Comment étudier des organismes liés directement ou indirectement à l’État, mettant peu ou prou en œuvre ses prescriptions et dont l’action vise principalement à influer sur les représentations que le public peut se faire de telle ou telle question ? Comment les définir quand ils disposent d’un corps d’agents clairement identifié ? Il y a plus de cinquante ans, le philosophe Louis Althusser mettait en avant un concept aujourd’hui très peu utilisé : celui d’Appareil idéologique d’État (AIE). Cette contribution vise à en retracer la trajectoire, à en rappeler brièvement les fondements et à examiner dans quelle mesure il peut encore trouver son utilité pour la recherche.
En juin 1970, le philosophe Louis Althusser fait paraître dans la revue La Pensée un article intitulé « Idéologie et appareils idéologiques d’État (notes pour une recherche) ». C’est une bombe. Pour des raisons théoriques, mais aussi pour des raisons politiques qu’on ne peut saisir qu’en se replongeant dans le contexte très particulier de l’après mai 1968 et en ayant à l’esprit qu’Althusser est membre du Parti communiste français (PCF). L’article est perçu comme un rappel brutal de l’orthodoxie marxiste sur la nature de l’État, au moment même où le PCF préconise la « démocratie avancée » comme étape supplémentaire dans la marche au socialisme. Mais il est également perçu comme marqué par la volonté de développer la théorie marxiste sur des points laissés en jachère. Aussi, il agace au plus haut point la direction du PCF et, pour les mêmes raisons, connaît un succès foudroyant auprès des étudiants et des jeunes chercheurs.
Et en ce début des années 1970, où des milliers de jeunes intellectuels radicaux aspirent à une alternative de gauche au stalinisme, des centaines d’entre eux vont chercher à s’appuyer sur le concept d’appareil idéologique d’État pour étayer leurs travaux. On pense à Marcel Jaeger, dans un article d’août 1971 sur la naissance en 1737 de de l’hôpital psychiatrique du Bon sauveur, à Caen. On y trouve des références à Michel Foucault, mais aussi, dès la première page, l’évocation de « l’Appareil idéologique d’État n°1 de l’époque » (Jaeger, 1971), en l’occurrence l’Église. Une caractérisation qui sera reprise par de nombreux historiens, tant le concept correspond bien à l’institution ecclésiastique qui en est l’archétype. La numérisation des archives de la bibliothèque nationale de France (BNF), bien qu’incomplète [1] donne une idée de la fantastique popularité du concept jusqu’à la fin des années 1980. Les appareils idéologiques d’État (A.I.E.) sont partout : A.I.E. culturel évoqué par les Cahiers de l’Institut Émile Zola, A.I.E. urbanistique évoqué à de multiples reprises par la revue Espaces et société, A.I.E. des moyens de communication, A.I.E. de l’animation socioculturelle, A.I.E. du droit, etc. Une étude rapide des mentions du concept dans 189 livres et revues numérisés par la BNF montre que son pic de popularité se situe entre 1976 et 1982, c’est-à-dire au moment du débat sur l’eurocommunisme et dans la période du plus fort engagement de Louis Althusser dans des polémiques publiques contre la direction du PCF. Les mentions sont encore fréquentes dans les années 1990 puis s’espacent jusqu’à une disparition quasi-totale à partir des années 2000.
On constate aussi que si nombre d’auteurs font référence aux appareils idéologiques d’État dans les années 1970-80, c’est généralement au passage, sans insister, qu’il s’agisse dans la plupart des cas de reprendre le concept ou plus rarement de le rejeter en bloc, comme le firent les défenseurs de l’école républicaine, outrés par sa caractérisation comme A.I.E. Les critiques détaillées sont rares. Elles viennent souvent de sociologues proches du PCF dont certains ont reproché à la théorie des appareils idéologiques d’État son « mode d’exposition complétement à priori » et le « caractère elliptique des affirmations d’Althusser » (Briand, Chapoulie, Péretz, 1980 : 139). Une critique qui omet le fait que Louis Althusser n’a jamais été ni prétendu être autre chose que philosophe. Et que comme philosophe il énonce des thèses, articulant des catégories. Car pour lui la philosophie n’a pas d’objet, « au sens où une science aurait un objet » (Althusser 2015 [1976] : 109). Par contre, philosophie et science ont bien un rapport, dans la mesure où la philosophie peut proposer des catégories qui seront reprises par la science [2], ou les fabriquer à sa demande.
