Sorti en décembre 2021, Enculé ! Politiques anales est la traduction depuis le castillan de Por El Culo. Políticas Anales, écrit en 2011 par le sociologue Javier Sáez et l’activiste Sejo Carrascosa. Initialement paru aux éditions barcelonaises Egales, il paraît dix ans plus tard dans sa traduction française aux Éditions Les Grillages, maison d’édition queer de la région grenobloise. Le livre est assorti pour l’occasion de huit illustrations en noir et blanc de l’artiste Rami Soto [1], qui répondent à chacun des thèmes abordés par chacun des sept chapitres de l’ouvrage. Avec 300 exemplaires d’un premier tirage épuisé en à peine dix jours, Enculé ! semble répondre aux attentes d’un public de militant·e·s et de chercheur·se·s, offrant une nouvelle source francophone dédiée à ce sujet, dans l’attente de la sortie prochaine de la traduction en français de Terreur Anale de Preciado aux éditions Libertalia (à paraître [2009]).
« Le cul semble a priori très démocratique, tout le monde en a un. Mais nous verrons que tout le monde ne peut pas faire ce qu’il veut avec son cul » (p. 9). C’est de ce constat que Sáez et Carrascosa déploient leur argumentation, refondant le paradigme de bicatégorisation hiérarchisée du genre non plus uniquement sur le modèle génital, mais aussi selon celui de l’anus et de la répartition des rôles dans l’acte sexuel anal. La progression du livre se fait de manière thématique, à commencer par un court premier chapitre consacré à l’insulte « enculé » (pp. 12-27), rappelant en filigrane l’argument de Didier Éribon sur l’injure comme fondement de l’identité homosexuelle (2012 [1999]). Le chapitre suivant prend un angle historique (pp. 30-49), retraçant l’étymologie des termes « anus » (p. 30) et « sphincter » (pp. 33-35) avant de revenir sur l’histoire morale et sociale de la sodomie de l’Antiquité à nos jours (pp. 35-49), en prenant principalement appui sur les travaux de Michel Foucault (2005 [1985]).
Le troisième chapitre, intitulé « Cul, sexe, genre : politiques anales » (pp. 50-69), constitue le cœur de la thèse de cet ouvrage. L’anus y est employé comme concept pour (re)penser les discours sur le sexe et le genre, quand les pratiques anales y sont présentées comme un outil permettant la déconstruction d’un système patriarcal fondé sur le sexe et le genre. « Ce qui se joue autour de la question du cul, on dit que ces manières de le contrôler, de le surveiller, de le stigmatiser ou de le promouvoir constituent une politique. Le cul est un espace politique » (p. 57). Sáez et Carrascosa peinent toutefois à renouveler les discours queer sur l’anus et l’anal, s’appuyant sur des textes (trop ?) souvent cités à ce propos, comme le passage sur la privatisation de l’anus dans L’Anti-Œdipe (Deleuze, Guattari, 1973 [1972] : 167), le Désir Homosexuel de Guy Hocquenghem (2000 [1972]) ou la réflexion de Paul B. Preciado sur l’anus comme organe de plaisir universel (2010 : 35).
S’en suit un chapitre plus expérimental (pp. 70-90), qui comporte, entre autres : un recensement des utilisateurs du site de rencontre gay www.bearwww.com selon leurs pratiques sexuelles (pénétreurs, pénétrés, les deux, etc.) (pp. 77-80), une métaphore apparentant le corps et son axe bouche-anus à un donut (pp. 81-82), et un texte à dimension poétique écrit par l’artiste queer Warbear (pp. 88-90). Sáez et Carrascosa amorçent ici une réflexion intéressante sur la pénétration anale comme « le franchissement d’une frontière entre le monde et notre intimité » et non comme « violation de notre espace intérieur » (p. 82), mais le mélange des genres et la multiplicité des thèmes évoqués dans ce chapitre tendent hélas à perdre le lectorat dans des considérations plus poétiques que théoriques ou politiques.
Le cinquième chapitre se recentre sur des considérations pratiques voire techniques (pp. 92-111). Il y est entre autres question de fist-fucking [2] (pp. 92-95) et de l’utilisation de godemichets comme substitut au phallus (pp. 95-98), les auteurs reposant leur analyse sur le Manifeste contra-sexuel de Preciado (2000). Ils évoquent également le rapport à la masculinité des gays des communautés hypermasculines cuir, BDSM et bear [3], qui ont « su s’approprier le plaisir anal, mais pas la féminité », et qui adoptent donc une posture misogyne en rejetant les hommes efféminés, assimilés au féminin (pp. 98-104).
Sáez et Carrascosa accordent ensuite un bref chapitre sur l’approche psychanalytique freudienne de l’analité sans apports particuliers (pp. 114-121), avant de dédier le septième et dernier chapitre à la place des sexualités anales en temps de pandémie de sida (pp. 124-153). Profitant d’un rappel anatomique sur les risques accrus d’être contaminé par le VIH lorsqu’on est pénétré par l’anus (pp. 132-133), les auteurs proposent de déconstruire les associations patriarcales entre passivité, punition, soumission et humiliation. Ils leur substituent la promotion et la revalorisation d’une « fierté passive » (p. 138), dans le prolongement d’une « fierté gay » que les sociologues Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch ont définie comme « une stratégie politique en lien avec les mécaniques d’oppression » (2013 : 36), et ce afin de renverser la hiérarchie de valeur actif/passif dans les rapports entre pénétreurs et pénétrés. Un dernier point sur le bareback [4] (pp. 143-153) aurait mérité un commentaire de la part du collectif de traduction, les outils de prévention ayant évolué depuis dix ans, amenant à repenser le concept-même de bareback à l’heure de la prophylaxie et du traitement comme prévention [5].
