Etudier une situation d’imposition d’actualité comme la guerre en Irak à partir d’une observation ethnographique des rédactions permet de voir des changements organisationnels en acte. Lorsque une actualité « s’impose » comme un événement d’importance, les organisations journalistiques mettent en place des mécanismes permettant de rendre possible l’édition d’un journal quotidien en contrôlant au maximum l’incertitude de l’information. Cette régulation du travail ne renvoie pas seulement à des mécanismes fonctionnels de production. Il s’agit en même temps d’une régulation permettant de mieux contrôler le cadrage et le format des informations produites.
This study analyzes a situation of news imposition such as the war in Iraq on the basis of ethnographic observations. This method enables to see the professional logic in act. stands out as important, the journalistic organizations install mechanisms that make possible to publish a daily newspaper edition, while trying to control the incertitude and the flow of informations. This type of work relation does not reflects the functionalist mechanisms of production. Indeed, this is also a matter of regulation which permits to have a better control on the framing and format of the produced news.
A la suite des événements du 11 septembre 2001, le journal Le Monde rappelle le poids de l’urgence dans les représentations professionnelles. Une semaine après l’événement, le médiateur du quotidien – chargé de veiller au respect des principes du journalisme et du « contrat de lecture » implicite passé entre les lecteurs et les rédacteurs –explique aux lecteurs les contraintes d’une actualité rompant avec la pratique routinière du métier. Il indique que l’exercice du journalisme trouve, véritablement, à se réaliser dans l’urgence. Les rédacteurs réagissent collectivement, et, en collaboration les uns avec les autres, improvisent un quotidien auquel chacun apporte sa part :
Quelques mois plus tard, le quotidien joint l’image au texte en reproduisant dans son livre de Style, censé établir le « contrat de lecture » entre les lecteurs et les rédacteurs, une photographie de la conférence de rédaction du 11 septembre 2001 [2]. Là encore, le lecteur est plongé dans un univers collectif, sans ordre hiérarchique apparent, débordant le cadre de la pièce :
Ces récits laissent penser qu’une crise événementielle produit une redéfinition improvisée des positions à l’intérieur des rédactions, en mobilisant à l’identique l’ensemble du personnel. Cette représentation de l’urgence est largement partagée par la profession, en France comme en Allemagne [3]. Toutefois, cette description ne correspond pas point par point à la pratique de cette urgence. Cette contribution vise à montrer que, lorsque une actualité « s’impose » comme un événement d’importance, les organisations journalistiques mettent en place des mécanismes permettant de rendre possible l’édition d’un journal quotidien en contrôlant au maximum l’incertitude de l’information. A une pratique routinière succède une routine d’exception, durcissant les mécanismes habituels de régulation de l’activité journalistique. Cette régulation ne renvoie pas seulement à des mécanismes fonctionnels de production. Il s’agit, en même temps, de mieux contrôler le cadrage et le format des informations produites.
Pour comprendre comment le choix d’une « actualité » est possible, il importe de se concentrer sur les mécanismes organisationnels encadrant l’incertitude du « réel » [4] et rendant possible le bouclage d’un quotidien, à une heure fixe. Le distinguo établi par Patrick Rozenblatt entre travail dans l’urgence et urgence dans le travail permet d’aborder le travail journalistique en séparant, d’un côté, les éléments structurants de la profession et, de l’autre, les situations exceptionnelles. Le premier terme définit la « rationalisation du travail qui découpe le temps et l’espace d’activité, planifie les interventions et les rythmes, encadre en les imaginant les incidents pour tendre à une gestion en temps réel du process où aucun temps ne doit être perdu pour en accroître la fluidité ». Le second désigne « une rupture dans le processus de lissage de la mise au travail » [5]. Notre propos est d’analyser les mécanismes de « travail dans l’urgence » mis en place dans une situation de potentielle « urgence dans le travail ».