Finalement, on trouve assez peu de tentatives de développer le concept sur un plan théorique, Althusser donnant pourtant un grand nombre d’indications pour des pistes de travail dans son article sous-titré, rappelons-le, « notes pour une recherche ». La plus accomplie a été celle de Robert Fossaert, dont l’ouvrage Les appareils (Fossaert, 1978) se situe explicitement dans la volonté d’approfondir l’analyse initiée par Althusser, quitte à s’en distancier. Car si Fossaert défend avec force la pertinence du concept d’appareil, il conserve la distinction entre Appareil d’État (AE) et Appareils idéologiques (AI), ces derniers n’étant pas nécessairement selon lui partie prenante du premier ni des véhicules de l’idéologie dominante.
Concernant les tentatives d’utiliser l’outil théorique proposé par Althusser, elles sont relativement peu nombreuses. On pense néanmoins au travail de Michel Gheude sur la publicité (Gheude, 1971), à celui de Peter Schötler sur l’histoire des Bourses du travail (Schötler, 1985), ou à celui de Frederik Mispelblom Beyer sur le travail social (Mispelblom Beyer, 1988). Et bien sûr il faut évoquer L’École capitaliste en France, célèbre ouvrage paru en 1971 des sociologues Christian Baudelot et Roger Establet [3] consacré à l’appareil idéologique d’État dont Althusser pensait qu’il était dominant dans la formation sociale française : l’école. Au-delà de ses outrances maoïstes qui ont mal vieilli, L’École capitaliste en France a été un livre au retentissement important, d’une part parce qu’il abordait un sujet brûlant dans l’immédiat après-1968 mais aussi parce qu’il étaye sa démonstration sur la ségrégation scolaire par une analyse statistique poussée et une reconstitution des flux scolaires.
Nous formulerons à titre d’hypothèse que l’évaporation du concept d’appareil idéologique d’État des publications sociologiques s’est produit au rythme et pour les mêmes raisons que celle des concepts de “lutte de classe”, “classe ouvrière”, “mode de production capitaliste”, “rapports de production”, etc. Et que ces raisons ne sont pas compréhensibles par la seule étude des luttes d’influence entre disciplines universitaires ou en leur sein [4]. Nous proposons de les chercher principalement dans le reflux des luttes ouvrières après 1968 et ses conséquences : la retombée de la radicalisation politique extraparlementaire et le soutien au processus devant conduire à l’élection de François Mitterrand comme président de la République en 1981. Pour dire les choses crûment, Billancourt [5] ayant désespéré les intellectuels, ceux-ci prirent de sérieuses distances avec la problématique marxiste, à défaut de tous passer du col mao au Rotary (Hocquenghem, 1986).
L’école althussérienne se dispersant, c’est celle de Pierre Bourdieu qui a pris le relais et s’est imposée dans les universités. Cependant, malgré l’hostilité réciproque du professeur du Collège de France et du « caïman » de Normale Sup’ [6], leurs conceptions entrent parfois en résonnance. On pense par exemple à la théorie althussérienne de l’assujettissement idéologique et à la théorie bourdieusienne du pouvoir symbolique. Car, pour l’un comme pour l’autre, la reproduction de l’ordre social « suppose l’opération d’un autre type de pouvoir que le pouvoir répressif » (Pallotta, 2015). Mais les conceptions de Pierre Bourdieu s’accordent beaucoup plus à la nouvelle période politique, la critique de la domination se substituant à celle de l’exploitation et la volonté de construire un parti hors État étant remplacée par la réalisation de l’universel à travers l’État. Et si les chercheurs ont délaissé l’analyse de la lutte des classes pour celle de la lutte des classements, c’est aussi parce qu’à partir des années 1980, il était difficile de mettre en avant une conception de l’État aussi violente et disruptive que celle exprimée par les thèses althussériennes.
