologie en général en proposant que « ce terme recouvre, au-delà des seuls univers fictionnels, l’histoire racontée comme contenu et plus largement le monde que propose et construit chaque récit : l’espace et le temps, les évènements, les actes, les paroles, les pensées des personnages ». Dans cet article, nous reprenons la conception de Souriau à notre compte ainsi que l’enrichissement sémantique proposé par ses successeurs pour étudier « le monde supposé », « le monde proposé », « le monde posé », c’est-à-dire les différentes dimensions de l’univers du récit personnel mythologique. Nous considérons aussi les objets qui entretiennent des relations avec les personnages et contribuent à créer l’univers narratif du récit.

En considérant leur organisation narrative, nous pouvons dire que ces témoignages portent en eux la même structure ou presque : au départ, un individu (humain – narrateur autodiégétique) poussé par le désir, le besoin ou un manque quelconque (objet de la quête) va chez un ougan ou une manbo qui joue le rôle d’intermédiaire (adjuvant) entre lui-même et le “dyab”, ou l’esprit ou le papa lwa. Cet intermédiaire interpelle le “dyab” qui peut offrir des avantages matériels, des pwen [19], c’est-à-dire des pouvoirs magiques pour changer sa situation présente. Les personnages humains sont présentés dans leurs faiblesses et sont en quête de changement dans leur vie. Pour atteindre leur objectif, ils font appel à l’une ou à l’autre des deux forces en présence. Dans les récits considérés, les individus se sont d’abord tournés vers le “dyab” ou le papa lwa pour réaliser leur projet. Certes, le “dyab” les a comblés de bienfaits ou a réalisé leur vœu mais c’est toujours aux dépens de leur vie ou de la vie de ceux et celles qui leur sont proches. C’est pour cela qu’ils essayeront ensuite d’échapper au pacte (angajman) qu’ils ont conclu avec le “dyab”. Pour cela, ils vont chercher l’appui d’une autre force qu’ils pensent et croient être plus forte que celle du “dyab” pour mettre fin à son emprise. Lorsqu’ils font appel au “dyab”, des gages humains, des ingrédients et des offrandes (boissons, nourritures, objets…) leur sont demandés pour pouvoir réaliser le souhait du demandeur alors que le “Dieu” chrétien se contente d’une simple conversion pour satisfaire la volonté du nouvel adepte, raison de plus pour eux de se tourner vers le “Dieu” chrétien.

Dans les récits personnels mythologiques analysés ici, nous voyons d’abord se manifester dans l’univers narratif l’opposition entre deux forces dans les énoncés des trois narrateurs : une force que nous pouvons qualifier de force du bien (le “Dieu” chrétien), de l’avis du (ou de la) converti(e), qui est capable de délivrer de la force du mal, c’est-à-dire celle du “dyab” qui lui est opposée, qu’on rencontre souvent dans ce qu’on appelle la “sorcellerie” ou dans le vodou à travers des manifestations de lwa ou d’esprits. Cette force du bien, une force invisible, qui est capable de neutraliser les décisions et les projets de son adversaire est magnifiée, glorifiée aux dépens de la force opposée durant le témoignage. Ceci nous rappelle le schéma actantiel (Greimas, 1966) où chaque actant est mis face à une force qui lui est opposée (Sujet-Objet, Destinateur-Destinataire, Adjuvant-Opposant). Dans le récit d’Emmanuel Etienne, nous avons l’exemple de la femme qui avait perdu complètement l’usage de ses yeux à cause d’un sort dont elle a été victime (à partir de la force du “dyab” mobilisée) et qui a été guérie (à partir de la force du “Dieu” chrétien mobilisée) grâce à sa conversion. Elle a tenu ces propos que nous traduisons en français : « Jésus [force du bien] m’a donné deux yeux neufs  ». Dans le témoignage de Marie Michelle, les coups de couteau du jeune homme (force du “dyab” qui le pousse à agir) dans le giraumont n’ont pas eu de prise sur sa mère ou sur son père parce qu’ils sont évangélistes, donc « protégés par le sang de Jésus [force du bien] ». Dans son récit, Jacques a échappé à la mort qui lui était destinée après son angajman (force du mal) grâce à sa conversion. Il a passé douze années à jouir de l’argent du “dyab” et à la dernière année, il s’est converti ; “Dieu” (force du bien) l’a racheté des griffes du “dyab”. L’utilisation du mot “dyab” en créole n’est pas innocente : elle se réfère d’abord à la conception par les chrétiens de toute force opposée à leur “Dieu” qu’ils considèrent comme « satan » ou « démon ». C’est ce qui explique ces propos de Marie Michelle : « c’est maintenant que je peux l’appeler “dyab” mais autrefois, je l’appelais papa », faisant ainsi allusion au moment qui suit sa conversion au christianisme. Dans le vodou, on parle de lwa ou de papa lwa. Le ougan, qui est un dignitaire du culte vodou, est lui aussi appelé papa, parce que le dignitaire chevauché par un quelconque lwa devient le représentant, voire l’incarnation de celui-ci. Ensuite, de façon vulgaire, le “dyab” en est venu à désigner, dans l’imaginaire chrétien haïtien, des forces spirituelles du vodou, capables d’opérer des actions légendaires ou féériques voire maléfiques. Donc, en tenant compte des trois récits choisis sur la plateforme Youtube, nous pouvons avancer que ce type de récit fait intervenir des actants ou forces agissantes que nous appréhendons comme sujets en quête de quelque chose (richesse, pouvoir, malheur pour son adversaire, etc.), appréhendé comme objet de valeur. Le “dyab” (opposant) et le “Dieu” (adjuvant) chrétien sont souvent représentés sur un plan parallèle et opposé. Le “dyab” réclame toujours des gages alors que pour le “Dieu” chrétien une simple conversion suffit.