Parmi les sujets « d’actualité qui s’imposent », la guerre en est un par définition. C’est un choix collectivement « imposé » dont les informations sont toujours « urgentes ». On sait généralement quand une guerre commence, mais on ne sait jamais quand elle s’arrête, ni à quel rythme les combats vont s’y dérouler, ni même quelles vont être leurs durées. Le cas de la guerre en Irak permet de voir, à partir d’observations ethnographiques dans les rédactions allemandes de la Frankfurter Rundschau, de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, de la Süddeutsche Zeitung, de la Tageszeitung et de Die Welt, du 1er mars au 12 avril 2003, ces mécanismes organisationnels de production de l’actualité en acte. Progressivement avec l’ultimatum américain (le 18 mars) et le début de la guerre (le 20 mars), il devient incontestable qu’il s’agit, là, du fait marquant du jour, et ce, jusqu’à la chute de la statue de Saddam Hussein à Bagdad (le 9 avril). Cette mise en scène est immédiatement reconnue et annoncée par les milieux journalistiques et politiques comme celle de la « fin d’un régime ».
On se propose donc ici de s’intéresser, d’abord, aux changements organisationnels introduits immédiatement après le début de l’offensive pour répondre à cette situation, afin de choisir le sujet le plus urgent pour la « Une ». Activité discursive, on verra que le travail journalistique passe par une production permanente de textes et de réunions. On se propose, ensuite, de se pencher sur les implications de cette guerre dans la production journalistique contrainte par ce seul sujet possible « d’actualité ».
Etudier une situation « d’imposition » d’actualité permet d’observer les transformations au sein des organisations journalistiques : plus que l’anormal, ce sont les routines exacerbées qui se donnent à voir [6]. Toutes formes d’incertitude y sont évacuées pour apporter la réponse la plus rapide à la situation. Ici, le processus de décision se resserre autour du directeur de rédaction et des services immédiatement concernés par l’actualité. La programmation des pages est renforcée.
La guerre, et elle seule, entraîne un changement organisationnel du fait de la perception de l’urgence qu’elle véhicule. Tant que les négociations se déroulent au sein des organisations internationales, il y a peu de risques pour les journaux de se trouver en situation « d’urgence dans le travail ». Les dates des réunions sont connues par avance. La programmation du travail est aisée. Les questions diplomatiques renvoient à des cadres journalistiques connus et routiniers. A l’inverse, on ne connaît « rien » du déroulé d’une guerre et beaucoup d’incertitudes demeurent sur l’état des forces irakiennes et leur capacité de résistance, sur les réactions de la population et les réactions des autorités. Afin de pallier à « l’incertitude » des informations, l’incertitude organisationnelle est évacuée par un renforcement de la programmation au cours des conférences de rédaction. Il est ainsi significatif que la crise irakienne massivement sur l’agenda depuis trois semaines ne produit des transformations organisationnelles que lors du déclenchement effectif de la guerre.
Elle conduit les rédactions à formaliser leur fonctionnement. La direction de la Tageszeitung produit en date du 18 mars 2003 une note intitulée : Irak Kriegsplanung [7] (Planification de guerre pour l’Irak) distribuée à tous les services lors de la conférence de « Une » à 14h. Elle indique quels « dispositifs de guerre » sont prévus « jusqu’à nouvel ordre ».
Chèr(e)s collègues,
A partir de mardi 18.3 et jusqu’à nouvel ordre, l’organisation rédactionnelle pour la production irakienne de la Taz va être organisée de la manière suivante.
Pré-conférence (maximum 1 participant(e) par service) : 9h
Conférence normale : 9h 45
Conférence du soir en vue de préparer le jour suivant (maximum 1 participant(e) par service) : 17h 30
Dans la mesure du possible les propositions de thèmes pour les jours suivants doivent être présentées lors de la conférence du soir, si possible avec les indications précises des auteurs. Cette liste de thème est ensuite actualisée par le pool des pages Evénements.