Pour introduire sa théorie des Appareils idéologiques d’État, Louis Althusser est parti de la volonté de travailler sur un point assez largement ignoré de la théorie marxiste : la reproduction des conditions de production, c’est-à-dire la reproduction des forces productives et celle des rapports de production. Et c’est à partir de ce point de vue qu’il convient selon lui d’examiner ce qui se passe dans la superstructure, en particulier du côté de l’État et de l’idéologie. Car si l’État est incontestablement avant toute chose un appareil répressif destiné à assurer une domination de classe, selon la caractérisation descriptive de la tradition marxiste, une théorisation plus complète impose de poursuivre l’intuition d’Antonio Gramsci (Gramsci, 1962) et de prendre en compte l’existence d’une pluralité d’institutions en son sein. À côté de l’appareil répressif à proprement parler existent d’autres appareils qui peuvent relever du droit public ou du droit privé, désignés par Althusser sous le terme d’appareils idéologiques d’État. Et là où l’appareil répressif fonctionne de manière principale à la coercition, les appareils idéologiques d’État fonctionnent de manière principale à l’idéologie. À partir de là, Althusser esquisse une théorie de l’idéologie se démarquant de celle formulée par Marx dans l’Idéologie allemande (Karl Marx, Friedrich Engels, 1972) qu’il juge « positiviste-historiciste ». L’ambition affichée est grande : produire une théorie de l’idéologie en général, qui serait le pendant de celle de Freud sur l’inconscient en général. Pour ce faire, Louis Althusser formule deux thèses essentielles : « l’idéologie est une représentation du rapport imaginaire des hommes à leurs conditions réelles d’existence » et « l’idéologie a une existence matérielle » (Althusser, 1970).
Mais les conceptualisations de Louis Althusser sur les A.I.E. ne se limitent pas à ce qui est énoncé dans l’article de La Pensée. La mise à jour progressive de ses œuvres inédites à partir de 1994 fait apparaître un véritable iceberg, dont l’œuvre publiée de son vivant ne constitue que le sommet. Elle révèle entre autres un ensemble de textes sur les appareils idéologiques d’État, à commencer par l’ouvrage La reproduction des rapports de production (Althusser, 1995) dont le texte de 1970 est l’extrait d’une ébauche. L’ouvrage procède à une contextualisation théorique du concept dans un développement prenant en compte tout le procès de reproduction du capital, des développements sur les rapports infrastructure-superstructure, l’État, le droit. Plusieurs chapitres sont consacrés aux A.I.E., avec en particulier des développements sur les appareils idéologiques politique et syndical. On trouve également tout un chapitre sur les A.I.E. dans Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, autre ouvrage inédit de 1975 et enfin, pour respecter l’ordre chronologique, l’article « Notes sur les A.I.E. », texte de 1976 resté inédit en français et répondant à la plupart des objections à l’article de 1970.
Ce vaste ensemble documentaire s’avère particulièrement utile pour comprendre comment s’opèrent les phénomènes de confrontation idéologique et comment les institutions peuvent être l’enjeu de luttes entre des systèmes de représentations qui s’incarnent dans des pratiques sociales. Car « une idéologie n’est un système d’idées (ou de représentations) qu’en tant qu’elle est un système de rapports sociaux » (Althusser, 2016a : 223). Ce sont donc ces derniers qui s’affrontent, y compris au sein même des appareils idéologiques, où l’on trouve des tendances idéologiques dominantes et des tendances idéologiques dominées.
Ces indications peuvent donner de précieuses pistes pour étudier des appareils évoqués par Althusser mais n’ayant fait l’objet d’aucune analyse spécifique de sa part. On pense à l’appareil familial qui réunit « toutes les institutions qui concernent la famille » (Althusser, 1995 :107). L’intérêt tout particulier est que celui-ci dispose en France d’un début de formalisation institutionnelle à travers l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Regroupant l’ensemble des associations familiales, qu’elles soient spécifiques ou à caractère général, sur une base départementale et nationale, l’UNAF dispose, par la loi, de l’exclusivité de la représentation des familles de France auprès des pouvoirs publics. Bien que relevant de la loi de 1901 sur les associations, l’UNAF a en effet été instituée par ordonnance le 3 mars 1945, et ses missions figurent dans le Code de l’action sociale et des familles. À ce titre, l’UNAF parle au nom des familles de France dans toutes les consultations impulsées par les gouvernements ou les assemblées parlementaires et représente directement les familles dans 100 organismes nationaux les plus divers, de la Caisse nationale d’allocations familiales au conseil d’administration de France Télévisions. Pour comprendre et décrire le fonctionnement d’une telle institution, sa capacité à agréger des idéologies divergentes mais aussi sa résilience, sa caractérisation comme appareil idéologique d’État s’avère plus efficiente que celle d’institution corporatiste ou néo-corporatiste qui lui est parfois accolée (Debord, 2021). D’autant que l’UNAF a été explicitement créée pour obtenir l’adhésion de la population aux idées dominantes sur la question familiale, en rassemblant dans un corps unique subordonné à l’État les associations représentant les familles. Dans cet exemple, la fonction idéologique est clairement exprimée comme première et les services proposés n’interviennent que dans une moindre mesure. L’exemple de l’UNAF illustre très bien le principe de « pluralité ouverte » (Althusser, 2016a : 238) où les idéologies anciennes (ici le familialisme d’inspiration catholique et conservatrice) ne sont jamais totalement résorbées dans les idéologies dominantes (le familialisme nataliste). Et on voit comment les luttes idéologiques au sein même de la classe au pouvoir peuvent susciter des bouleversements : ici comment le ’progressisme’ libéral a pris le dessus sur toutes les variantes de familialisme avec l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron (Debord, 2020).
