Depuis environ une vingtaine d’années, les débats sur les zones franches ont refait surface dans l’espace public en Haïti. Elles sont souvent présentées comme la panacée contre le chômage et s’inscrivent dans la logique de l’emploi à tout prix de différents gouvernements. Ces débats prennent souvent la forme de dénonciations des expériences de mauvaises conditions de travail et d’exploitation de la main-d’œuvre bon marché dans ces espaces de travail. En outre, ils situent les zones franches dans la logique d’accumulation de la richesse. Malgré ces caractéristiques de l’antimonde (Brunet, 1986) ou du petit secret honteux de la mondialisation (Klein, 2002), les zones franches sont construites, en Haïti, comme l’unique mécanisme de création d’emploi à grande échelle.
Dans son ouvrage intitulé Le Nord-Est d’Haïti. La perle d’un monde fini : entre illusions et réalités (open for business) publié en 2018, l’historien et le géographe haïtien, Georges Eddy Lucien revient sur les enjeux politiques et économiques des zones franches. Ces réflexions font émerger des pistes pour une sociohistoire du travail en Haïti. Pour se faire, outre l’approche multiscalaire, il faut signaler aussi la portée de l’histoire immédiate de sa recherche qui nous propose une analyse du département du Nord-Est avec sa position stratégique dans le choix des investissements et son importance dans le plan néolibéral pour Haïti.
L’auteur s’écarte du discours traditionnel qui inscrit les zones franches uniquement dans une logique de création d’emploi. Selon lui, ces zones industrielles s’inscrivent plutôt dans la continuité du projet néolibéral. Ce travail est divisé en trois parties et développé en dix chapitres.
Dans la première partie, l’auteur analyse les discours qui soutiennent la vision du Nord-Est comme un département « open for business ». À cet effet, le discours médiatique fabrique le Nord-Est comme un espace propice à l’investissement. Ce discours du marketing territorial s’inscrit dans : « la construction et la fabrication du consentement et de la soumission au service des affaires » (p.23). Ce discours est aussi propulsé par une parole « vraie » des scientifiques, comme cela a été le cas sous la première occupation américaine d’Haïti en 1915.
Georges Eddy Lucien observe et analyse le déclin du département de production agricole en une vaste construction « d’enclave de zones franches » (p.26) où il le campe comme « un espace épuisé et essoufflé » (p. 16).
Sous le titre « Nord-Est open for business, une nécessité pour les investisseurs », l’auteur reprend les moments forts du fordisme dans les pays du tiers monde et des investissements directs étrangers. Cette deuxième partie, composée également de trois chapitres, reprend la division classique entre le Nord et le Sud dans la répartition de la richesse dans le monde. Georges Eddy Lucien met l’accent, ici, sur « l’évolution de la richesse et l’amplification de la rébellion (p. 139-142), la question de la pénétration du capital étranger dans le Nord-Est (p.146) et enfin l’accaparement des terres au profit des industries » (p.157).
À travers une approche sociohistorique des rapports sociaux dans le Nord-Est, l’ouvrage montre ce département comme un espace important pour les investisseurs américains depuis la première occupation d’Haïti. Pour l’auteur, « les expériences de ces compagnies ne s’inscrivent pas dans la durée, parce que les entreprises américaines de pite [1] ne sont pas territoriales, mais plutôt fonctionnelles » (p. 160). En effet, l’expérience de la zone de plantation à Dauphin montre l’importance des ports et aéroports dans le processus d’implantation de ces compagnies dans le Nord-Est. Cette zone de plantation était dotée d’infrastructures importantes qui ont facilité le transport de la production par rapport au port de Fort-Liberté situé entre le Canal du Vent et le Panama.
Ce système de communication, depuis la période de l’occupation américaine, relie directement les sites de production entre eux et avec les États-Unis. Selon l’auteur, au sein de ces derniers, production et consommation, offre et demande (de marchandise et de force de travail), lutte de classes et accumulation, s’articulent pour former un territoire continu. Cependant, celui-ci n’est pas pour autant homogène. L’hétérogénéité territoriale semble inhérente à l’exploitation et constitue une garantie pour la maximisation du profit. D’un côté, le Nord-Est est appauvri et décapitalisé. De l’autre, les États-Unis, le territoire gagnant et le donneur d’ordre, donc le véritable acteur.
Pendant la période d’implantation des compagnies de pite américaines, les effets d’inégalités et de ségrégation sont forts et brutaux. À cette époque le Nord-Est fournissait à la fois la main-d’œuvre et les matières premières. Aujourd’hui avec une forte dégradation de ce département, les compagnies qui s’installent dans les zones franches importent leurs matières premières et ne s’intéressent qu’à la main-d’œuvre. Elles s’y implantent maintenant, selon Georges-Eddy Lucien, en raison surtout de la main-d’œuvre du Nord-Est qui est « corvéable à merci » (p.197).
Si le processus d’installation des compagnies a débuté avec l’occupation américaine, qui a surtout facilité leur implantation, l’année 1950 marque le point culminant des projets de mondialisation et de la délocalisation des entreprises multinationales en Haïti.
Avec la mise en place du plan d’ajustement structurel [2], Haïti devient le réservoir de main-d’œuvre bon marché pour les entreprises américaines de sous-traitance. Les fabriques locales ne peuvent plus tenir avec l’évolution des innovations technologiques.
La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse au mode de production du Nord-Est face au néolibéralisme, particulièrement le processus d’une agriculture délocalisée et la fonction manufacturière du département.
