Qui lit encore Werner Sombart (1863-1941) aujourd’hui ? Tout juste si l’on connaît encore son nom. Pourtant, l’œuvre immense de ce sociologue, économiste et historien allemand, contemporain de Max Weber, avec lequel il s’est lié pendant plus de deux décennies d’une relation d’amitié et de collaboration scientifique [1], en dépit de quelques profondes divergences théoriques entre eux, gagnerait à être aussi bien connue et discutée que celle de ce dernier. Sombart était d’ailleurs plus connu et plus réputé que Weber de son vivant ; et ce n’est qu’ultérieurement que l’œuvre du second allait éclipser celle du premier.
De tous les ouvrages de Sombart, le plus important tant par son volume (plus de 3 000 pages en six tomes) que par sa portée est Der moderne Kapitalismus. Sombart en a fait paraître en 1902 les quatre premiers tomes, consacrés à la genèse du capitalisme dans le Moyen Age occidental et à la première phase de l’histoire du capitalisme correspondant en gros aux temps modernes – des « grandes découvertes » de la seconde moitié du XVe siècle à la « révolution industrielle » qui se produit en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle – période qu’il dénomme Frühkapitalismus (ce qu’on pourrait traduire par protocapitalisme). Il en a assuré une seconde édition en 1916, souvent profondément modifiée pour tenir compte de l’ensemble des critiques soulevées par la première édition, notamment de la part d’historiens – car l’ouvrage fut abondamment discutée dans l’Allemagne des années 1900 et 1910. Il en a enfin publié une troisième et dernière édition en 1928, là encore revue et corrigée, mais aussi augmentée des deux derniers tomes portant sur la seconde période de l’histoire du capitalisme allant de la « révolution industrielle » jusqu’à la veille de la première Guerre mondiale – période qu’il dénomme par opposition à la précédente Hochkapitalismus, que l’on pourrai traduire par capitalisme développé [2].
L’ensemble constitue une magistrale synthèse de l’histoire économique européenne, depuis l’empire carolingien jusqu’aux débuts du XXe siècle. Ce n’est pourtant pas une œuvre d’économiste au sens devenu habituel du terme puisque, pour chaque époque, Sombart restitue méthodiquement tant les conditions de possibilité que les conséquences des faits (structures et conjonctures) économiques aux différents niveaux de la vie sociale (technique, organisation sociale, groupements sociaux, institutions politiques, mouvements culturels, religieux, littéraires, etc.) sans se soucier de s’inscrire dans un paradigme déterminé. Au demeurant, Sombart préfère se définir comme sociologue que comme économiste ; et il se réfère explicitement à la sociologie compréhensive au sens où Weber en a fixé les principes dans ses Essais sur la théorie de la science. Une notion dont la dette à l’égard de Sombart demanderait à être établie plus précisément, tant elle résulte de discussions théoriques et méthodologiques incessantes entre Sombart et Weber. Et le premier n’a rien à envier non plus au second dans la sa capacité à passer d’un domaine à l’autre, d’une discipline à l’autre, tout comme dans l’invention théorique pour jeter des ponts entre disciplines, sans compter une érudition qui fait constamment l’admiration du lecteur et le laisse souvent pantois. Ceux de nos contemporains qui se font les champions d’une conception qui confond scientificité et spécialisation pourraient heureusement s’en inspirer !
Impossible de présenter une pareille œuvre dans le cadre d’une note de lecture. Je me centrerai donc sur l’analyse par Sombart de la période protocapitaliste. Sombart y défend notamment une thèse hétérodoxe sur le processus qui, sinon, a donné naissance à l’économie capitaliste du moins lui a assuré son dynamisme jusqu’à lui permettre de réunir l’ensemble de ses conditions de développement au sein de la « révolution industrielle ». Selon lui, le capitalisme est le fruit du luxe et de la guerre conjugués.