Les actions engagées le sont d’abord par un individu humain (sujet) qui va voir un(e) intermédiaire (ougan/manbo) – dans le cas où cet individu n’est pas lui-même un intermédiaire – et lui réclame un pwen, force ou pouvoir magique (adjuvant), contre un gage ou lui demande de réaliser quelque chose (objet), ou de jeter un sort à quelqu’un (opposant). L’intermédiaire se charge d’interpeler le lwa qui accomplira la volonté du demandeur. Souvent, la finalité c’est de devenir riche, d’éliminer ou faire du mal à un adversaire.

L’espace où se déroulent les actions est partagé entre le connu et les mystères, au sens de lieux qui sont inconnus, inaccessibles (sans permission) pour tout le monde mais aussi en référence aux lwa et à leurs espaces (le kay lwa [20], par exemple). Les espaces connus représentent les endroits localisables géographiquement et reconnaissables par leur modèle configurationnel. Dans le récit de Marie Michelle, certaines actions se passent dans le oufò, comme sa rencontre avec le jeune homme qui voulait devenir riche. Les sacrifices, eux, se tiennent dans une pièce spécialement dédiée à cet effet. Le corps du jeune homme a été enlevé du cimetière. Dans le récit d’Emmanuel Etienne, ce dernier entre dans sa chambre mystique pour préparer le sort qu’il doit jeter à la dame. Mais c’est au cimetière qu’il enterre la tête de mort avec les degre qu’il avait préparés pour contrer sa victime. Jacques, lui, de son côté, après avoir fréquenté oufò sur oufò, est allé voir le “dyab” dans un endroit secret, situé à quelques pas sous terre via un escalier par un temps sombre. Les lieux où se produisent les actions contribuent à entretenir l’étrangeté du récit ou le caractère mystérieux de l’événement. Pour accéder à ces endroits plus ou moins étranges et énigmatique, les gens passent par des lieux connus de la réalité haïtienne, des espaces que l’on peut situer géographiquement et topologiquement à un endroit plus inconnaissable, d’où la rencontre entre l’expérience ordinaire et le mystérieux.

Dans les récits considérés, les actions se déroulent selon un ordre chronologique. Cependant, les digressions, l’actualité de l’acte de la narration dans le lieu où sont livrés ces récits (l’église), permettent habituellement d’entrecouper l’ordre du récit pour placer des mots ou propos parfois interpellatifs qui font réagir le public. De plus, le temps ne se situe pas toujours sur le même plan que le réel ordinaire. Il est fonction de celui qui le manipule. Par exemple, dans le récit de Jacques, 26 années de son calendrier correspondent à 13 dans celui du “dyab”. Ici, le langage hermétique échappe à Jacques, narrateur autodiégétique : opposition entre la longévité apparente du nombre 26 et la brièveté du nombre 13, nombre réel du “dyab” (26 années représentent la part du “dyab” (13) et la part du requérant (13) selon leur pacte).

