Le ou la sociologue seraient un·e archiviste « inconscient[·e] » qui procèdent à « un archivage systématique et raisonné des archives » produites lors d’entretiens (Israël, 2012 : 185). Pourtant, l’usage des archives semble n’être pas une démarche aussi « familière » aux sociologues qu’aux historien·ne·s, si l’on en croit la sociologue Camille Masclet (2014 : 124), alors qu’elle présente les techniques mises en œuvre lors de sa recherche impliquant « une formation sur le tas ». Elle cite sa consœur Liora Israël qui traite précisément de la question, rappelant que « [s]i l’usage des archives en sociologie n’est ainsi pas chose nouvelle, il faut pourtant souligner qu’il est loin d’aller de soi » (Israël, 2012 : 183).
Pour un usage général des archives, académique, journalistique, généalogique ou administratif, le guide pratique de Barbier et Mandret-Degeilh (2008) constitue une entrée en matière. La réflexion présentée ici considère quant à elle l’intérêt du travail sur archives en sociologie. Elle s’appuie sur les apports de Liora Israël et Camille Masclet quant à l’usage des archives dans cette discipline, sur des références d’historiens et de sociologues ainsi que sur mes propres expériences de recherche. Elle est destinée aux sociologues qui souhaitent se former à l’usage des archives, mais également aux historien·ne·s, dont les « objets [d’étude] relevant du passé proche » (Masclet, 2014 : 122), tels que mouvements sociaux et terrains locaux, tireraient bénéfice, en variant les types de sources, de la pratique d’un empirisme pluriel.
Après l’explication de l’origine de cette réflexion, trois axes d’analyse sont ici développés : une définition typologique et légale du concept d’archives ; un exposé d’approches méthodologiques (préparation du terrain, analyse des documents) ; un développement sur l’usage des archives en sociologie (prosopographie, articulation des méthodes).
Ancienne étudiante du Master Genre, politique et sexualité mention sociologie de l’EHESS [1], durant lequel j’ai débuté ma recherche sur le Schwules Museum à Berlin que je poursuis dans le cadre d’une thèse en histoire, j’avais tâché de me former de manière interdisciplinaire en suivant des séminaires méthodologiques en histoire et sur les archives [2], notamment pour aborder mon sujet de recherche. J’ancre en effet l’analyse de cette institution berlinoise LGBTQI qui réunit un musée, un centre d’archives, une bibliothèque et une revue scientifique de recherche en histoire, dans le courant historiographique de la socio-histoire, et il allait de soi dans ma pratique de la recherche de travailler largement avec des sources archivistiques et photographiques. Or « Les archives sont la prérogative des historiens », constatait Anne-Julie Auvert (2008 : 31). Relevant les raisons de l’usage jugé problématique des écrits des enquêtés en sociologie (carcans disciplinaires, conception antagoniste entre monde privé et collectif, préjugé sur le rapport à l’écrit des classes populaires étudiées « à partir du discours »), elle déplorait le préjugé selon lequel « les gens sont là pour s’exprimer […], dire et se raconter, tandis que le document écrit serait un pis-aller, celui de l’historien qui ne peut plus rencontrer de vivants » (ibid). Aussi s’agissait-il, dans le numéro de la revue Sociologie et société coordonné par Jean-François Laé et Marianne Kempeneers (2008 : 9), d’interroger les écritures et les documents personnels comme des sources sociologiques, et de « questionne[r] le grand partage qui cantonne le sociologue aux interactions avec les vivants et l’historien aux seules archives ».
Le séminaire « Méthodes de la sociologie historique » [3] m’avait amenée à produire un travail, ici présentement enrichi, sur l’usage des archives en sociologie en faisant dialoguer l’article d’Israël, référence méthodologique sur la question, avec celui de Camille Masclet, qui en offre une illustration. Israël souligne le fait que des travaux de sociologie portant sur des objets historiques, tels ceux de Norbert Elias, s’appuient sur des sources publiées plutôt que sur des matériaux archivistiques, malgré la pertinence du travail sur archives que manifestent des travaux en histoire, notamment sur les pratiques sociales. Cependant, l’usage des archives se révèle être une démarche féconde qui gagne la discipline sociologique (Israël, 2012 ; Masclet, 2014), et dont témoignent les croisements récents entre sociologie et histoire, avec la socio-histoire et la pratique de l’interdisciplinarité. De même « un glissement des attentions sociologiques sur les pratiques des individus » aurait engendré un changement d’échelle, une « récente focale [micro] sur les archives des enquêtés » (Auvert, 2008 : 30-31).
Israël propose une démonstration des enjeux d’un travail sur des sources archivistiques et de l’intérêt d’inclure cette méthode parmi celles courantes de la sociologie, tout en déconstruisant le préjugé consistant à penser que le travail en archives est réservé à la discipline historique. Trois axes thématiques y sont développés, à savoir une tentative de définition de l’archive, un exposé de questions relatives à la législation et une réflexion méthodologique sur l’usage des archives.
L’article de Masclet consiste en une réflexion méthodologique sur les techniques de recherche élaborées dans son travail de thèse sur les conséquences de l’engagement des militantes du mouvement féministe des années 1970. Elle concentre son propos sur la présentation de l’étape préalable à son enquête, soit la recherche de participantes au mouvement féministe nécessaire à la construction et au recrutement de la population enquêtée. Au croisement de la prosopographie et de l’ethnographie historique, le dispositif élaboré de manière intuitive combine l’usage de sources écrites et orales. L’enjeu est de démontrer les apports d’un empirisme pluriel, en livrant une réflexion sur l’articulation des modes de recueil de données qui met en évidence la complémentarité heuristique des archives et des entretiens.
