Depuis les travaux précurseurs d’Émile Durkheim [1], la réflexion sur le suicide n’a cessé d’alimenter les champs de recherche les plus divers. Il suffit ainsi d’observer la bibliographie sur le sujet pour prendre la mesure de l’étrange fascination qu’exerce le phénomène suicidaire sur l’ensemble des sciences humaines. « C’est qu’il y a, explique Maurice Halbwachs, dans cette façon de prendre congé de ses semblables, un mélange apparent de libre choix et de fatalité, de résolution et de passivité, de lucidité et d’égarement, qui nous déconcerte. » [2].En faisant une large place aux textes inter-, pluri- et transdisciplinaires, cet appel à contribution propose un nouveau questionnement sur le phénomène du suicide. Si l’orientation disciplinaire de notre revue implique que le sujet soit abordé à la lumière des sciences humaines et sociales, la réflexion gagnerait aussi à se nourrir des connaissances apportées par les sciences médicales et naturelles. Un exemple parmi d’autres : les questions de l’accompagnement en fin de vie et du suicide assisté, n’exigent-elles pas que soient mobilisés à la fois le point de vue du praticien et celui du philosophe ? De nombreuses pistes de travail sont alors envisageables. En voici une liste, non-exhaustive :
Comment penser le suicide ? Bien sûr, pour affiner l’analyse de cet acte sans retour, entouré de mystère, il y a les chiffres. Ils sont effrayants et illustrent l’ampleur du phénomène, reconnu grande cause nationale en France depuis 1999 [5]. L’actualité tragique des suicides en entreprise, au reste, semble aujourd’hui encore donner en partie raison au père de la sociologie et à son hypothèse selon laquelle le suicide serait, avant tout, un fait social. Sauf que ces suicides relèvent du seul type que Durkheim considérait comme quasi-impossible dans les sociétés occidentales contemporaines : le suicide fataliste. Aussi l’abord statistique du problème est-il loin de le résoudre. Plus encore, il court le risque de délaisser la question du sens intime du phénomène suicidaire, en noyant la personne suicidée dans une arithmétique inhumaine. Maurice Halbwachs, mais aussi, plus récemment, Christian Baudelot et Roger Establet [6], montrent bien en cela que, d’une part, les statistiques sont vouées à des modifications (et à des réinterprétations) permanentes et que, d’autre part, une réflexion sur le suicide ne peut faire l’économie de considérations psychologiques, ni occulter la part subjective, soit en définitive le sens, que les victimes confèrent à leur geste.
Nous touchons alors un problème majeur de la réflexion sur le sujet, qui est celui du statut épistémologique du suicide. Est-il possible, sans chercher systématiquement à quantifier le phénomène, de penser de manière objective un geste aussi mystérieusement social… et individuel ? Nombreuses sont, en effet, les âmes (et les corps) en détresse, souffrant des pressions exercées par la société, recherchant intimement un sens à leur vie… Toutes, cependant, ne se suicident pas. Comment expliquer alors le passage brutal de la pensée de la mort volontaire à sa mise en pratique ? Quelle détermination intime et sociale, quelle souffrance physique et psychique, quelles données culturelles et/ou biologiques, quel élan nihiliste, quel désarroi moral et existentiel gouvernent à ce geste autodestructeur qui consiste, justement, à se couper littéralement de soi et des autres ?
Le quatorzième numéro de la Revue ¿ Interrogations ? se propose ainsi d’aborder le phénomène suicidaire en convoquant les multiples savoirs des sciences humaines et sociales : de la sociologie à la psychologie, de la littérature à la psychanalyse, de la philosophie à l’anthropologie, de l’histoire, enfin, aux sciences politiques voire à la théologie. Naturellement, la dimension clairement pluridisciplinaire et, a fortiori, transdisciplinaire de ce numéro est dictée par la nature complexe et multidimensionnelle du suicide. Celui-ci constitue en effet un objet d’étude exemplaire pour qui souhaiterait dépasser les querelles de méthode et s’ouvrir à des interrogations fondamentales, susceptibles de faire émerger une vue synthétique sur le sujet, mais aussi d’ébranler les fondements épistémologiques de nos disciplines. Tant il est vrai, comme le fît à juste titre remarquer Marc Bloch, que « le suicide offre incontestablement à tous les savants voués à l’étude des sociétés humaines l’occasion d’une expérience véritablement cruciale » [7].
Les articles, rédigés aux normes de la revue, doivent être adressés à Cyril Piroux, avant le 15 janvier 2012, à l’adresse électronique suivante : envoyer un couriel. En dehors des articles répondant à l’appel à contributions, la Revue ¿ Interrogations ? accueille volontiers les travaux les plus divers pour ses autres rubriques. ♦ La rubrique « Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquelles l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses, le caractère exploratoire de sa démarche, davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 20 000 signes. ♦ La rubrique « Fiches techniques » est destinée à des articles abordant des questions d’ordre méthodologique (sur l’entretien, la recherche documentaire, la position du chercheur dans l’enquête, etc.) ou théorique (présentant des concepts, des paradigmes, des écoles de pensée, etc.) dans une visée pédagogique. Ces articles ne doivent pas non plus dépasser 20 000 signes. ♦ La rubrique « Varia », par laquelle se clôt désormais tout numéro de la revue, accueille, comme son nom l’indique, des articles qui ne répondent pas aux différents appels à contributions ni aux rubriques précédentes. ♦ Enfin, la dernière partie de la revue recueille des « Notes de lecture » dans lesquelles un ouvrage peut être présenté de manière synthétique mais aussi vivement critiqué, la note pouvant ainsi constituer un coup de cœur ou, au contraire, un coup de gueule ! Elle peut aller jusqu’à 10 000 signes. Par ailleurs, les auteurs peuvent nous adresser leur ouvrage pour que la revue en rédige une note de lecture à l’adresse suivante : Revue ¿ Interrogations ?, 36 rue Mégevand, 25000 Besançon. Cette proposition ne peut être prise comme un engagement contractuel de la part de la revue.
Le Comité de Rédaction
[1] Le suicide. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1897.
[2] Les causes du suicide, Paris, Alcan, 1930, p. 12
[3] Rappelons ces mots d’Albert Camus : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 15.
[4] Thème par excellence où se rejoignent parfois, avec une violence inouïe, les suicides de personnages de fiction et ceux d’écrivains ou d’artistes réels.
[5] En 2007, on estime à 10 127 le nombre de décès par suicide en France. Les hommes sont plus concernés que les femmes (73 % contre 27 %). Le pic de suicide se situe dans la tranche d’âge 45-64 ans (38 %), mais tous les âges sont concernés : 5 % des décès par suicide concernent des individus de moins de 25 ans, 29 % entre 25 et 44 ans, 28 % après 64 ans. Les suicides représentent environ 2 % de la mortalité générale. Mais il s’agit de la première cause de mortalité entre 25 et 34 ans (23 % du nombre total de décès) et de la deuxième entre 15 et 24 ans (16 %) ainsi qu’entre 35 et 44 ans (18 %). Source : Inserm – CépiDc.
[6] Suicide. L’envers de notre monde, Paris, Seuil, 2006.
[7] Marc Bloch, « Mr Maurice Halbwachs, Les causes du suicide »,Annales d’histoire économique et sociale, n° 12, 1931, pp. 590-592, ici p. 591.
Comité de rédaction, « AAC n°14 - Le suicide », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/AAC-no14-Le-suicide (Consulté le 11 décembre 2024).