 Fragments de mythes et symboles

La notion de symbole ou de symbolisme nous intéresse ici par rapport à l’opacité sémantique de motifs mythiques et à la trame mystique utilisées dans les récits en présence qui nous plongent dans une réalité enchantée, dans des univers de croyances et du magico-religieux. Les religieux Dom Pierre Miquel et Sœur Paula Picard (1997 : 13) nous apprennent que « [p]our exprimer une expérience, ineffable par définition, le mystique a recours à des images que l’on retrouve dans des contextes culturels et religieux différents  ».

À l’origine, le terme symbole vient du grec sumbolon et faisait allusion à un objet cassé en deux morceaux qu’on réunissait ensemble pour sceller un pacte. C’était donc « un signe de reconnaissance ». Il consistait à réunir, mettre ensemble deux parties d’un même objet (Granjon, 2008 : 17). Cela a provoqué une extension de sens mais aussi une inflation sémantique au point que cela devient difficile de tabler sur une définition unique. Le sémioticien Umberto Eco souligne : « On a un symbole chaque fois qu’une séquence donnée de signes suggère, au-delà du signifié qui leur est immédiatement assignable à partir d’un système de fonctions de signe, un signifié indirect » (Granjon, 2008 : 26). Luc Benoist (2009 : 42) le définit par son caractère ambivalent : « […] tout symbole est susceptible d’au-moins deux interprétations opposées qui doivent s’unir pour obtenir son sens complet ». Sonia Darthou (2017 : 3) précise que le symbole est « ’à double face” pour associer un objet à un concept abstrait, un comportement à une signification sociale, un animal à une représentation imagée, un monstre à une émotion humaine  ». Selon ces auteurs, la bifacialité semble une des caractéristiques fondamentales du symbole. Le symbole est aussi ouvert à plusieurs significations. « Chaque civilisation a ses symboles, qui évoquent son imaginaire tout en révélant ses valeurs et ses croyances » (Dathou, 2017 : 3). Même s’il y a des symboles qui sont particuliers à une culture, il en existe aussi qui sont distribués dans une même aire géographique, linguistique, ethnique ou culturelle ou transposés d’un endroit à un autre. On peut même en rencontrer dans des endroits qui partagent très peu de valeurs communes ; ils ont donc une portée universelle.

Cette étude nous révèle que la trame mystique et le mythico-religieux rencontrés dans les récits personnels mobilisent leur propre cadre spatio-temporel, leurs actions et leur code d’interprétation ont donc leur propre logique qui va au-delà d’un simple décodage linguistique et de la logique-rationnelle positiviste. Dan Sperber (1974 : 17) reconnaît que « [le] sens manifeste et souvent absurde du mythe n’est qu’un instrument de la signification symbolique ». En effet, le langage des récits personnels mythologiques semble réclamer une seconde interprétation d’ordre symbolique de par sa complexité et sa logique interne. Sperber (1974 : 17) parle d’une « conception cryptologique » réclamant un « savoir spécial ». Il admet aussi que « [m]ême dans les sociétés qui commentent d’abondance leur symbolisme, celui-ci déborde toujours largement l’exégèse. » (Sperber, 1074 : 33). Alors, peut-on faire la tentative d’interprétation du symbole ?

Dans les récits considérés, tous les fragments de mythes n’ont pas une fonction symbolique mais nombre d’entre eux sont des symboles, dans le sens où ils ont des « signifié[s] indirect[s] » (Granjon, 2008). Nous ferons ressortir cela dans la suite de notre analyse qui traitera des questions du symbolisme, du réencodage, du processus de production de sens ou de la resémantisation ; éléments qui nous ont interpelé pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est le fait d’utiliser ou de réutiliser des fragments de mythes ou des motifs qui existent déjà dans des récits mythiques anciens. Les fragments de mythes peuvent se manifester de diverses manières : par des motifs figuratifs, par exemple dans le message perverti [21], ou sous des formes plus abstraites comme la thématique du parricide [22], ou encore la figure de l’hybridité [23]. Pour utiliser une métaphore linguistique, nous constatons que le récit personnel mythologique utilise des fragments de mythes tout comme la langue utilise un ensemble de mots à choisir sur l’axe paradigmatique qu’il organise dans une nouvelle syntaxe narrative, l’axe syntagmatique. Ces motifs ou éléments mythologiques, tout comme le lexique d’une langue, sont divers et sont choisis dans des configurations imaginaires relevant du christianisme ou du vodou. En voici quelques exemples provenant des trois récits.