pour la journée de parution de vendredi, sont programmés :
une page Israël est possible : reportage « préparatifs à la guerre » plus analyse, comment les Israéliens les perçoivent, les deux rédigés par Susanne […]
Eric propose un 140 lignes sur le commandement central américain au Proche-Orient
Wolfgang [X] a rédigé un 100-120 lignes sur le nouveau livre de Grässlin, où il est (là aussi) question des livraisons d’armes allemandes en Irak
Il est prévu pour le jour de parution suivant le début de la guerre (ça pourrait être vend. ou jeu.) :
Documentation sur les Etats et les villes (Irak, Bagdad, (Tikrit ??) – Beate/Karim 1 page (Karim voulait déjà envoyer son 200 lignes sur Bagdad jeudi) […]
Si possible un essai : la nouvelle guerre (Herfried [X] ??) – Dirk s’en occupe, mais n’est pas encore arrivé très loin
1 page préhistoire de la guerre (Eric) EST DEJA PRODUITE. TT2[…]
pour le jour de parution samedi : 1 page d’interview avec le chef de la DIW Zimmermann concernant la situation économique mondiale
/tt/irak
Ce dispositif cherche à rationaliser la production en prédisant au maximum la production. L’adaptation du dispositif passe d’abord par un avancement des conférences : formellement par ce texte, la pré-conférence débute à 9 h et non plus vers les 9 h15. Surtout celles de l’après midi sont avancées d’une demi-heure : elles ont lieu désormais à 13h30 (au lieu de 14h) pour le bilan à mi-journée et le choix de la « Une » et 16h pour la conférence de titre (au lieu de 16h 30). Fait important : cette note indique l’ajout d’une conférence supplémentaire après le bouclage à 17h 30 « en vue de préparer le jour suivant ». A ces réunions de chefs, il faut ajouter la grande conférence de rédaction « habituelle » de 9h 45 avec l’ensemble de la rédaction et celles dans les services.
Par ailleurs, les rédacteurs sont incités à fournir une liste de thèmes avec « si possible les indications précises des auteurs ». Cette liste est mise à jour quotidiennement et distribuée à tous les acteurs présents. Elle comporte quotidiennement les indications du format des articles (ici « un 100-120 lignes »), des auteurs, de la rubrique et du thème ainsi que l’état d’avancement des projets d’articles, et éventuellement le nom du fichier (ici « TT2 »). En d’autres termes, la production de l’actualité est un travail de programmation. Ce dispositif de nombreuses réunions se retrouve dans toutes les rédactions. A Die Welt comme à la SZ une réunion est ainsi ajoutée le soir.
Ce dispositif organisationnel de gestion de l’exceptionnel repose sur des expériences précédentes, servant de référentiel à la gestion actuelle de la crise [8].
Cette rationalisation passe aussi par un resserrement du groupe de décideurs avec « au maximum un membre par service ». Mais cette règle n’est respectée qu’en cas de « véritable » situation d’urgence. Elle a, par exemple, été verbalisée une seule fois à la Tageszeitung lors de l’annonce par Georges Bush, au Congrès, de l’échec de « toutes les tentatives de trouver une solution diplomatique à la crise irakienne », signifiant le début de la guerre [10]. Le responsable du secrétariat de rédaction en charge de la « Une » réagit dans la même minute après la publication de la dépêche de la DPA, convoquant par mail les chefs de service. Lors de cette réunion, l’adjointe au chef de service politique, habituellement présente (et présente la veille lors de la première réunion exceptionnelle de 17h) a été priée de retourner dans son service car « nous avons dit un par service. On est suffisamment dans le stress comme ça » [11]. L’ordre directorial est alors immédiatement accepté.
Toutefois cette règle d’exception ne peut fonctionner que dans un contexte le justifiant. Lorsque la guerre entre dans une phase plus routinière avec un enlisement apparent du conflit, on revient à une programmation routinière. Au cours de la seconde semaine, à Die Welt, la réunion du soir est reportée à la réunion « normale » du matin le jeudi 27 et vendredi 28 mars. A la Frankfurter Rundschau, aucune réunion « de guerre » n’est organisée pendant la troisième semaine. Par contre, à la Süddeutsche Zeitung (au cours de la quatrième semaine de guerre), la réunion de prévision est spontanément réactivée le jour de la chute de la statue de Saddam Hussein, le 9 avril. Cela tend bien à montrer que ce dispositif est là uniquement pour répondre à l’incertitude d’une actualité dont on attend qu’elle amène de l’urgence dans le travail… qui n’arrive pratiquement pas. Le travail reprend son rythme routinier dès lors que la guerre se routinise.
Le travail de programmation et de réunion ne suit pas le seul principe « fonctionnel » de production du journal mais s’inscrit aussi dans le respect de normes professionnelles et d’exigences de la presse écrite [12]. Cette dernière se démarque des autres médias par sa temporalité plus lente : elle ne peut pas suivre la course à l’actualité la plus neuve face à la presse en ligne, la télévision ou la radio. En revanche, elle peut produire plus « de fond ». En proposant chaque jour au minimum trois pages de longs textes d’analyse, la situation internationale justifie un besoin objectif de programmation accrue.
