La délinquance au féminin : une publicisation du corps par effraction ? Si la plupart des travaux sur la délinquance juvénile ont jusque là surtout concerné les adolescents de sexe masculin, c’est à la déviance des jeunes filles que l’ouvrage de Stéphanie Rubi est consacré. Pour réaliser sa recherche, l’auteur a mené une enquête socio-ethnographique dans certains quartiers populaires de Paris, Marseille et Bordeaux, où elle a interviewé et vécu parmi des collégiennes vivant dans ces quartiers dits difficiles.
L’exclusion, le chômage, la stigmatisation, notamment raciste, et la frustration qu’engendrent ces phénomènes ont nourri, chez les filles autant que chez les garçons, un désir de révolte qui est devenu un moyen de socialisation, voire une sous-culture : il s’agit pour elles, comme pour eux, de refuser les normes sociales dominantes. Les moyens de cette affirmation de soi sont l’adoption d’un langage codifié, mais aussi la loi du plus fort : insultes, racket, intimidation, bagarres sont le quotidien de ces jeunes. Cette violence, verbale ou physique, ostentatoire ou larvée, est territoriale et collective. Le collège est le premier espace d’affirmation de soi et du groupe ; le centre commercial, le quartier et la cité, le second. L’école, loin d’être un lieu protégé des conflits, est donc bel et bien une extension de la rue, de ses règles et de ses violences, y compris pour les filles. Le langage, les gestes, les attitudes et les comportements obéissent à des codes et à des normes bien établis et connus de toutes. Etre ou paraître potentiellement violente est le moyen le plus efficace pour être respectée ; ne pas riposter, ne pas répondre aux provocations est au contraire une preuve de faiblesse. Dans ce contexte, le groupe de pairs est appréhendé par les jeunes filles comme un refuge face à ce qu’elles ressentent comme une violence de la part de l’extérieur, c’est-à-dire à la fois du monde dominant et du monde masculin. Parallèlement, et paradoxalement, la consommation est un mode d’expression : l’attachement aux marques, notamment pour les vêtements, participe de la construction d’une représentation positive de soi.
Ce qu’il faut défendre, en effet, c’est sa réputation et son image. Tout ceci va à l’encontre des clichés du langage châtié et des comportements de douceur et de soumission, censés être propres aux filles. Pour ces dernières, l’objectif est double : il s’agit d’être respectée à la fois par leurs pairs et par les garçons. Au risque d’être perçue comme faible par les autres filles s’ajoute en effet celui d’être vue par ces derniers comme étant trop féminine, ce qui signifierait devenir une proie sexuelle potentielle et voir son image rapidement et durablement dévalorisée comme telle dans le quartier.
Pour ces adolescentes, il est plus difficile que pour leurs homologues masculins d’être, de vivre « dehors ». Pourtant, l’affirmation de soi passe par la sortie hors du foyer, lieu féminin par excellence, et par l’appropriation de l’espace du collège, du centre commercial, du jardin public et de la cité. C’est ce qui explique peut-être l’adoption des codes de conduite masculins : il n’y a pas à proprement parler de féminisation de ces codes, pas de transferts dans l’espace public des comportements féminins traditionnels de la sphère privée. Au contraire, ces derniers sont conditionnés par les attitudes à l’extérieur, c’est-à-dire par les attitudes viriles, qui sont valorisées. Cette désexualisation des rapports sociaux demeure toutefois inachevée. D’une part, d’après S. Rubi, les filles éprouvent moins que les garçons un sentiment de rejet de l’école et de la société. Elles se soumettent davantage aux normes de la socialisation juvénile et, en particulier, elles respectent plus les normes scolaires. D’autre part, « sortir » avec un jeune homme populaire ou respecté renforce leur position dans le groupe. Pour les filles, la maîtrise de l’image publique est donc un défi quotidien, plus exigeant que pour les garçons, pour qui seule l’image au sein du groupe de pairs semble compter.
La déviance des groupes de filles « force » les préjugés et contribue à remettre en question la représentation collective traditionnelle dominante de la femme dans l’espace public, celle de la prostituée. Finalement, c’est donc aussi à une réflexion sur la socialisation du corps féminin que S. Rubi nous invite.
Naves Marie-Cécile, « Stéphanie Rubi, Les « crapuleuses », ces adolescentes déviantes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Stephanie-Rubi-Les-crapuleuses-ces (Consulté le 12 décembre 2024).