Mettant en évidence « les relations qu’entretient l’anal avec le sexe, avec le genre, avec la masculinité, avec les relations sociales » (p. 57) à travers l’analyse détaillée de nombreux exemples, pour la plupart venant d’Espagne, Sáez et Carrascosa proposent dans ce livre une autre répartition des catégories masculin et féminin selon l’axe pénétreurs-pénétré·e·s (pp. 16-17). Dans ce système organisé autour des pratiques anales, le rôle de pénétreur est attribué aux hommes hétérosexuels, quand celui de pénétré·e rassemble les femmes, ainsi que les hommes homosexuels qui, considérés par défaut comme étant des « enculés », sont assimilés à ces dernières. Par extension, une femme qui refuse d’être pénétrée est perçue comme masculine : « le système machiste la sanctionne et la persécute pour son refus de se plier aux normes qui s’appliquent aux femmes (pénétrables) » (p. 155). Les auteurs aboutissent ainsi à une définition actualisée de la masculinité à partir de l’anus et non du phallus : « Être un homme, c’est être impénétrable » (p. 18), rappelant toutefois que les deux dispositifs — celui, « médiatiquement hégémonique », basé sur le sexe et celui, « caché, silencieux et honteux », basé sur le sexe anal — s’entrecroisent et se superposent (p. 156). Sáez et Carrascosa rappellent alors la nécessité de déconstruire ce principe organisateur « fondé sur le cul », afin de « renverser les valeurs associées à l’anal, à l’acte de pénétrer un cul », et ce afin de « démanteler ce régime de terreur sur le genre et les corps » (p. 111).
On peut cependant regretter qu’en se centrant ouvertement sur une approche masculine et homosexuelle de la sexualité anale (p. 93), Sáez et Carrascosa participent aussi à l’invisibilisation des pratiques lesbiennes, bies ou trans, entraînant de nombreux angles morts dans les analyses, dont nous avertit la maison d’édition dans une courte préface critique (p. 7). Un passage sur la pénétration anale entre femmes (trans y compris) en début d’ouvrage laissait pourtant présager d’un angle d’analyse plus large de la part des auteurs (p. 16).
N’apportant au final que peu de renouvellement dans les discours théoriques et politiques sur l’anus et les pratiques anales, Sáez et Carrascosa ont toutefois réussi à rassembler dans un même ouvrage plusieurs des principaux discours tenus autour de ce sujet, tout en restant accessible pour le plus grand nombre, et sans perdre pour autant de sa radicalité politique. La traduction française de ce livre nous donne en outre l’occasion de (re)découvrir un corpus bibliographique espagnol ou hispanophone sur le genre et les (homo)sexualités, parmi lequel Ética Marica du philosophe et activiste Paco Vidarte (2007), dont deux extraits conséquents partagés dans le livre (pp. 59-62) suscitent l’intérêt et l’espoir d’en voir une traduction en français, peut-être par les mêmes Éditions Les Grillages.
Bibliographie :
Chauvin Sébastien, Lerch Arnaud (2013), Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
Deleuze Gilles, Guattari Félix (1973), L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie [1972], Paris, Minuit, coll. « Critique ».
Éribon Didier (2012), Réflexions sur la question gay [1999], Paris, Flammarion.
Foucault Michel (2005), Histoire de la sexualité. 2, L’Usage des plaisirs [1984], Paris, Gallimard, coll. « Tel ».
Hocquenghem Guy (2000), Le Désir homosexuel [1972], Paris, Fayard.
Preciado Paul B. (2000), Manifeste contra-sexuel, Paris, Balland.
Preciado Paul B. (à paraître), Terreur anale, 2009, Paris, Libertalia.
Vidarte Paco (2007), Ética Marica. Proclamas libertarias para una militancia LGTBQ, Barcelone, Egales.
[1] Rami Soto, Rami Soto on Behance, [En ligne]. https://www.behance.net/ramisoto (consulté le 8 février 2022).
[2] Pratique sexuelle consistant en l’introduction du poing ou du bras dans l’anus ou dans le vagin.
[3] Dans la culture gaye, un bear (ou « ours ») est un homme à la pilosité faciale et corporelle fournie, le plus souvent de corpulence solide, et qui renvoie à une image de masculinité virile.
[4] Appliqué à la sexualité, plus spécifiquement encore à l’homosexualité, ce terme désigne le choix délibéré de rapports sexuels non protégés, en dépit d’un risque potentiel de contamination par le VIH.
[5] Les progrès thérapeutiques en matière de traitement du VIH permettent désormais de contrôler la charge virale dans le sang des personnes séropositives, empêchant ainsi la transmission du virus. De même, la prise de certains médicaments permet de prévenir toute contamination par le VIH.
Bideaux Kévin, « Sáez Javier, Carrascosa Sejo (2021), Enculé ! Politiques anales [2011], Saint-Martin-d’Hyères, Éditions Les Grillages. », dans revue ¿ Interrogations ?, N°34. Suivre l’image et ses multiples états dans les collaborations arts/sciences, juin 2022 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Saez-Javier-Carrascosa-Sejo-2021 (Consulté le 11 décembre 2024).