Au début du mois de mars, la crise irakienne est déjà sur l’agenda et occupe massivement les pages du journal. Le rythme de production d’information sur ce sujet est déjà soutenu. Il ne fait de doute à personne que les querelles diplomatiques à l’ONU et la guerre doivent être traitées en priorité. Les services non concernés acceptent sans trop de problème de voir leur pagination, et surtout leur accès à la « Une » réduit au profit de la guerre, et ce d’autant plus « pacifiquement » que l’organisation des services allemands rend aisément possible ce type de traitement. En effet, structurés en cahiers indépendants (politique, feuilleton [13], économie et finance, région), les journaux traitent la guerre à l’intérieur du cahier politique. Seuls les services travaillant pour ce cahier expriment épisodiquement une critique sur l’omniprésence de ce sujet car le volume des cahiers reste identique.
La guerre, et elle seule, produit un recentrage du pouvoir décisionnaire autour des pôles immédiatement concernés par la crise : pour Die Welt, le service « étranger » ; pour les deux journaux de Francfort, le newsdesk (bureau d’informations générales) ; et pour la Tageszeitung et la SZ, le newsdesk pour les pages d’informations quotidiennes et le service « étranger » pour l’envoi des correspondants. Les autres services sont alors « à la disposition » de ce service primo inter pares. Il s’agit d’une rationalisation de la production autour d’un ou deux responsables chargés de coordonner la production du journal. Le service « étranger », en contact avec les correspondants et les journalistes freelance sont au cœur du dispositif de rationalisation. Les autres lui apportent leur appui. Il peut d’autant plus aisément déléguer la gestion d’un dossier à un autre journaliste que les tâches des journalistes allemands sont habituellement moins spécialisées que dans les journaux britanniques ou français [14] et que chacun a accès au réseau informatique et aux données citées dans les documents.
La modification de l’équilibre des pouvoirs au sein de l’organisation et la réduction de la « marge de liberté » des autres services passe par un travail interpersonnel de compensation affective [15]. Les responsables prennent soin de préserver de bons rapports avec le personnel journalistique. L’acceptation de la réduction des marges de liberté des rubricards passe par un travail de relations interpersonnelles des différents chefs de service et directeur de la rédaction. Le directeur en chef adjoint de la rédaction de la Tageszeitung adresse, par exemple, un mail à l’ensemble des journalistes intitulé, « Extra-Dank » (remerciements spéciaux) à propos d’une édition spéciale [16] :
Comme vous le savez, la direction a émis le vœu de produire, le jour du début de la guerre, une ÉDITION SPÉCIALE de 8 pages. […]
Je voudrais […] remercier ici tou(te)s les collègues de la rédaction, qui se sont […] proposés pour la réalisation de ce projet, si bien que la planification rédactionnelle a pu tenir hier.
Merci aussi aux collègues du graphisme, aux commerciaux et à tous les autres, qui ont de leurs côtés – suivant les ordres de la rédaction en chef – réalisés de très gros efforts pour la préparation de ce projet.
Allez en paix. Salutations, peter.
Ce texte est un signe parmi d’autres d’une volonté de garder une unité rédactionnelle. Le renforcement du pouvoir de la rédaction en chef est explicite dans ce journal se présentant encore comme le journal des hiérarchies « plates », créé en 1979 et issu des mouvements de la gauche alternative. Toutefois les rivalités entre services ne sont pas évacuées. Elles sont publiquement tues au profit du travail quotidien pour être verbalisées au sein des services, renforçant par là l’identité collective du service.
