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Dossier coordonné par Alain Bihr
Depuis au moins trois décennies, d’un bout à l’autre du continent européen, nous assistons à la réémergence de groupes, de mouvements, d’idéologies qui, sous des formes diverses, sont désignés comme relevant de la mouvance d’extrême droite, qu’ils s’en revendiquent ou non. Cette résurgence a mis fin à la longue éclipse que ce courant politique a connue en Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ostracisé qu’il était par la mémoire des crimes collectifs auxquels il avait pris part ou donné sa caution.
Dans le présent numéro, la revue ¿ Interrogations ? a voulu se pencher sur ce phénomène, en interrogeant notamment la continuité et la discontinuité entre l’extrême droite d’aujourd’hui et celle d’hier, en cherchant à déterminer quels sont les vecteurs et passeurs éventuels (individus, mouvements, institutions, discours) de l’une à l’autre, mais aussi la manière dont l’extrême droite s’est renouvelée au fil des générations et des années. Ce qui conduit tout naturellement à s’interroger sur la manière dont l’extrême droite peut se nourrir de certaines tendances de fond des sociétés contemporaines, qu’il s’agisse du remodelage des rapports sociaux de classe ou de sexe, de la remise en cause des constructions nationales sur un plan institutionnel ou idéologique, de l’affirmation d’un individualisme exacerbé aussi bien que du déficit de structuration symbolique auquel la post-modernité confronte ce dernier. Les quatre contributions ici réunies répondent pour partie, mais pour partie seulement, à ces interrogations.
De ce curieux mélange entre attachement au passé et ouverture sur le présent, entre répétition et renouvellement, qui caractérise l’extrême droite contemporaine, l’étude que Stéphane François et Olivier Schmitt consacrent à la vision des relations internationales propre à l’extrême droite française contemporaine offre un bon exemple. Certes, comme tous les autres courants politiques, l’extrême droite actuelle se trouve confrontée au défi de l’ouverture au monde que lance la transnationalisation des relations économiques, politiques et culturelles. Mais elle relève ce défi à sa façon, en masquant ou transfigurant à peine la reproduction de certains de ses invariants idéologiques : le fétichisme des identités territorialisées la conduit au rejet des droits humains en tant qu’ils affirment l’unité du genre humain et assument l’humanité comme une seule et même communauté juridique et morale ; l’antiaméricanisme se mue en anti-impérialisme ; l’antisémitisme d’hier ressurgit sous les oripeaux de l’anti-islamisme d’aujourd’hui. Déplacements sans lesquels on ne comprendrait pas certaines de ses prises de position, par exemple sur les conflits en cours au Proche et Moyen-Orient.
Avec l’article de Florence Di Bonaventura, on aborde un de ces mouvements qui précisément font partie des originalités actuelles de l’extrême droite. En effet, si cette dernière s’est longtemps largement confondue avec l’expression d’un nationalisme étroit et xénophobe, contemporaine de la construction des États-nations sur le continent européen, elle se diversifie aujourd’hui en se nourrissant de la remise en cause de ces mêmes États-nations par et au profit de mouvements sécessionnistes visant à leur substituer des unités politiques de taille régionale : l’Écosse dans les îles britanniques, la Flandre en Belgique, la Catalogne en Espagne, la Padanie en Italie. C’est sur ce dernier cas que se penche l’auteure de cet article en étudiant la manière dont la Lega Nord entend ériger tout le Nord de l’Italie en un nouvel État indépendant. Un de ses intérêts tient dans le fait qu’il montre que, tout comme la construction des États-nations au cours des deux siècles précédents, celle d’une entité politique régionale suppose l’invention d’un imaginaire politique qui exploite les failles du roman national italien, renvoyant elles-mêmes aux difficiles conditions de la constitution de l’unité nationale italienne. Ce qui fait resurgir à nouveau le mélange de répétition du passé et d’invention du présent qui est au cœur de l’extrême droite contemporaine.