Dans le témoignage de Marie Michelle, le jeune homme manifeste l’intention de donner ses parents en gage pour devenir riche. Certes, il n’essaie pas de les tuer de ses propres mains, mais il fait appel à des artifices et à une intermédiaire en allant chez une manbo qui pourrait l’aider. Les ingrédients qu’il apporte pour le sacrifice, lui permettront, de manière détournée, de les tuer. Lorsqu’il pique dans le giraumont (représentant le membre de la famille visé) c’est dans l’intention d’intenter à sa famille. Cette action rejoint clairement le parricide présent dans nombre de mythes. Mais dans ce récit, le jeune ne cherche pas à prendre la place de son père comme Zeus l’a fait à Chronos ou comme Chronos à Ouranos, mais il cherche à éliminer sa famille en vue de jouir du privilège que la richesse peut offrir. Dans ce contexte, en créole, on utilise les expressions vann manman, vann papa, vann fanmi (respectivement en français, vendre sa mère, vendre son père, vendre sa famille). En ce sens les parents sont assimilés à de la marchandise que le jeune échange contre un gain.

Le sang dans le christianisme symbolise le sacrifice pour le pardon, la rémission des péchés, le renouveau ou le rachat (1Jean 1 : 7 [24]). Or, dans l’histoire de la révolution haïtienne (août 1791 – novembre 1803) contre le système colonial français, une mythologie s’est construite autour du sang de porc qui, dit-on, a été sacrifié lors d’une cérémonie vodou organisée par un des leaders de cette révolution, Dutty Boukman, où les participants buvaient de ce sang pour devenir invulnérables et sceller le pacte qui assure leur loyauté (Bellegarde, 2004 : 63-64). Cette cérémonie aurait galvanisé tous les esclaves qui étaient dans l’assemblée autour de l’idée de liberté, d’égalité et de fraternité. Dans le vodou, le sacrifice du sang ne sert pas à laver l’individu de ses péchés mais permet de répondre ou d’agréer à une demande ou même attirer la faveur des lwa. Il sert aussi de preuve de sacrifice pour calmer les esprits ou leur témoigner du respect. L’effusion de sang permet aussi d’entrer en contact avec les divinités (Leiris, 2005). Dans la narration de Marie Michelle, le sang constitue une monnaie d’échange, un pacte entre le “dyab” et le jeune homme. Très souvent, les lwa violents réclament le sang, le sacrifice : taureau, bouc, poule… Il est admis tant dans le christianisme (Lévitique 17 : 11-14 ; Jacques 2 : 26) que dans le vodou que le sang humain représente la vie d’une personne. Donc vider quelqu’un de son sang, c’est prendre sa vie. Une vie pour des privilèges que seule la richesse peut donner. Dans le troisième récit étudié ici, celui de Jacques, le vin est associé au sang, représentation ou symbolisme faisant écho, très probablement, à des récits évangéliques concernant Jésus.

Notre narrateur, Jacques, raconte que le jeune homme qu’il était devait passer trois jours et trois nuits, sans manger et sans boire. Cela devait être fait avant les étapes mayi moulen et flanbo. Ce fragment du récit rappelle un épisode de la vie de Jésus. Ce personnage biblique qui, alors que sa mort approchait, est allé dans la montagne prier son père, trois jours, trois nuits sans manger et sans boire. Le « diable » en profita pour s’approcher de lui et le tenta par trois fois. Pourquoi trois jours pouvons-nous nous demander ? Que signifie le chiffre trois ?

Le chiffre trois utilisé dans la Bible « [e]xprime une totalité, en rapport avec les trois dimensions du temps : passé, présent, futur  » (Robien, 2018). Le chiffre trois dans la médecine traditionnelle haïtienne et dans les Antilles nous interpelle aussi. Le médecin-feuilles demandera souvent au malade de faire bouillir trois feuilles de ceci ou de cela. Selon Leti (2011) :

« Le dosage reste purement subjectif ou magique comme le montre l’utilisation du chiffre trois dans les médications populaires. Quand on est piqué, il faut se frotter par exemple avec trois feuilles différentes. Mme Capdepelle indique dans sa thèse que pour traiter les rhumatismes, on conseille de mélanger trois feuilles de bananier avec trois grains de sel, une cuillère d’huile de maïs et un jus de citron, on s’en frotte pendant trois jours et on répand le surplus sur la route. On retrouve ici la valeur magique du chiffre trois ».