Le besoin accru en programmation et la multiplication des réunions implique aussi qu’au sein des services le dispositif soit adapté. Ainsi le chef de service « politique intérieure » de la Tageszeitung produit une note le 17 mars 2003, intitulée : « Tout est neuf en politique intérieure ». Elle prévoit des sujets d’actualité pour toute la semaine et invite les journalistes à un « tour d’horizon des thèmes sur l’Irak de 10h à 11h au Pavilion ». Le même jour à 17h 15, l’adjoint au chef de service politique convoque l’ensemble du service pour faire une réunion exceptionnelle : la directrice de la rédaction « nous demande de fournir tous les jours une page sur ces questions. C’est une page en plus de notre page politique intérieure habituelle… et ce dès que la guerre éclate. Et il n’est pas question de sortir de vieux trucs. C’est d’ailleurs pour ça que demain nous avons une réunion de chefs à ces sujets. Il faut que vous me donniez des thèmes » [17]. Après cette réunion préparatoire, une nouvelle réunion a lieu le surlendemain une fois le dispositif nouveau mis en place :
P. informe que « nous sommes aujourd’hui dans une organisation nouvelle du journal. […] Il faut maintenant que l’on fasse des réunions en groupe et plus simplement en bilatéral. Pour nous cela signifie qu’on doit se rencontrer à 17h 10 et 9h 20. Vous devez tous être présents à 17h : cette conférence sert à la planification des pages, celle de 9h 20 à actualiser les éléments planifiés. On doit donc réfléchir à deux choses : qu’est ce qu’on met dans nos pages ? Comment peut-on rendre compte ici de l’Irak ? Toutes les idées sont maintenant bonnes : que pourrait-on faire, que doit-on faire ? » […] Il faut, précise P., produire des « faits et des moments de vie ». Il faut tirer profit du réseau de correspondants pour pouvoir raconter ce qui se passe, aller voir des familles turques, irakiennes, etc. Il faut qu’on se différencie comme cela. On ne doit pas toutefois oublier les « hard news » politiques qui seront-elles traitées sur la page politique intérieure qui nous reste.
Contraint de répondre au mieux à l’incertitude de la guerre, l’ensemble des services adapte un modèle d’organisation imposé par le haut : la concentration du pouvoir décisionnaire aux mains d’un responsable à qui on délègue le problème et qui est ainsi la personne ressource à qui s’adresser.
Dans le traitement de l’actualité, il n’y a pas d’un côté des formes, et, de l’autre, des conditions sociales d’existence, qui s’ignoreraient les unes les autres [18]. La mise en place de ces mécanismes de régulation de l’urgence permet aussi de gérer la production, d’organiser la montée en importance du traitement en préparant par avance des papiers, ne laissant finalement incertain que le titre de « Une ».
La gestion de l’arithmétique événementielle.
Une fois la guerre commencée, elle est l’actualité obligée de « Une ». C’est alors autour du cadrage des articles et de la taille des titres que les discussions s’engagent et non plus autour du choix du sujet. L’évaluation de l’importance d’un événement est relative à son format [19].
La manchette (le gros titre de « Une ») est spontanément attribuée à l’Irak, libre aux secrétaires de rédaction et au directeur de rédaction d’arbitrer le titre, rédigé à partir des dépêches d’agences ou des sites Internet des quotidiens ou des télévisions (BBC, CNN, Washington Post, Los Angeles Times, New York Times, Spiegel online, etc.). La question pour les rédactions est de savoir quels sont les sujets à aborder pour se démarquer des autres médias. L’événement passe par sa mise en page et son choix se fait par rapport aux autres sujets. La programmation devient donc plus qu’indispensable. La question posée aux rédacteurs est celle de savoir quand et combien de temps il est nécessaire de maintenir un traitement de taille importante à cette guerre. Avant les combats et le début de la guerre l’enjeu est de maîtriser le nombre de colonnes à attribuer à ces événements. Autrement dit, quand signifie-t-on aux lecteurs que désormais ce fait très important le devient encore plus ? Ainsi à la conférence de titre du 17 mars alors que la guerre semble imminente, les inspecteurs de l’ONU s’étant retirés de l’Irak :
« Directrice de la rédaction (DR) : Bon… sur 5 col ?
Secrétaire de rédaction (SR) : sur 5 col ! évidemment !
DR : Attention, tu dois y penser. Demain [avec le discours de Bush] on fait quoi ?
SR : 6 col !
DR : Non ! 6 col, c’est la guerre !