C’est sur une autre région européenne, l’Alsace, également devenue une terre d’élection de l’extrême droite depuis le milieu des années 1980, que s’est penché Alain Bihr. À la différence près par rapport à l’Italie du Nord que s’y disputent une extrême droite régionaliste, Alsace d’abord !, devancée par une extrême droite nationaliste, le Front national. Pour expliquer cette situation, l’hypothèse avancée est que l’identité alsacienne serait essentiellement une identité négative, au double sens d’une identité en défaut (un déficit d’identité) et d’une identité par défaut (fondée sur le sentiment de la perte de soi), aussi bien dans sa composante nationale que dans sa composante proprement régionale. Cette identité négative induirait des prédispositions à adopter des valeurs et des positions politiques d’extrême droite. Une hypothèse que les résultats d’une enquête originale conduisent cependant partiellement à réviser et complexifier.
Quant à Emmanuel Casajus, il a notamment le mérite de prendre en compte une dimension trop peu connue de l’extrême droite, d’aujourd’hui comme d’hier d’ailleurs : sa volonté d’esthétiser la politique. Il en analyse les mécanismes et procédures sur l’exemple d’un courant minoritaire mais remuant de l’extrême droite sur lequel il a enquêté, les Identitaires de la région parisienne. Il met ainsi en évidence que, au-delà des proclamations idéologiques, cette volonté anime non seulement la mise en scène par ce groupe de ses actions, ce qui contribue à lui assurer une bonne couverture médiatique, mais encore ses rapports aux autres groupes et au monde en général.
Ce vingt-et-unième numéro de la revue accueille par ailleurs un article dans sa rubrique ’Des travaux et des jours’. Il est l’œuvre d’une jeune docteure en sciences politiques, Mingchao Zhou, qui nous présente sa recherche doctorale sur la scolarité des enfants des travailleurs migrants en Chine. Cet article vaut d’abord par le fait qu’il porte à notre connaissance une réalité largement méconnue du public francophone. De plus, il nous permet de comprendre comment ces enfants et leurs familles parviennent à contourner les procédures de ségrégation scolaire et sociale dont ils sont victimes de la part des autorités sans que, pour autant, la légitimité de ces dernières ne s’en trouve contestée.
Ce numéro 21 propose également une fiche technique traitant de l’accès du sujet à la fonction symbolique. S’appuyant sur les travaux psychanalytiques de Piera Aulagnier et de questionnements issus du champ de la psychologie sociale, Agnès Vandevelde-Rougale invite le lecteur à une réflexion articulée autour de la violence inhérente au ’symbolisme verbal’, faisant le lien entre subjectivité et langage. L’articulation ’parole, affects et modalités d’énonciation’ révèle ici clairement l’enchevêtrement des champs sociaux, discursifs et affectifs.
Ce numéro comprend deux notes de lecture, présentant les ouvrages suivants :
Tabin Jean-Pierre et Knusel René (avec la collaboration de Claire Ansermet) (2014), Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud, par Jeanne Demoulin ;
Giust-Desprairies Florence, Le métier d’AMP. Construction d’une identité professionnelle, par Pascal Fugier.
Dans la rubrique ’Varia’, les sociologues Natacha Chetcuti et Gabriel Girard analysent les trajectoires de jeunes homosexuels : comment vivent-ils leur sexualité ? L’article montre que la norme de l’hétérosexualité contraint à des rites quasi-obligatoires comme le coming out. Elle produit aussi des effets spécifiques résultant des rapports sociaux de sexe et de classe, notamment en termes de construction identitaire, de rapport à soi et aux autres.
Enfin, nous tenons à remercier les membres du comité de lecture et les chercheurs qui ont participé à l’expertise des articles de ce numéro : Pietro Basso, Jean Batou, Magali Boumaza, Sandra Boehringer, Samuel Bouron, Jean-Yves Camus, Laurence Charton, Pierre Cours-Salies, Stéphanie Dechezelles, Pascal Delwit, Jean Jacob, Oscar Mazzoleni, Frédéric Moulène, Stéphane Mourlane, Roland Pfefferkorn, Jean-Marie Viprey.
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface n°21 L’actualité de l’extrême droite », dans revue ¿ Interrogations ?, N°21. L’actualité de l’extrême droite, décembre 2015 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Preface-no21-L-actualite-de-l (Consulté le 11 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747