Comité de rédaction

AAC n°11 - L’évaluation scientifique

 




Le présent appel à contribution naît de questions récurrentes au sein du comité de rédaction (CR) de la revue ¿ Interrogations ? : Comment choisir les « meilleurs » textes pour faire le « meilleur » numéro de revue possible ? Comment un CR sélectionne-t-il les textes qu’il va publier dans ses colonnes ? Pourquoi – au nom de quoi – en éliminer certains ? Pour ce faire, une revue est obligée d’évaluer les articles et, pour une revue scientifique, il va de soi que le seul critère qui vaille est la scientificité du texte. D’où la question centrale de cet appel : qu’est-ce que l’évaluation scientifique ?

La question est en fait au moins quadruple. Elle implique, en premier lieu, que l’on s’interroge sur la procédure d’évolution d’une production à prétention scientifique. Comment reconnaît-on la scientificité ? Qu’est ce qui confère ou non un statut scientifique à une production ou contribution cherchant à se faire reconnaître comme telle ? Si une évaluation scientifique semble être l’analyse de la science se faisant à partir de la science faite, un petit tour du côté de la littérature semble montrer que nous faisions preuve d’une certaine naïveté… La scientificité d’un texte et son évaluation scientifique ne se recouvrent que partiellement.

Sokal a montré, en déclenchant l’affaire qui porte aujourd’hui son nom, qu’un texte inepte [1], pour peu qu’il soit jargonnant et écrit par un scientifique reconnu, peut être publié. Si, comme Pierre Bourdieu [2], nous pouvons y voir la puissance d’un nom dans un champ particulier, l’affaire Sokal pose aussi la question du travail d’évaluation et de la légitimité des évaluateurs. A priori, en ce qui concerne Sokal, il n’y a pas eu d’évaluation. Mais, quand un tel travail a lieu, l’évaluation est-elle pour autant toujours détachée de l’auteur du texte ? Si Passeron, Vinck ou Latour, si Changeux ou Fargot-Largeault, nous proposent un texte, quel statut aura-t-il ? Quel accueil lui sera-t-il réservé ? La question doit d’autant plus se poser qu’il arrive à des auteurs de prétendre se soustraire à la procédure d’évaluation au nom… de leur nom.

Une évaluation en aveugle semble être la solution. Bien que rendre anonyme un texte soit très difficile : il ne suffit pas de retirer le nom de l’auteur encore faudrait-il retirer toutesles références qu’il fait à ses anciens travaux. Et cela reviendrait à transformer la contribution, ce qui est impossible…

Par ailleurs, comment choisir les évaluateurs du texte ? Qui, par exemple, est légitime pour juger de la qualité d’une recherche menée par des auteurs de référence dans le domaine ? Un scientifique, spécialiste du domaine concerné par la recherche à évaluer, fera-t-il un meilleur évaluateur qu’un non-spécialiste ? Ici l’évaluation touche au domaine de l’expertise.

De surcroît, quels sont les critères d’évaluation retenus ? Sous l’angle de la vérité dans les sciences [3], cette question n’est absolument pas nouvelle. Dans les SHS, nous ne pouvons pas refaire l’expérience pour la valider ou l’infirmer.Passeron l’a bien écrit [4], il ne s’agit pas ici d’une affaire de tout ou rien, de vrai ou de faux mais de plus ou de moins. Dès lors comment juger de la validité ou de l’inanité d’une recherche ? La science est collective, nous n’écrivons jamais sur une page blanche disait Michel De Certau dans L’invention du quotidien. Dès lors la publication sert avant tout à partager nos résultats, pour les donner à voir à la communauté scientifique qui va s’en saisir et les évaluer. L’évaluation serait une sanction, positive et négative, visant à déclencher une controverse légitimant ou non les résultats. La question de cet appel à contribution serait-elle alors bien pensée ? Cela sert-il à quelque chose de tenter d’évaluer la scientificité d’un texte si c’est l’évaluation qui le rend scientifique ? La preuve est-elle apportée par l’auteur ou la démonstration n’est-elle probante qu’une fois passée par le feu de la critique ?

Cependant, cette approche idéale de la science est largement mise à mal à la lecture d’un texte de Bruno Latour visant à montrer que le partage des résultats a plus pour but d’écraser la concurrence que de faire naître de fécondes controverses scientifiques [5]. Des contributions pourraient ainsi se pencher sur la manière (les procédés rhétoriques, les dispositifs institutionnels, les relais médiatiques, etc.), dont certains paradigmes, certaines écoles voire certains auteurs se sont imposés, en imposant leur critères de scientificité et leurs modes d’évaluation scientifique, par la marginalisation des paradigmes, écoles et auteursconcurrents. Autrement dit, comment fait-on référence dans le domaine des SHS jusqu’à y faire modèle de scientificité ?