En raison de la position favorable du Nord-Est par rapport à la frontière, le département est considéré comme un espace utile pour les investisseurs qui veulent dynamiser l’agglomération frontalière. Il est doté d’une infrastructure routière qui relie le Cap-Haïtien, Port-au-Prince et la République Dominicaine. Il est également stratégique par rapport à la mer des Caraïbes pour la République Dominicaine, les États-Unis et particulièrement pour les investissements de la France dans la Caraïbe et plus précisément en République Dominicaine. Les États-Unis tout comme l’Union Européenne financent tous les projets d’infrastructure susceptibles de rendre le Nord-Est open for business. Celui-ci est pour eux, au même titre que la République Dominicaine, un endroit propice à la production et à l’absorption d’un surplus de capital des entreprises européennes et américaines. Ainsi, le Nord-Est est considéré comme le « prolongement de la République Dominicaine » (p. 255).
L’auteur observe alors un rapport étroit entre la force de travail d’une population jeune et l’implantation des zones franches dans ce département avec une superficie de 1623 km². À lui seul, il comporte trois zones franches (Parc industriel de Caracol, Compagnie de Développement Industriel « CODEVI » et Agritans).
Dans les trois derniers chapitres de l’ouvrage, consacrés à la présentation et la stratégie d’implantation de ces trois zones franches dans le département, l’auteur fait la radiographie du lien existant entre les politiques des institutions internationales et la place d’Haïti dans la division internationale du travail qui sous-tend les objectifs d’implantation des zones franches.
Cet ouvrage a une importance capitale dans la compréhension géopolitique des zones franches dans le contexte haïtien. L’auteur présente une analyse historique qui permet de saisir les enjeux des relations de pouvoir et de domination dans les projets d’investissements directs étrangers dans les pays du « tiers monde ». Cependant, quelques points ont retenu notre attention sur le travail.
Georges Eddy Lucien situe l’apparition des zones franches en Haïti à partir de la loi de juillet 2002 qui a consacré l’implantation de CODEVI à Ouanaminthe. Néanmoins, depuis les années 1940, avec le décret du 8 octobre 1940, il y avait déjà une forme d’entreprise, dénommée « entreprises nouvelles », que l’on va retrouver aussi dans le décret du 13 mars 1963. Ces entreprises étaient un peu partout dans le pays et prenaient la forme des maquiladoras au Mexique (Barbier et Véron, 1991).
À cet effet, il a fallu le décret du 19 avril 1979 [3] pour introduire la notion de zone franche dans les textes de loi haïtienne. Ainsi, son article premier stipule que : « en vue d’encourager et accéder le commerce extérieur, il est créé dans l’air du port maritime de Port-au-Prince une zone dénommée : ‘Zone franche industrielle et commerciale’ qui permettra aux navires de charger ou décharger des marchandises sans passer par la douane ». À cette époque, cette conception traduit une vision des zones franches sous l’appellation de port franc ou des points francs.
Dans ces débats, si l’on retient la conception « officielle » des zones franches en Haïti pour les contextualiser, cela représentera un problème méthodologique sur la compréhension du phénomène à travers le temps. En outre, cela ne permet pas d’observer les différentes évolutions terminologiques des zones franches que François Bost (2019) qualifie d’« anarchie terminologique ». Ainsi, il me semble plus judicieux d’étudier les différentes formes et caractéristiques de ces zones industrielles dans leur fonctionnement et leur place dans le processus de mondialisation.
Autre chose, la méthode d’entretien proposée par l’auteur est sous-exploitée dans le travail. Les entretiens réalisés ne sont pas assez traités. L’utilisation de l’entretien comme méthode de recherche n’éclaire pas assez l’intention de l’auteur, comme c’est le cas des autres méthodes dans son approche multiscalaire. Ainsi, cela me pousse à questionner son choix de réaliser des entretiens qui pourraient, évidemment, nous aider à mieux saisir les enjeux de pouvoir, les rapports de force et les différentes formes de résistances que l’on peut rencontrer dans les zones franches.
En somme, ce texte offre non seulement des clés de compréhension de la réalité qui se dessine dans le Nord-Est, mais ouvre aussi des axes de réflexion sur la situation d’Haïti et sa place dans la division internationale du travail.
Bibliographie
Barbier Jean-Pierre, Véron Jean-Bernard, (1991), Les zones franches industrielles d’exportation : Haïti, Maurice, Sénégal, Tunisie, Paris, Karthala.
Klein Naomi (2002), No LOGO. La tyrannie des marques, Québec, Leméac.
Brunet Roger (1986), Atlas mondial des zones franches et des paradis fiscaux, Paris, Fayard-RECLUS.
Bost François (2019), Special economic zones : methodological issues and definition, transnational corporations. Investment and development, CNUCED, 26/ 2, juillet, PP.141-153.
[1] Les pites, appelées, en français Amaryllidacées, sont une famille de plantes monocotylédones appartenant à l’ordre des Asparagales.
[2] Il s’agit d’un programme économique et social, imposé dans les années 1990 aux pays « sous -développés » par le fonds monétaire international (FMI) et la Banque Mondiale.
[3] Décret créant dans l’aire du Port Maritime de Port-au-Prince une zone dénommée « Zone Franche Industrielle et Commerciale ». Le Moniteur, n°32 du 19 avril 1979, pp. 271-278.
Louis Wilsot, « Georges Eddy Lucien (2018), Le Nord-Est d’Haïti. La perle d’un monde fini : entre illusions et réalités (open for business), Paris, l’Harmattan », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 36. Les Mythes au XXIe siècle, juin 2023 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Georges-Eddy-Lucien-2018-Le-Nord (Consulté le 11 décembre 2024).