SR : c’est pas le colonage qui est un problème. On peut mettre deux lignes…
Responsable des pages “Evénements” : Non ! c’est affreux sur deux lignes. Non, on garde 5 col, on avait déjà le discours de Schröder sur 5 col »
Dans cette « arithmétique événementielle », la situation est toujours tranchée de la même façon : le 6 colonnes doivent être réservées à la guerre [20]. Par la suite, se pose la question de la réduction du nombre de colonnes à quatre ou cinq. Le débat est tranché à partir du mercredi de la seconde semaine de combat à Die Welt, le 26 mars 2003 en mettant un titre sur quatre colonnes et à côté une photo sur deux colonnes. De même, se pose la question pour les rédactions de la gestion de l’importance du nombre de pages accordée. Elles adaptent le format à l’importance de l’événement et produisent quatre à six pages quotidiennes, en plus de la « Une » réservée aux dépêches. Il s’agit donc d’éclairer le lecteur sur des questions de stratégie, de diplomatie, d’armement utilisé, de géographie. Or avec l’avancée des combats et un certain enlisement, cette production devient routinière. Elle contraint plutôt les journalistes à chercher ce qui n’a pas été fait, ce qui a été fait chez les concurrents ou alors à traduire des articles de quotidiens internationaux. Pris par l’agenda et par une actualité imposée, les rédactions sont confrontées à la gestion d’un événement devenu routinier. A trop faire et trop longtemps on lui enlève son importance. Le mercredi de la deuxième semaine, Die Welt tergiverse : la guerre est dans sa phase routinière. La rédaction cherche aussi à placer d’autres éléments pour les petits services, comme des pages de « vie quotidienne » ou de science. Elle arbitre dans le sens d’une réduction du nombre d’articles, sans réduction du nombre de pages. La quatrième page « Irak » est occupée aux deux tiers par un encart publicitaire [21]. En plus de la gestion du format, l’actualité obligée doit répondre à certaines règles d’écriture, en partie contrainte par les médias audio-visuels.
La programmation de l’ensemble du journal assure un dernier rôle. Elle permet aux rédacteurs de s’accorder une marge de temps pour se concentrer sur le seul titre de « Une ». Le titre peut alors être accordé aux événements ayant lieu au plus près du bouclage final. Il doit « obligatoirement » porter sur un fait échu [22]. Cette règle du fait passé et exact concerne aussi bien le titre que la photo. Le 10 avril au matin, un journaliste du service politique de la SZ reproche au service culture d’avoir mis une photo d’une ville en feu pour illustrer la chute du régime alors que la photo « n’est pas du tout bonne. La photo ne correspond pas à la vérité. Bagdad n’a pas brûlé » [23]. L’illustration doit respecter la contrainte professionnelle : elle doit correspondre au jour même et à la vérité énoncée dans l’article. Cette insertion peut paraître normale mais poussée à l’extrême, elle n’en devient que plus flagrante. Le 9 avril, les troupes américaines arrivent sur la place centrale de Bagdad et tentent de déboulonner la statue de Saddam Hussein. Le fait se déroule à partir de 14h 30. Les conséquences sont prévisibles, le titre est déjà préparé. Mais l’acte tarde à aboutir, mettant en difficulté les rédacteurs. Au moment du bouclage, la statue est toujours en place…
« Secrétaire de rédaction 1 (SR1) propose déjà un titre : Le régime de Saddam est à l’agonie. [« vor dem Ende » : littéralement : juste avant la fin]
Secrétariat de rédaction 2 (SR2) : Le régime de Saddam perd contrôle.
SR 1 : … est fini [am Ende]
SR 2 : Non ! C’est bien trop tôt pour “est fini”
SR1 : [regarde la télévision allumée où l’on voit le char autour de la place] Mais c’est quand même clair ! Non ?
Discussion s’achève par des regards perdus sur les images de la télévision. Comme l’un tourne le dos à l’autre, SR2 reprend son activité sur clavier. […] Puis, SR2 lit une dépêche et commente : “ Il n’y a pas de doutes que Saddam est mort !”
14h45
SR1 : [reprend la rédaction du titre] “Le régime de Saddam Hussein perd le contrôle de Bagdad” c’est pas mal. T’en penses quoi ?
SR2 : Mmouais… attendons 17h !
SR1 : [regarde les sites Internet des journaux américains et le Spiegel online] Que fait la concurrence ?… Ils font des trucs très plats et factuels ». […]
16h05 :
SR1 est toujours à regarder la télévision. Il m’indique que ce que cette histoire est impressionnante, incroyable. Je lui demande si cela va être la photographie de demain ? « Naturellement. On prie pour qu’ils mettent Saddam à terre avant 5h ». […] Tous reprennent le travail. Ils me demandent de surveiller la télévision. SR1 me précise qu’ils ont vraiment besoin de cette photographie avant 17h et me le répète à plusieurs reprises. […]
16h 53 :« Saddam » chute. Le journal peut sortir. D’ailleurs personne ne regarde plus la télévision. Dès que la statue est à terre, tous retournent à leurs postes de travail ».