Est-ce un sous-produit de l’affaiblissement de l’A.I.E. politique ou de l’affaiblissement des “corps intermédiaires” ? On constate une tendance lourde à l’augmentation du périmètre d’influence de l’État. Celle-ci peut prendre la forme de l’intégration de vastes secteurs de la société civile, via les délégations de service public au secteur associatif (ou privé). Mais aussi la création d’un nombre croissants d’organismes ad-hoc aux fonctions de plus en plus explicitement idéologiques. Ainsi, se référant explicitement aux A.I.E., le spécialiste suédois en sciences politiques Bo Rothstein note la prolifération dans son pays des « organismes publics consacrés pour l’essentiel à la production de campagnes idéologiques » (Rothstein, 2006). Ainsi, la charte de l’Institut du monde rural suédois stipule que sa mission est d’œuvrer à améliorer les conditions de vie dans les territoires ruraux et leur développement « en premier lieu en influençant les différents secteurs de la société » (idem). Ces organismes se comptent par dizaines, auxquels il convient d’ajouter autant de nouveaux ombudsmans [7]. Et, alors que la vie politique classique (Althusser aurait dit l’emprise de l’A.I.E. politique) est relativement dévitalisée, Rothstein observe que les conflits tendent à se déplacer non seulement au sein des nouveaux organismes mais également entre eux. Ainsi les publications de l’Institut de la santé populaire sur la conjugalité se sont vu attaquer par celles de l’Institut de l’Enseignement primaire et secondaire, par les ombudsmans des personnes discriminées ou par le secrétariat national pour l’étude des genres. Un aspect essentiel de l’activité des A.I.E. est d’opérer des pressions catégorielles sur le gouvernement et le parlement. Ce faisant, ils se détournent des objectifs qui leur sont assignés et développent une « policratie », terme créé par Rothstein pour synthétiser politique et bureaucratie. Cette inflation des A.I.E. se fait sur fond de désintérêt croissant envers l’engagement dans les formes organisées traditionnelles et de perte de légitimité des institutions démocratiques. Ce faisant, elle contribue puissamment à une forme « d’étatisation du débat public » (Rothstein, 2006). Non seulement l’État préempte la conflictualité politique mais il va même, dans des cas comme celui des zones rurales, jusqu’à assumer « la création d’un nouveau mouvement social » (idem).
Louis Althusser est décédé en 1990, dans une relative indifférence médiatique. Son dernier ouvrage édité de son vivant, consacré à une polémique contre le PCF, remontait à 1978. Mais la publication progressive de ses textes inédits à partir de 1994 a suscité un fort regain d’intérêt pour son œuvre. Sur le plan spécifiquement philosophique, les inédits ont fait émerger une théorisation totalement nouvelle autour de ce qu’Althusser a nommé le « matérialisme aléatoire ». Le phénomène est renforcé par l’attention maintenue aux États-Unis par des économistes de l’École de la surdétermination comme Stephen A. Resnick, et surtout par des figures de proue de la littérature comparée comme Warren Montag ou Judith Butler. Cette dernière, également influencée par Foucault, a joué un rôle significatif dans un renouveau des discussions sur l’idéologie et le concept d’« interpellation » (Butler, 2002). Tout un ensemble de travaux se sont déployés autour de cette question, en se basant sur la seconde partie de l’article de La Pensée (Althusser, 1970) spécifiquement consacrée à une ébauche de théorie de l’idéologie.