De plus, « Ce nombre, symbole de richesse, a une symbolique positive dans presque toutes les croyances du monde. » (Sadaka, 2017 : 7).

Il est possible que dans le récit de Jacques, les trois jours et trois nuits durant lesquels le jeune homme devait rester sans manger et sans boire symbolisent sa capacité à résister complètement aux épreuves que constituent les besoins physiologiques.

Toujours dans le récit de Jacques, les deux étapes pour que le jeune homme prenne le grade asogwe se font par le feu. À la première, qui s’appelle mayi moulen, on lui demande de remuer du maïs moulu bouillant avec ses mains, s’il se brûle il ne pourra pas franchir la deuxième étape. À la deuxième étape, flanbo, il devait se mettre nu et marcher entre deux lignes de feu. S’il réussit cette étape, il aura le gad. Ils étaient sept à vouloir prendre le grade asogwe. Dans les rites initiatiques, le feu est souvent l’épreuve ultime. Pour Miquel et Picard (1997 : 15), « [l]e feu symbolise tantôt des épreuves profondes, tantôt des grâces supérieures. L’épreuve suprême serait le feu de l’enfer, sans rémission ». Cette épreuve profonde et difficile a ouvert les portes d’une nouvelle vie en tant qu’asogwe à Jacques. Il obtient au final le gad Makaya qui le protège contre des dangers venant de ses adversaires.

Dans le récit de Jacques, il y a une scène initiatique où le jeune homme part à Gran Bwa [25], lieu symbolique dans le vodou, chercher des feuilles pour faire une décoction pour se laver. En Haïti et dans beaucoup d’autres pays, les feuilles sont utilisées pour leurs vertus curatives. Avant de cueillir certaines feuilles, selon des croyances, il faut dire une prière ou incantation. Elles peuvent être aussi l’objet d’utilisation mystique qui se conçoit dans le vodou comme l’harmonie entre l’être humain et le monde cosmique, d’où l’intérêt pour les feuilles faisant partie de la pharmacopée naturelle. Elles permettraient de chasser et de conjurer les mauvais sorts ou les mauvais airs qui circuleraient et causeraient du mal à des personnes. Mélangées et frottées avec de l’eau, les feuilles forment une sorte d’eau lustrale qui permettrait aussi de purifier l’individu. Par rapport à notre étude, nous avons interrogé trois personnes initiées au sujet de l’utilisation des feuilles monben bata. Elles nous ont appris que d’après les croyances, cette plante serait venue d’Afrique, sans préciser s’il s’agit de la période de la traversée des noirs de l’Atlantique en Haïti (esclavage dès le XVe siècle) ou autre, et qu’elle permettrait une reconnexion au continent, terre d’origine du vodou, et aux lwa. Cette reconnexion fait partie des objectifs poursuivis par la prise de ason [26]. Le monben bata permettrait aussi de chasser les mauvais esprits, de désenvouter les personnes, de chasser les déveines, ou de guérir la maladie du dyòk [27]. Le « collier maldioc » qu’on fait porter à l’enfant victime du dyòk a pour objectif de chasser cette maladie. Par ailleurs, dans le vodou, le bain a très souvent valeur de protection contre des attaques de l’ennemi. En ce sens, nous pensons que le bain dans le vodou a une double fonction magique (protéger), symbolique (purifier et faire renaître). C’est un rite d’initiation utilisé par beaucoup de religions que ce soit dans l’Egypte ancienne, la Grèce antique, l’hindouisme ou dans la religion judéo-chrétienne. Le baptême selon le christianisme procède par immersion du futur adepte : les catholiques pratiquent l’aspersion et non l’immersion, par exemple. Il symbolise aussi la purification morale. Le baptême dans l’eau représente une mort et une nouvelle naissance. L’eau a donc une fonction purement symbolique. Mariette Darrigrand (2015 : 18) rappelle en ce sens que, « plus qu’à se laver, l’eau sert à se doter d’une force rénovatrice » et que « c’est un œil nouveau sur le monde que nous donne l’eau fraîche ».

