Thomas Huonker et Regula Ludi, Roms, sintis et yeniches. La « politique tsigane » suisse à l’époque du national-socialisme, Page deux, Lausanne, 2009, 224 pages.
Le génocide dont les Tsiganes ont été les victimes dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale a malheureusement moins intéressé les chercheurs que celui simultanément perpétré à l’encontre des populations juives. C’est un premier motif de se féliciter de la publication en langue française de cet ouvrage, traduction du volume 23 des rapports de la Commission d’experts indépendants chargée par la Confédération helvétique de faire la lumière sur les agissements effectifs de cette dernière sous couvert de sa neutralité officielle pendant le conflit mondial [1]. Précédemment paru en allemand [2], ce volume se trouve enrichi ici d’une postface dans laquelle Thomas Huonker présente un certain nombre de cas personnels de Tsiganes victimes de la politique helvétique découverts postérieurement à la publication du rapport originel et évoque rapidement la situation des Tsiganes dans la Suisse contemporaine.
Un public non averti peut s’étonner de l’intérêt porté à ce qui semble a priori un aspect très marginal de la politique intérieure de la Confédération et plus marginal encore sur le plan de la politique internationale de l’époque. Aussi l’ouvrage a-t-il d’emblée le mérite de nous apprendre que, dans un contexte de parachèvement de la construction des Etats-nations en Europe et de montée simultanée des rivalités et des tensions internationales, particulièrement peu favorable aux populations nomades et apatrides, la Suisse a été pionnière dans la politique anti-Tsigane. Dès 1906, le Conseil fédéral décide en effet de fermer les frontières helvétiques aux « gens du voyage ». En 1911 est créé un registre anthropométrique dans lequel sont fichés tous les Tsiganes entrés ou séjournant en Suisse pour mieux en contrôler et en réprimer les mouvements. Parlant à ce sujet de « complexe scientifico-policier », les auteurs de l’ouvrage insistent sur l’innovation que constitue un pareil registre qui voit fusionner les préoccupations pratiques de la police des Tsiganes avec les soi-disant recherches scientifiques de médecins et d’anthropologues, partageant un même fonds de représentations racistes sur la « prédisposition raciale à la criminalité » de certaines populations. Des représentations alors courantes en Europe, promises à l’avenir criminel que l’on sait, mais qu’on a vu réapparaître récemment de part et d’autre de l’Atlantique, parmi les responsables politiques, y compris en France.
La politique anti-tsigane de la Confédération helvétique s’attaquera également aux Tsiganes installés sur son territoire et disposant de la nationalité suisse. Ces derniers seront ainsi soumis à des mesures d’internement administratif dans des camps de travail, permettant l’enregistrement des précieuses données anthropométriques. Pire encore, ces camps seront le siège de pratiques de stérilisation forcée, destinées à éteindre la « race tsigane ». Et, pour précipiter encore la solution du « problème tsigane », quelques 600 enfants tsiganes seront enlevés à leurs parents et placés dans des familles suisses dites « normales », voire dans différentes institutions pour aliénés mentaux, le tout sous couvert de l’association Pro Juventute (« Pour la jeunesse », ça ne s’invente pas !)
Mais le « problème tsigane » étant par définition transnational, la Confédération helvétique va se lancer, dès les années 1920, dans une active collaboration internationale pour tenter de le régler. En 1923 est créée à Vienne une Commission internationale de police criminelle (CIPC), l’ancêtre de l’actuel Interpol, la première Internationale des policiers. Dans ce cadre, les différentes polices européennes vont s’échanger des informations et coordonner leurs activités de contrôle et de répression à l’égard des populations tsiganes et de leurs mouvements. Dans la seconde moitié des années 1930, l’influence de l’Allemagne nazie ne cesse de croître au sein de la CIPC jusqu’à permettre en 1940 l’élection à sa présidence du sinistre Reinhard Heydrich, alors chef de l’Office centrale de sécurité du Reich (RSHA) et futur grand ordonnateur de la « solution finale de la question juive »… et tsigane [3], ne dissuadera pas la Suisse de poursuivre sa participation aux travaux de la CIPC.