La question est, en second lieu, celle du statut même de la scientificité dont se réclament les Sciences Humaines et Sociales (SHS) ; statut auquel elles prétendent légitimement mais qu’elles se voient régulièrement dénié. Ce qui conduit à s’interroger sur les différents modes de construction d’un périmètre de scientificité, d’une ligne de démarcation entre ce qui relèverait de la science et ce qui n’en relèverait pas mais qui serait, selon le cas, du domaine de l’opinion, de la croyance, de l’idéologie, de la religion, etc. Il n’est pas question pour la revue ¿ Interrogations ? de rouvrir la sempiternelle confrontation entre paradigmes qui traverse et quelquefois déchire les SHS mais, plus radicalement, de s’interroger sur la manière dont une production dans le domaine des SHS, quel que soit son paradigme de référence, se confronte à la question de ses rapports et, plus exactement, de sa séparation d’avec la non-science. Dans ce sens, nous attendons des contributions à caractère et portée épistémologiques. Notre CR accueillera aussi volontiers des articles qui reviendraient de manière réflexive sur quelques « affaires » ayant fait problème ou polémique et dans lesquelles se trouvait directement soulevée la question de la scientificité. Par exemple le rejet des écrits révisionnistes (minimisant, relativisant voire niant le processus génocidaire dont ont été victimes juifs et tsiganes de la part du pouvoir nazi et de certains de ses alliés pendant la Seconde Guerre mondiale) par la communauté des historiens ; ou encore la polémique provoquée, parmi les sociologues, par la soutenance de la thèse d’Elisabeth Tessier en 2001.

Une troisième manière d’aborder la question est de s’interroger sur les spécificités de l’évaluation scientifique. Il serait illusoire, en effet, de croire que seules les SHS ou, plus largement, seule la science se confrontent à ce genre de problème. La recherche médicale, par exemple, s’évalue à l’aune de l’« Evidence Based Medecine » (EBM). Cependant il existe des domaines médicaux où cet EBM ne peut avoir cours (la psychiatrie, les soins palliatifs, la gérontologie) ; et, pourtant, on y fait de la recherche. Est-ce à dire qu’il existerait dans les sciences une recherche non-scientifique ? La tentation est souvent de faire revêtir à toutes ces recherches les atours présumés de la science. Ainsi en est-il parfois de l’utilisation des statistiques dans les recherches qualitatives. Au niveau de la construction sociale de nos représentations de la science, nous sommes encore beaucoup à voir dans la mathématique La science absolue, ses dérivés étant de moins en moins scientifiques au fur et à mesure que nous nous éloignerions de la matrice originelle.

Mais les questions précédentes relatives à l’évaluation scientifique gagneraient peut-être à se confronter à celles que soulève l’évaluation dans d’autres domaines qui n’ont rien à voir avec la science a priori. Pour Christophe Dejours, l’évaluation objective d’un travail en général n’est pas possible ; qu’en est-il alors pour un travail scientifique ? Un jugement sur la beauté de l’ouvrage – c’est-à-dire un jugement sur la facture du travail – est-il suffisant ? Faut-il lui adjoindre un jugement d’utilité ? Et que penser du jugement artistique qui confère le statut d’œuvre d’art à une production prétendant précisément atteindre un pareil statut ? Ne rencontre-t-on là encore toute la complexité des déterminants de la construction à la fois mentale et sociale de l’évaluation ?