 Production de sens

Les récits racontés devant une assemblée mettent en exergue certes la singularité et le caractère personnel de l’expérience de chaque individu-narrateur mais surtout montrent comment ce dernier intègre les normes et conventions existantes (comment il les restitue aussi en utilisant un langage personnel) imprégnées des croyances et mythes qui ont cours dans la culture dont il fait partie. De ce fait, ces récits individuels en tant que bénéficiaires d’un ordre discursif collectif ne peuvent faire l’économie d’une pensée symbolique qui elle-même obéit à des mécanismes sociaux. En effet, cette forme de pensée symbolique qui reprend des mythes à son compte au sein des récits de vie fait partie des éléments essentiels qui construisent les rapports à la nature, aux divinités et les rapports et liens sociaux. Le sociologue François Houtart et l’anthropologue Anselme Rémy (2000 : 11) l’expliquent en ces termes : « cette forme de pensée est aussi le véhicule des valeurs collectives, celle du respect de la nature, réceptacle des loas (les divinités) et mère du mapou (le grand arbre), celle de la solidarité des membres du lacou (lieu de la famille étendue), celle de la responsabilité de l’individu envers la communauté, celle de la réciprocité des rapports sociaux, celle de la consensualité des décisions collectives ». Elle incorpore une capacité critique, celle de permettre à l’individu de réinterpréter sa vie par l’intermédiaire d’un événement intense, la rencontre avec un être surnaturel, mystérieux… Elle permet de donner un sens profond aux expériences humaines. Celles-ci prennent appui sur des mythes qui donnent forme aux récits dont ils sont les moteurs des forces agissantes, suivant le mouvement d’un sujet en quête d’un objet, affrontant les épreuves de ses opposants, tout en vivant sa vie intérieure.

Dans les récits personnels mythologiques, le mythe est utilisé pour expliquer les expériences vécues et les interactions avec le monde. Quoiqu’individuels, ils ont une dimension collective qui permet d’explorer les liens entre l’individu et la communauté dans laquelle il vit. Ils renforcent les sentiments communautaires et les liens avec l’assemblée religieuse qui les accueille. Ce type de récit obéit à des conventions ou des modèles d’organisation dont nous avons fait état dans notre analyse. En effet, la diégèse du récit personnel mythologique et son agencement narratif ne sont pas très différents des récits fictionnels. Le récit personnel mythologique utilise, à peu de chose près, les mêmes procédés d’opposition pour mieux mettre en valeur les personnages, et quasiment la même mise en intrigue. Les humains dans leur faiblesse font appel à des êtres surnaturels pour accomplir des actions extraordinaires en leur faveur ou punir leurs adversaires. Les éléments de mythes ou de récits sacrés sont réinvestis, enchevêtrés, voire imbriqués dans l’histoire de vie, pour mettre en évidence le côté inhabituel des faits racontés. Le récit personnel met aussi en exergue la puissance ou toute puissance des divinités qu’il s’agisse du “dyab” ou du “Dieu” chrétien. La rencontre avec des êtres mythologiques modifie le cours de la vie des individus ou leur représentation/interprétation de certains événements ou phénomènes. Ces éléments de mythes ou fragments de mythes qui ont fait/font partie de mythes anciens/nouveaux et que retrouvons dans les récits de vie racontés dans les églises sous forme de témoignage ont été réencodés dans de nouvelles syntaxes narratives avec une trame mystique dans le but de créer d’autres récits et dans un processus de signifiance ou de symbolisation autre que les mythes de départ. Les récits utilisent un langage symbolique et ésotérique, des éléments mythico-religieux et mystiques. Dans ces récits deux univers spirituels et religieux, deux systèmes de valeurs s’opposent et s’affrontent : vodou et chrétien.

Ces récits utilisent des « moyens fictionnalisants », selon les termes de Muriel Hanot (2001 : 7) pour séduire, être attractifs. Narrés dans les églises, ils ont surtout une fonction exemplaire : servir d’exemple pour les personnes converties au christianisme, renforcer la foi au pouvoir du “Dieu” et de l’adhésion à des divinités supposées positives… Ceux-ci, tenus pour vrais, seront repris par d’autres dans d’autres contextes avec les mêmes objectifs. Ce sont des récits de conversion, des récits symboliques utilisés par ces personnes pour comprendre des changements dans leur vie ou des phénomènes inexpliqués…