Dans Le Capital (Livre I, chapitre XIV), Marx avait montré en quoi la manufacture, dont l’âge d’or coïncide précisément avec le protocapitalisme, a constitué la première forme spécifiquement capitaliste d’organisation du procès de travail, satisfaisant aux exigences de valorisation intensive du capital par formation d’une plus-value relative. Il avait également établi que les principes de cette organisation, reposant notamment sur l’ouvrier parcellaire et l’outil spécialisé, avait fourni la base de toutes les formes ultérieures, plus développées, d’appropriation par le capital du procès de travail. Mais il n’avait pas interrogé les conditions économiques, sociales et politiques générales de cette forme – ou du moins s’était-il contenté de quelques remarques tout à fait insuffisantes à ce sujet. C’est en partie à cette question que tente de répondre ici Sombart – excellent connaisseur de Marx bien que souvent critique à son sujet. D’une part, en rappelant (ce que d’autres auteurs après lui confirmeront) le rôle essentiel des politiques mercantilistes (donc de l’Etat), sous forme de protectionnisme, de privilèges, de monopoles, de dotations diverses d’éléments du capital, de subventions, voire de fondations de manufactures d’Etat – et ce dans l’ensemble des principaux Etats européens de l’époque – dans la production des conditions tant immédiates que plus générales de l’accumulation du capital manufacturier. D’autre part et surtout – et là gît l’originalité de sa réponse – en montrant que jamais l’industrie manufacturière n’aurait pu sinon voir le jour du moins se développer aux dimensions et avec la rapidité qu’on lui a connues sans une demande à la fois massive, régulière et renouvelée de produits marchands relativement standardisés. Or, étant donné la structure sociale de l’époque, une telle demande ne pouvait émaner que des classes concentrant la richesse monétaire, soit la noblesse (laïque et religieuse) et la bourgeoisie (essentiellement marchande) – et en premier lieu des cours princières. Autrement dit, le premier marché capitaliste a été un marché de produits de luxe ; et l’industrie protocapitaliste ne s’est pas tournée vers la production d’articles banals ou banalisés, qui restent à l’époque essentiellement produits par l’artisanat (domestique ou professionnel) dans le cadre de procès de production précapitalistes, mais vers celle de produits de luxe. En somme, tout le contraire d’aujourd’hui.
La seconde caractéristique de l’époque protocapitaliste – qui n’a apparemment aucun rapport avec la précédente – sur laquelle Sombart attire notre attention est l’omniprésence en elle de la guerre. L’Europe moderne est en effet un champ de batailles quasi permanent entre les principaux Etats-nations européens alors en gestation. Guerres dont l’enjeu est certes en premier lieu l’occupation et le découpage de l’espace européen (c’est au cours de cette époque que se fixe la plus grande part des frontières nationales qui perdurent aujourd’hui) mais aussi et surtout, en second lieu, dès la fin du XVIe siècle, le contrôle des territoires coloniaux outre mer (aux Amériques, en Afrique et en Asie) et, à travers eux, celui des circuits commerciaux internationaux, base de toute la prospérité européenne. La guerre se mène donc tant sur mer que sur terre. Elle conduit à un gonflement constant des effectifs des forces armées ainsi qu’à un alourdissement non moins constant de leur équipement (notamment du fait de la diffusion des armes à feu), des armées qui deviennent de surcroît permanentes (bien que le recours à des mercenaires perdure durant toute la période) qu’il faut donc entretenir en temps de paix aussi bien qu’en temps de guerre. La résultante générale est l’explosion des budgets militaires qui, au XVIIIe siècle, représente couramment entre les deux tiers et les quatre cinquièmes des de l’ensemble des dépenses des Etats européens. Ce qui va doublement contribuer au développement du protocapitalisme. D’une part, par le mécanisme des dettes publiques qui alimentent l’accumulation du capital financier, entre les mains de la bourgeoisie marchande – ce que Marx avait déjà saisi. D’autre part – et l’on retrouve ici le fil de la thèse de Sombart – en fournissant la source d’un second marché en expansion constante, en renouvellement permanent, particulier sûr et rémunérateur pour l’industrie protocapitaliste, non seulement manufacturière mais encore et déjà automatique. Car ce marché va servir de débouchés non seulement à l’industrie de l’armement et aux chantiers navals (qui sont les plus grandes manufactures de l’époque) mais encore à toutes les industries en amont qui leur fournissent leurs moyens de production (matières premières, produits semi-finis, moyens de travail) : l’exploitation forestière, les charbonnières, les mines, la sidérurgie, la métallurgie, etc. – sans compter une nouvelle fois l’industrie textile (pour la production des uniformes en grand nombre). Bref, autant que du luxe, l’industrie protocapitaliste a été la fille de la guerre selon Sombart.
On mesurera toute l’hétérodoxie de la thèse soutenue par Sombart lorsqu’on aura remarqué que le luxe et la guerre ont en commun d’être des comportements irrationnels et de constituer des dépenses particulièrement improductives – du moins dans le sens courant du terme. Le capitalisme comme produit du potlatch, comme une vulgaire économie primitive : on comprend mieux que la thèse de Sombart ait été considérée comme particulièrement irrecevable par les économistes, notamment ceux inféodés au paradigme néoclassique, tout comme par la plupart des marxistes. Raison de plus pour la redécouvrir.
[1] C’est avec Sombart que Weber devait fonder et lancer la célèbre revue Zeitschrift für Sozialpolitik und Sozialwissenschaft en 1903, dans laquelle Weber devait publier par la suite une bonne partie de son œuvre sous forme d’articles.
[2] Seuls ces deux derniers tomes ont été traduits en français en 1931 et publiés par Payot.
Bihr Alain, « Werner Sombart, Der moderne Kapitalismus », dans revue ¿ Interrogations ?, N°5. L’individualité, objet problématique des sciences humaines et sociales, décembre 2007 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Werner-Sombart-Der-moderne (Consulté le 6 novembre 2024).