Le fait est finalement avéré et passé au moment du bouclage. Reste à trouver un titre. Les journaux sont des entreprises en représentation politique [24], consciente de ce rôle. Ecrire un titre produit un sens politique. A l’exception de Die Welt, ils ne parlent pas des « Alliés » (comme le font les dépêches) mais de « troupes de la coalition » : le poids historique et politique de ce mot est mis en avant dans les discussions pour lui préférer ce terme le plus neutre. Le choix inverse de Die Welt correspond à la même logique politique. Lors de la « chute de la statue », les journalistes refusent de titrer sur la chute de Saddam alors même que le traitement des jours suivant prend en considération ce fait comme la chute du régime. Ils lui préfèrent le titre plus long : « Le régime de Saddam Hussein à l’agonie » [25]. La discussion porte sur l’opportunité de titre « est finie » [am Ende] ou « à l’agonie » [vor dem Ende]. Comme l’explique le responsable des pages « politique intérieure » : « La guerre n’est pas finie, mais là Bagdad nous montre bien les problèmes du régime. Je trouve “vor” [“juste avant”] pas mal du tout ».
Le co-directeur de rédaction critique la sémantique du titre inscrit à l’écran : « “Saddam renversé” n’est pas joli.
DR : mais avec la photo, tout le monde comprend que le régime est mort.
DR2 : il n’empêche pas qu’on doive faire attention à ce qu’on dit. »
DR réinscrit « Le régime de Saddam Hussein à l’agonie » sur son ordinateur. Personne ne réagit. Les responsables des pages discutent plutôt de savoir ce qui va se passer demain. Des blagues sont dites sur les images de la chute de Saddam Hussein.
La photographie est un second élément de contrainte de la production du journal : le poids des télévisons dans les guerres impose aux quotidiens non seulement le « direct » mais aussi le recours à l’image. La production incommensurable d’images par les différentes télés et les délais courts de production des quotidiens impliquent pour la presse d’avoir un traitement photographique particulier. Les photos portent toujours sur les mêmes motifs (la situation de l’avancée militaire dans l’un et l’autre des camps et la situation parmi les populations civiles) et apportent une synthèse illustrative de la journée. Les photos sont alors présentées comme une pause dans le flux incessant d’images. L’image n’est pas là pour informer mais pour illustrer l’état de la situation [26]. Il faut, par exemple, prendre des images de soldats dans la boue après la pluie pour « montrer » le piétinement de l’armée américaine.
14h 20. Le responsable photographie (PH) vient voir le SR car il ne sait pas quelle photographie choisir pour les pages devant illustrer les combats. PH précise que ça préférence va sur la photo du soldat américain dans la boue (car il y a plu ce qui gène l’avancée des troupes). « On voit bien que l’armée est épuisée. On le voit avec sa cigarette au bec, sa tête qui dépasse à peine de sa capuche… il est crevé. Tu vois bien que l’armée piétine et n’avance pas dans de bonnes conditions ». Le SR hésite un peu. PH insiste et emporte la mise. Cela me fait penser que plus tôt dans la matinée, SR avait demandé une photo de Blair gesticulant car il fallait montrer « qu’il était stressé car la situation dans le pays n’est pas au beau fixe » m’a-t-il indiqué.
Le poids de l’information télévisée impose aux quotidiens de s’organiser pour répondre au « direct » et au besoin d’image. Le respect de ces contraintes professionnelles s’impose comme un cadre d’action contraignant aux choix de l’actualité et de son écriture, structurant en retour la gestion organisationnelle de l’urgence.
En analysant le fonctionnement interne des rédactions, « l’actualité » peut être comprise comme étant « produite » par des organisations journalistiques, sélectionnant et mettant en mot des sujets. L’étude du cas de la guerre en Irak de 2003 – sujet « d’actualité » par excellence et porteur « d’urgence » – permet de mettre à jour des mécanismes organisationnels structurant durablement le travail des journalistes et conduisant les rédactions à effectuer certains choix plutôt que d’autres. Pour répondre à l’urgence, les organisations mettent en place des routines d’exception, durcissant les mécanismes habituels de programmation et de hiérarchisation des informations. Ces routines assurent un double rôle, permettant, d’une part, au journal de pouvoir paraître dans les temps, et d’autre part, de faire face aux contraintes de « l’arithmétique événementielle » impliquant une production plus nombreuse de textes. Conjoncturelles, l’application de ces routines suit le rythme des événements eux-mêmes.