Beaucoup de mouvements religieux ont profité de la faiblesse de l’État en Haïti et de la pauvreté accrue de la population pour multiplier des églises géantes, somptueuses ou de fortune. Dans les milieux urbains les plus défavorisés, elles sont construites la plupart du temps de manière anarchique. Après le tremblement de terre de 2010 qui a détruit la capitale haïtienne, on a assisté à l’introduction de nouveaux courants religieux dont la scientologie : « dans la plupart des camps de sinistrés de Port-au-Prince, des protestants ont rapidement improvisé des espaces cultuels » (Clorméus, 2017 : 174). Certains groupements qui s’investissent dans l’humanitaire ont su gagner les cœurs de nouveaux adeptes et les plus anciens en ont profité pour accroître leurs activités afin d’occuper les fidèles. Les promesses de ces mouvements religieux d’une vie meilleure dans un « paradis » permettent aux fidèles d’avoir l’espoir d’un monde nouveau qui les débarrassera de leurs problèmes. Dans cet entrecroisement d’expressions religieuses où le vodou joue le rôle de religion ancestrale, des expériences se créent et les témoignages de foi surabondent. La prolifération des églises et des mouvements religieux dans les milieux populaires où domine la précarité devient un terreau fertile pour le déploiement de ce type de récit. Beaucoup d’adeptes en sont très friands, d’où le cri de « amen ! » après une parole intense qui souligne la puissance de leur “Dieu”. Ainsi, cela nous pousse à nous interroger sur une possible corrélation entre la vulnérabilité des personnes qui écoutent ce type de récit et son efficacité. Les gens sont-ils plus susceptibles de croire en fonction de leur degré de précarité ou de richesse ? Cette question à laquelle nous ne pouvons répondre que par une enquête approfondie mérite d’être posée. Cependant, ces témoignages qui suscitent beaucoup de réactions dans les assemblées ne manqueront sans doute pas, soit à pousser les gens à ressentir les mêmes émotions que les personnes qui les ont vécus en s’identifiant à eux, soit en les inspirant et/ou les pousser à la réflexion sur leurs propres expériences ou leur existence. Pour les croyants, peu importe ses moyens d’existence, ces récits peuvent renforcent leur foi en leur fournissant des exemples concrets de l’action divine dans la vie des hommes. Ils rappellent que la mystique est une dimension essentielle de la spiritualité et qu’elle peut conduire à une union intime avec “Dieu”. Pour les non-croyants, ces récits peuvent être perçus comme des témoignages de la force de l’esprit humain et de sa capacité à transcender les limites de la raison et de la science. Ils peuvent ainsi susciter une réflexion sur la nature de la réalité et de la conscience. Dans tous les cas, ces récits ont une valeur en tant que témoignages de l’expérience humaine et de sa quête de sens et de transcendance.

 Références

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Notes

[1] Les guillemets anglais sont utilisés dans le texte pour prendre notre distance avec le terme utilisé.

[2] En Haïti, le mystique est surtout celui/celle qui peut entrer en connexion (intime) avec le monde des invisibles, particulièrement les lwa.

[3] https://www.youtube.com/watch?v=nnW… (vidéo mise en ligne le 17 août 2020 ; consultée le 6 mars 2022). NB : Les prénoms et noms des personnes n’ont pas été changés dans l’article. Nous les gardons comme ils ont été écrits/cités dans les informations qui correspondent au narrateur sur la plateforme. Pour le troisième récit, nous avons recouru au contenu du récit pour connaître le nom du narrateur.

[4] Manbo : haute dignitaire (femme) de la religion vodou. Elle fait office de cheffe cultuelle, guérisseuse, etc.

[5] Lieu de culte dans la religion vodou.

[6] Mot créole signifiant (protection) qu’ils sont protégés.

[7] https://www.youtube.com/watch?v=8hP0KUHc_pQ (la vidéo n’est plus disponible sur Youtube ; consultée le 12 mars 2022).

[8] Le formol est une solution aqueuse, très souvent utilisé à l’hôpital dans la fixation des tissus, comme produit stérilisant ou désinfectant… C’est un produit très dangereux car cancérigène. En Haïti, il est beaucoup utilisé dans la conservation des cadavres avant la mise en terre. Il est aussi utilisé dans le vodou pour faire de l’exorcisme, du bain de désenvoûtement.

[9] Selon une informatrice, on peut utiliser ce liquide composé pour des raisons diverses. Certains l’utilisent pour chasser les mauvais airs, d’autres pour enténébrer les gens, jeter la confusion…

[10] Dans la sorcellerie, la boutèy orezon est une préparation ou une composition qu’on met dans une bouteille qui sert à réaliser les vœux d’une personne. Il peut s’agir d’une ekspedisyon pour faire du mal à quelqu’un ou pour le rendre plus souple…

[11] D’après un informateur, le degre – prononcé en français, degré – dans le vodou, est une dimension, un pouvoir d’origine mystique octroyé à quelqu’un. Il peut s’agir aussi d’une protection (pour être à l’abri des balles ou projectiles par exemple) ou quelque chose qu’on fait en faveur de ou contre quelqu’un en utilisant des artifices mystiques ou magiques. Il peut représenter aussi les préparations liées à cela.