La collaboration de la Confédération avec le Reich se poursuivra au contraire sur ce plan, comme sur d’autres d’ailleurs [4], pendant toute la durée de la guerre. Et cela alors même qu’en Allemagne la répression anti-Tsigane, tout comme la répression anti-juive, était lancée ; dès 1938, c’est le décret de « fixation » leur interdisant de quitter le pays ; les premières déportations dans des camps de travail interviennent courant 1940 ; et le génocide proprement dit débute en 1941. Cela ne décidera pas pour autant les autorités helvétiques, pourtant dûment informées des faits, à modifier leur politique d’interdiction du territoire aux Tsiganes ; et elles persisteront jusqu’à la fin de la guerre à remettre entre les mains de leurs bourreaux nazis nombre de Tsiganes ayant cherché refuge en Suisse, en les vouant ainsi à une mort certaine. Si des données quantitatives précises font encore défaut à ce sujet, le caractère méthodique de la politique suivie en la matière ressort tant de l’exploitation des archives cantonales et confédérales que de la présentation de quelques cas nominatifs, qui donnent un visage aux victimes de cette criminalité impersonnelle.
Au-delà des pièces qu’il verse au dossier d’un aspect encore méconnu de l’histoire européenne contemporaine, cet ouvrage soulève deux questions plus générales, sans y apporter cependant d’éléments immédiats de réponse. D’une part, après bien d’autres, il confirme que les crimes et génocides dont l’Etat nazi s’est rendu coupable en marge et dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale n’ont pu être accomplis sans la complicité active ou au moins passive non seulement de ses alliés mais aussi des neutres et même quelquefois de ses ennemis. Pensons par exemple au fait que les Alliés anglo-saxons n’ont rien tenté contre la machine d’extermination nazie alors que les principaux rouages leur en étaient connus depuis 1943. Comment expliquer et comprendre une pareille complicité proprement criminelle ? La réponse demandera sans doute que l’on dépasse la présentation encore habituelle des enjeux du conflit et des protagonistes à l’œuvre dans les termes d’un affrontement entre démocratie et totalitarisme, barbarie et civilisation ou dans ceux d’un classique choc des intérêts nationaux.
D’autre part, comme d’autres ouvrages avant lui [5], celui de Thomas Huonker et Regula Ludi souligne la part non négligeable prise par des scientifiques, en particulier des médecins, des biologistes et des anthropologues, non seulement à la justification idéologique (par l’eugénisme notamment) des politiques génocidaires mais encore à leur préparation et à leur exécution pratiques, sur un plan administratif. Elle rappelle d’autres « liaisons dangereuses » entre la science et le pouvoir politique, contemporaines de celles ici évoquées : pensons par exemple à la participation de la fine fleur de la physique européenne, réfugiée aux Etats-Unis, au projet Manhattan de mise au point de la bombe atomique. Cet aveuglement récurrent de la science à l’égard de ses propres implications politiques attend, elle aussi, une explication générale dépassant les circonstances toujours particulières où il se répète.
[1] Plus connue sous la dénomination de Commission Bergier, du nom de son président, cette Commission a été instituée en décembre 1996 par le Conseil fédéral helvétique à la suite du scandale lié à la découverte dans les comptes de grands établissements bancaires de « fonds en déshérence », c’est-à-dire de dépôts effectués avant guerre par des familles, notamment juives, craignant pour leur fortune et leurs personnes, et qui n’ont jamais été restitués à leurs ayants droit éventuels. Cette Commission a étendu son champ d’étude à la politique d’asile de la Confédération pendant la Seconde Guerre mondiale ainsi que, plus largement, aux relations (économiques et politiques) de cette dernière ave le Reich nazi. Cf. le site de la Commission : http://www.uek.ch/fr/index.htm On attend toujours la création d’une commission similaire en France…
[2] Roms, Sintis und Jenische. Schweizerische Zigeunerpolitik zur Zeit des Nationalsozialismus, Editions Chronos, Zürich, 2001.
[3] C’est lui qui dirigera la conférence de la Wannsee qui, en janvier 1942, décidera du lancement de cette « solution », quelques mois avant d’être « liquidé » par la résistance tchèque à Prague.
[4] Cf. par exemple Daniel Bourgeois, Business helvétique et Troisième Reich, Editions Page deux, Lausanne, 2008 ; et Hans-Uhlrich Jost, Le salaire des neutres. Suisse 1938-1948, Denoël, Paris, 1999.
[5] Cf. par exemple Josiane Olff-Nathan (sld), La science sous le Troisième Reich : victime ou alliée du nazisme, Le Seuil, Paris, 1993
Bihr Alain, « Thomas Huonker et Regula Ludi, Roms, sintis et yeniches. La « politique tsigane » suisse à l’époque du national-socialisme », dans revue ¿ Interrogations ?, N°10. La compétence, mai 2010 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Thomas-Huonker-et-Regula-Ludi-Roms (Consulté le 11 octobre 2024).