Les références au concept d’A.I.E. sont néanmoins peu nombreuses. Et si certaines sont apparues dans la période récente, elles se situent dans des démarches visant à le dépasser si ce n’est à en démontrer la caducité. On pense à la mise en avant par Maria Kakogianni du concept d’« Appareil Postidéologique de Marché (APM) » (Kakogianni, 2012) ou par Patrick Vassort de celui d’« Appareil Stratégique Capitaliste (ASC) » (Vassort, 2010).
Maria Kakogianni s’emploie à une tentative d’incorporation des analyses de Judith Butler sur l’interpellation idéologique à la perspective dessinée par Slavoj Žižek et selon laquelle « L’ennemi n’est plus l’État qu’il faut saper à partir de son point de torsion symptômale, mais un flux d’autorévolution permanente » (Žižek, 2010 : 202). Kakogianni propose de riches réflexions sur la manière dont le système capitaliste récupère la contestation [8], décrivant l’émergence d’une nouvelle idéologie qui se présente comme postidéologique mais serait avant tout consumériste. Utilisant Deleuze elle fait la proposition originale d’affecter dans ce cadre aux A.I.E. une fonction « policière » de repérage des « mauvais consommateurs » désignés à la vindicte de l’appareil répressif (Kakogianni, 2012). Dans cette vision très pessimiste où la lutte des classes est absente, on peine néanmoins à situer le rôle de l’État tout comme à identifier où se trouvent précisément les APM. Car pour qu’il y ait appareil, il faut qu’il y ait un organisme et des agents.
Pour Patrick Vassort, le concept d’appareil idéologique d’État serait devenu inadapté à un monde dans lequel l’État-nation est « malmené par la réalité économique ce qui rend plus complexe encore la notion d’État alors que s’internationalisent le pouvoir économique et la décision politique » (Vassort, 2010). Mais sa tentative se heurte à des limites. En premier lieu elle présente les A.I.E. comme de purs instruments d’inculcation idéologique, évacuant totalement le fait qu’ils soient des lieux où s’expriment la lutte des classes et la confrontation entre des idéologies antagonistes. Elle présente également le fait que des appareils répressifs puissent jouer un rôle idéologique (par exemple l’armée des États-Unis d’Amérique) comme une nouveauté, alors que c’était clairement affirmé par Althusser avec son utilisation du terme de prévalence (Althusser, 1970). Mais surtout, des conclusions pour le moins hâtives sont tirées quant à la disparition des capitalistes individuels ou au pouvoir prêté à des institutions comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou la Commission européenne face à celle des États nationaux présentés comme en voie de disparition. Un point de vue qui semble démenti par les faits et pour le moins dépassé entre Brexit, rivalités exacerbées entre Chine et États-Unis, crise de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), impuissance des Conférences des parties (CP) sur le climat [9] et montée en puissance de la thématique de la “démondialisation”. Au point que l’interrogation la plus contemporaine consiste à se demander si l’ordre productif néolibéral n’est pas en voie d’épuisement.
Si l’on doit juger de la pertinence d’un concept à son adéquation au réel, nous dirons que les conditions qui ont conduit à la formalisation de celui d’appareil idéologique d’État ne sont dépassées ni pour ce qui concerne la nature de l’État ni son organisation. En France, le renforcement inquiétant de son appareil répressif [10] est une évidence qui place les inquiétudes suscitées parmi les principaux sujets de débat public. Quant aux appareils idéologiques de l’État, plusieurs sont en crise. On mentionnera l’école, mais on pense en tout premier lieu à l’appareil idéologique d’État politique, dont la légitimité est minée par l’abstention populaire et qui se trouve contesté de l’extérieur comme on l’a vu pendant la crise des Gilets jaunes, entre octobre 2018 et juin 2019. Si l’on considère l’hostilité initiale d’Emmanuel Macron envers les corps intermédiaires, symbolisée par sa tirade contre « les institutions de la République que le temps a figé dans des situations acquises » (Macron, 2017) à propos du Conseil économique social et environnemental ou les frictions avec les organisations syndicales, elle semble avoir fait long feu. L’heure est certes à la suppression continue de commissions consultatives [11] mais aussi à la création par en haut, en réaction à l’actualité, de tout un ensemble d’organismes ad-hoc aux visées éminemment idéologiques [12]. Autant de phénomènes qui méritent d’être étudiés, ce pourquoi Louis Althusser nous a proposé un outil théorique puissant qui ne s’émoussera que si on ne s’en sert pas.