[12] Jan Leman (Jean L’Aimant), Brav Gede (Brave Guédé), Bawon Samdi (Baron samedi), les “dyab” du cimetière d’après le narrateur.

[13] https://www.youtube.com/watch?v=McmcNrF20Nk (vidéo mise en ligne le 20 mai 2021 ; consultée le 15 mars 2022)

[14] Désignant des esprits, des génies ou des “dieux” dans la religion vodou. « loa (lwa) : esprits du culte du vaudou. Dans certaines régions du pays, ils sont dénommés également mistè (mystères), anges ou saints. » (Hurbon, 1987 : 259). Un lwa rasyal c’est un lwa de famille. Il est parfois servi depuis le fondement de ladite famille sur plusieurs générations successives. Souvent, le lwa rasyal réclame les enfants de ses serviteurs.

[15] « Asogwe (n. adj. - orig. fon prob.) : Nom du quatrième et dernier rituel initiatique et du grade auquel celui-ci donne droit (oungan / manbo asogwe). Il qualifie également la forme de vodou dans lequel ce grade existe (vodou asogwe) » (Munier, 2017 : 567).

[16] Nom scientifique : Spondias mombin

[i] Gad - garde, en français - est une forme de protection dans le vodou. Le gad Makaya permet de se protéger en utilisant un bain de décoction de feuilles. Il faut aussi donner à manger aux lwa Makaya pour être protégé. Le Makaya est un rite issu du vodou et regroupe une famille de lwa dont Simbi Makaya fait partie.

[17] Tout comme la manbo, le ougan, dans le vodou, est un haut dignitaire (homme). Il fait office de chef cultuel, guérisseur, etc.

[18] Un angajman (engagement) dans le vodou est un contrat verbal passé entre un individu humain et une divinité (lwa) ou un démon (“dyab”) par le biais d’un médium (ougan, manbo, bòkò très souvent appelé sorcier). Ce pacte ou contrat met les deux parties devant un droit et un devoir et très souvent ce pacte n’est pas modifiable.

[19] Émile Marcelin définit le pwen ou « point » comme un : « degré de puissance mystique » (Marcelin, 1947 : 127).

[20] « Les kay lwa (maisons des lwa) sont des pièces fermées dans lesquelles sont installés les autels permanents pour les lwa. » (Munier, 2017 : 215)

[21] Par exemple, ce mythe retrouvé un peu partout en Afrique : un lièvre ou un autre animal à qui on a demandé d’annoncer une nouvelle et celle-ci a été modifiée par un autre animal qui a devancé le vrai messager ou le messager s’est trompé de message.

[22] Œdipe tuant son père pour prendre sa place ou Zeus tuant son père Chronos pou0r se sauver lui-même et ses frères et sœurs et à la fin occuper sa place

[23] Mi-dieu, mi-homme ; mi-ange, mi-démon ; Mamiwata – mère des eaux – mi-femme, mi-poisson.

[24] Les références à la Bible sont ici tirées de la Bible en ligne : https://saintebible.com (consulté le 28 juin 2022)

[25] Gran Bwa est aussi un lwa.

[26] Prendre le ason signifie s’initier au vodou. « Ason (n. - orig. fon) : Hochet rituel utilisé pour invoquer les lwa dans le vodou asogwe. Il est confectionné à partir d’une calebasse dont une partie étroite sert de manche, auquel est attachée une clochette par une ficelle. La partie bombée est recouverte d’un filet de perles  » (Munier, 2017 : 567).

[27] « Le [dyòk ou] maldyòk ou “mauvais œil” est un mal redouté des mères. Il est causé par l’envie consciente ou inconsciente d’une personne qui admire un enfant. Si elle le trouve beau, intéressant, elle sera portée à éprouver un sentiment de jalousie et il suffira qu’elle avale sa salive pour que l’enfant se mette à pleurer sans arrêt et à dépérir » (Métraux, 1953 : 160)

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Pour citer l'article


Otilien Ethson, « Récit de vie en Haïti et mythologie : étude de trois cas », dans revue ¿ Interrogations ?, Partie thématique [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Recit-de-vie-en-Haiti-et (Consulté le 11 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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