Par ailleurs, une quatrième manière d’aborder l’évaluation scientifique consiste à interroger quel sens – comme direction ou comme signification – peut-elle donner au travail scientifique. Autrement dit, quelles incidences l’évaluation scientifique peut avoir sur « le sens pratique » [6]du chercheur, sur ses activités quotidiennes de recherche (publication, communication, enseignement, formation, etc.) ? Comment les différentes formes d’évaluation scientifique (de l’évaluation collégiale à l’évaluation externalisée de la science via des agences comme l’AERES) structurent, déstructurent ou restructurent l’organisation du champ scientifique et ses différents microcosmes aussi bien que l’illusio du chercheur (ses stratégies, ses engagements, sa perception de la science et de la discipline, sa « libido dominandi » tout comme sa « libido sciendi », etc.) ? Sur ce point, une problématisation critique de l’évaluation scientifique peut être empruntée (à la condition, bien entendu, que le positionnement critique donne lieu à une meilleure compréhension de l’évaluation scientifique et ne se réduise pas à une simple intention de dénonciation). Ainsi, pour paraphraser Michel Foucault, l’évaluation scientifique constitue-elle un « ordre du discours » scientifique, basé sur l’exclusion ou le déni de l’implication du scientifique ? Ce qui renvoie l’évaluation scientifique à un « acte politique » qui impose la neutralité du chercheur. En effet, si on s’inspire des propos peu orthodoxes de Theodor W. Adorno, on peut craindre que l’évaluation scientifique n’engage le chercheur dans la voie du « scepticisme positiviste » si elle pose comme critère nécessaire sa neutralité, car, « tout comme l’apathie politique, la neutralité scientifique s’avère un acte politique quant à son contenu social. Depuis Pareto, le scepticisme positiviste s’accommode du pouvoir existant, même celui de Mussolini. » [7]

A la lecture des lignes précédentes, on aura compris que les textes que la revue ¿ Interrogations ? aimerait publier n’ont pas à se cantonner au monde des revues scientifiques, le monde de la recherche nous intéresse tout autant. Les analyses n’ont pas à porter uniquement sur le secteur des SHS. Deux précisions cependant :

1/ Les textes acceptés par la revue ne peuvent être que de facture réflexive de nature académique. Le débat autour du classement des revues est un débat qui nous intéresse, cependant ce débat est très largement politique et même si la dimension politique n’est pas absente ni antinomique de la dimension scientifique, la revue ¿ Interrogations ? n’a pas pour vocation à prêter ses colonnes à la polémique. Si des articles adoptant un positionnement critique concernant l’évaluation scientifique peuvent être acceptés, c’est à la condition qu’ils se consacrent essentiellement à son analyse, en recourant à une méthodologie rationnelle (un travail du concept, concernant les contributions philosophiques) et/ou expérimentale (un recueil de données, concernant les contributions provenant des SHS).

2/ Comment évaluer des articles sur « L’évaluation scientifique » après avoir mis en avant toutes nos interrogations, toutes nos incertitudes quant à une évaluation vraie ? En se protégeant derrière nos procédures. Celles-ci sont publiées sur notre site et vous pouvez les consulter à cette adresse.

Les propositions d’articles répondant au précédent appel à contribution doivent être adressées à M. Florent Schepens, coordinateur du numéro 11, avant le 1er juin 2010.Il va de soi que ces articles devront être rédigés auxnormes de la revue.

En dehors des articles répondant à l’appel à contributions, la Revue ¿ Interrogations ? accueille volontiers des articles pour ses autres rubriques. Ces articles ne dépendent pas de l’appel à contribution en cours, par conséquent, ils peuvent traiter de tout autre thème. Pour cette même raison, ces articles ne sont soumis à aucun délai quant à leur réception.

♦ La rubrique « Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquelles l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses,le caractère exploratoire de sa démarche davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 20 000 signes.

♦ La rubrique « Fiches techniques » est destinée à des articles abordant des questions d’ordre méthodologique (sur l’entretien, la recherche documentaire, la position du chercheur dans l’enquête, etc.) ou théorique (présentant des concepts, des paradigmes, des écoles de pensée, etc.) dans une visée pédagogique. Ces articles ne doivent pas non plus dépasser 20 000 signes.

♦ Enfin, la dernière partie de la revue recueille des « Notes de lecture » dans lesquelles un ouvrage peut être présenté de manière synthétique mais aussi vivement critiqué, la note pouvant ainsi constituer un coup de cœur ou, au contraire, un coup de gueule ! Elle peut aller jusqu’à 10 000 signes.

Notes

[1] Alan Sokal, « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », Social Text, 1996. Lire ce texte en ligne.

[2] Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Liber, 2001.

[3] Jean-Pierre Changeux (dir.), La vérité dans les sciences, Paris, Odile Jacob, 2003.

[4] Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Nathan, 1991.

[5] Bruno Latour, Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, 2006.

[6] Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.

[7] Theodor Adorno et Karl Popper, De Vienne à Francfort, la querelle allemande, Paris, Editions Complexe, 1979, p. 30.

Pour citer l'article


Comité de rédaction, « AAC n°11 - L’évaluation scientifique », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/AAC-no11-L-evaluation-scientifique (Consulté le 19 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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