Althusser Louis (1970), « Idéologie et appareils idéologiques d’État », La Pensée n°151, juin, pp. 3-38.
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Baudelot Christian, Establet Roger (1971), L’école capitaliste en France, Paris, Éditions Maspéro.
Briand Jean-Pierre, Chapoulie Jean-Michel, Péretz Henri (1980), « L’inculcation en théorie et le calcul en pratique », La Pensée, n°213-214, juillet-août-septembre, pp. 138-158.
Butler Judith (2002), La vie psychique du pouvoir [1997], Paris, Léo Scheer.
Debord Raymond (2020), « L’UNAF face à la diversification des modèles familiaux », Enfances, familles, générations, n°35, août 2020, [en ligne] http://journals.openedition.org/efg/10686 (consulté le 12 mai 2021).
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Gramsci Antonio (1959), Œuvres choisies, Paris, Éditions sociales.
Hocquenghem Guy (1986), Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Paris, Albin Michel.
Jaeger Marcel (1971), « Naissance d’un hôpital psychiatrique », La Pensée, n°158, Août, pp. 69-77.
Kakogianni Maria (2012), « Appareils Postidéologiques de Marché : interpellations publicitaires et dette impayable », Actuel Marx, 52 (2), deuxième semestre 2012, pp. 164-178.
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Žižek Slavoj (2010), Après la tragédie, la farce !, Paris, Flammarion.
[1] Paradoxalement, si 362 numéros de la revue La Pensée dans laquelle est parue le détonnant article d’Althusser sont accessibles, de 1939 à 2012, il manque justement… le numéro 151 de juin 1970.
[2] Althusser prend pour exemple l’influence déterminante de la philosophie cartésienne sur la physique.
[3] Écrit avec l’aide d’autres élèves et amis d’Althusser : Etienne Balibar, Renée Balibar, Pierre Macherey et Michel Tort.
[4] On pense à l’intéressante analyse des évolutions au sein du “champ” philosophique par Louis Pinto (1987).
[5] Usine emblématique de la régie Renault, la forteresse ouvrière fermera ses portes le 31 mars 1992, dernier jour du gouvernement d’Édith Cresson.
[6] Julien Pallotta évoque les attaques de Bourdieu dans son article « Bourdieu face au marxisme althussérien : la question de l’État » (Pallotta, 2015). Sans le nommer, Althusser se livre à une charge violente contre Bourdieu dans son ouvrage posthume Les vaches noires, concluant qu’« en fait de sociologie social-démocrate, c’est-à-dire de collaboration de classe, on ne fait pas mieux » (Althusser, 2016b :178-179).
[7] Terme qu’on peut traduire par « médiateur » ou « protecteur » et qui a fait florès en dehors de Suède. En France on peut se référer aux multiples médiateurs et tout particulièrement au Défenseur des droits.
[8] Thème par ailleurs évoqué par Althusser, sans que Kakogianni y fasse référence, par exemple dans Initiation à la philosophie pour les non-philosophes (Althusser, 2016a : 245-246)
[9] Plus connues sous leurs initiales anglaises COP (Conferences of parties).
[10] Prolongations successives de l’état d’urgence du 14 novembre 2015 au 30 octobre 2017, loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme promulguée le 30 octobre 2017, loi « sécurité globale » adoptée le 15 avril 2021.
[11] 18 commissions consultatives ont été supprimées en France en 2020.
[12] Par exemple : Grand débat national (du 14 décembre 2018 au 15 mars 2019), Convention citoyenne pour le climat (avril 2019 à juin 2020), Commission des 1000 premiers jours, Commission sur les violences sexuelles et l’inceste.
Debord Raymond, « Les Appareils idéologiques d’État, actualité d’un concept oublié », dans revue ¿ Interrogations ?, N°33. Penser les représentations de l’ « idéal féminin » dans les médias contemporains, décembre 2021 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Les-Appareils-ideologiques-d-Etat (Consulté le 12 décembre 2024).