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[1] R. Solé, « Ecrire la foudre », Le Monde, 16-09-2001, p. 18.
[2] Photographie Rondeau (G.) in Le Monde, Le Style du Monde, 2002, p. 40.
[3] N. Hubé, Qu’est-ce que l’actualité « politique » ? Pour une analyse de la hiérarchisation de l’information. Regards croisés sur les « Unes » de la presse quotidienne française et allemande, thèse de doctorat en science politique, Université Strasbourg 3 / Freie Universität Berlin, 2005.
[4] M. Crozier, E. Friedberg, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977, p. 85
[5] P. Rozenblatt, « L’urgence au quotidien », Réseaux, 69, 1995, p. 74.
[6] M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
[7] <<Irak Kriegsplanung>>, note photocopiée, Tageszeitung, 18 mars 2003.
[8] M. Dobry, Sociologie des crises politiques, op. cit., p. 211-237.
[9] Secrétaire de rédaction, notes de terrain, Tageszeitung, 18 mars 2003.
[10] « Bush informiert Kongress über scheitern der Diplomatie im Fall Irak », DPA, 19-03-03.
[11] Notes de terrain, Tageszeitung, 19 mars 2003.
[12] Voir par exemple : Y. Agnès , Manuel de journalisme. Ecrire pour le journal, Paris, La Découverte, 2002.
[13] Le cahier feuilleton correspond grosso modo aux pages cultures et aux pages enquêtes des journaux français.
[14] F. Esser, Die Kräfte hinter den Schlagzeilen. Englischer und deutscher Journalismus im Vergleich, Freiburg / München, Karl Alber Verlag, 1998 ; J. Tunstall , Journalists at work, Constable, London, 1971.
[15] M. Crozier, E. Friedberg, « Le management revisité », in L’acteur et le système…, op. cit., p. 122-127.
[16] Mail daté du 19 mars 2003. La Tageszeitung, journal opposé à la guerre, a décidé de faire une édition spéciale pour le début de la guerre. Cette édition est en fait le journal normal, bouclé à 17 h sans son cahier Berlin. 5 000 exemplaires de cette édition ont été distribués gratuitement sur l’Alexanderplatz de Berlin au cours de la manifestation de protestation contre la guerre. Cette action a mobilisé l’ensemble du personnel qui s’est chargé de la distribution.
[17] Notes de terrain, Tageszeitung, 17 mars 2003.
[18] E. Neveu , « Pages “politique” », Mots, 37, 1993, p. 6.
[19] M. Mouillaud, J-F. Tétu, Le journal quotidien, Lyon, PUL, 1989, p. 55-75 ; Voir aussi : E. Veron, Construire l’événement. Les médias et l’accident de Three Mile Island, Paris, Minuit, 1981 ; G. Awad, Du sensationnel. Place de l’événementiel dans le journalisme contemporain, Paris, L’Harmattan, 1995.
[20] C. Hermelin, « La grammaire de l’événement IV. Leçon d’arithmétique événementielle », Presse actualité, 180, 1984, p. 39-45.
[21] Notes de terrain, Die Welt, 26 mars 2003.
[22] M. Schudson, « Le temps-presse », Médiaspouvoirs, 6, 1987, p. 5-24.
[23] Notes de terrain, Süddeutsche Zeitung, 10 avril 2003.
[24] E. Neveu, « La dynamique des médias dans la construction sociale de la crise de la représentation », L’Aquarium, 10, 1992, p. 5-23 ; B. Lacroix, « La crise de la démocratie en France. Eléments pour une discussion sociologique du problème », Scalpel, 1, 1994, p. 6-29.
[25] « Saddam Husseins Regime vor dem Ende », Süddeutsche Zeitung, 10 avril 2003.
[26] N. Hubé, « Des images pour quoi faire ? La photographie de presse prise entre illustration et information » in K. Grandpierre, M. Durampart, dir., Autour de l’Illustration. Illustration, images et libertés, Vincennes, PUV (à paraître)
Hubé Nicolas, « Quand l’actualité s’impose… La guerre en Irak de 2003 vue du travail des rédactions allemandes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Quand-l-actualite-s-impose-La (Consulté le 11 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747