Que recouvre le concept d’archives ? Israël en offre par exemple une circonscription claire. En premier lieu, une archive est un document dont on conserve la trace pour sa fonction mémorielle, en tant qu’il atteste du passé. Elle cerne plusieurs définitions en opérant une distinction entre les archives privées (conservation de documents personnels et familiaux), les archives institutionnelles (stockage de dossiers d’une organisation relatifs à son activité) et un statut légal (lieu de dépôt et de conservation de documents d’archives). Parmi ces lieux de conservation d’archives, qualifiés également d’« archives », il convient de distinguer, en France, les archives publiques (municipales, départementales, régionales, nationales), les centres d’archives d’une institution (ex. : EHESS), les archives spécialisées (Archives du monde du travail) et les archives militantes d’associations et de collectifs [4].
L’historien Joseph Morsel insiste sur la distinction entre « document » et « source » (Morsel, 2004 : 278, 286), soit entre un document écrit original, objet produit (point d’arrivée) qui a une finalité propre et dont le sens est irréductible au contenu textuel (le thème), et une source (au sens étymologique d’« origine ») construite par l’historien (point de départ de son travail). Ainsi, sélectionnant parmi les « sources disponibles », soit parmi les documents d’archives conservés par une institution, l’historien construit son « corpus de sources ». La notion de « sources » permet de prendre en compte le caractère produit du document par son époque, sa conservation, et sa sélection par l’historien.
De par son intérêt pour les « militantes ordinaires » et groupes informels du mouvement féministe, Masclet a jugé nécessaire de ne pas recourir à un indicateur unique de participation au mouvement, soit de ne pas se contenter de sources directes « produites par les composantes les plus institutionnalisées de cet espace militant – comme […] les fichiers de membres des associations » (Masclet, 2014 : 121). Elle a cherché également des indicateurs de participation pour certains groupes dont les « sources sont inexistantes », en mobilisant d’autres matériaux, en allant à la rencontre de témoins qui disposent d’archives personnelles non déposées et qui s’avèrent être des « personnes ressources » : il s’agissait donc de se prêter à « la recherche et à la pratique extensive des archives » (Masclet, 2014 : 123). Notons qu’elle stipule un travail de documentation d’après des travaux universitaires référençant des fonds dans leur bibliographie en qualifiant ceux-ci de « sources », alors qu’il convient de distinguer ces sources dites « secondaires », qui livrent une analyse, une interprétation d’événements passés, de celles dites « primaires » : ces dernières correspondent strictement à un document authentique en tant que matériau produit à l’époque étudiée par les acteurs et actrices observé·e·s, sur lequel l’historien·ne s’appuie afin de reconstituer des faits. La citation du document fait office d’administration de la preuve.
Soulignons que le travail en histoire consiste à tenter de reconstituer les faits en s’appuyant sur des traces authentiques (sources primaires écrites ou orales, mais aussi sources muettes : vestiges, monuments) et que la notion de vérité est liée à l’administration de la preuve. Tout travail scientifique élaboré à partir de documents d’archives étant une construction et une interprétation, un travail en histoire se doit donc, après une phase de documentation et de contextualisation de l’objet de recherche à partir de travaux scientifiques, de travailler non pas à partir d’une interprétation scientifique, mais directement à partir de traces et de sources du passé.
Les historiens Étienne Anheim et Olivier Poncet (2004) soulignent que la fabrication des sources archivées se produit en deux temps : en tant que document, puis en tant qu’archive (document classé, inventorié et conservé). S’intéresser à l’archivistique, soit la « science de la fabrique des archives » (Anheim, Poncet, 2004 : 3), permet d’éviter l’écueil de l’analyse qui considère le document comme une pièce isolée. Ainsi le document doit être appréhendé dans un ensemble relevant du concept de fonds d’archives, pour éviter tout contresens qu’une compréhension des usages historiques de la documentation mise en œuvre permet de contrecarrer. Un plus large usage de l’archivistique, qui rend compte de l’opération de construction de catégories que constitue l’archivage, par les historiens, permettrait donc de « mieux comprendre les limites mais aussi les richesses de leur documentation » (ibid : 4).
J’ajouterais enfin que certains centres d’archives militants, notamment LGBTQI, revendiquent une définition typologique extensive des archives, qui inclut non seulement des documents écrits, photographiques ou enregistrements sonores, mais aussi des objets (badges, banderoles…). Exclus du concept d’archives, livres et revues sont voués aux bibliothèques [5]. Ainsi les archives de l’association ACT UP ont dû être scindées en deux versements déposés séparément aux Archives nationales et au Mucem, la réserve du musée permettant d’accueillir les objets que les Archives nationales ne pouvaient accepter, ce qui contrevient de manière exceptionnelle au principe de préservation de l’intégrité des fonds [6]. Le Schwules Museum à Berlin, doté d’une bibliothèque et d’un magasin d’archives se confondant avec la réserve du musée, est en revanche une institution à même de recevoir d’un même dépositaire un versement de documents écrits, livres, objets, œuvres d’art, etc., et de les conserver en un même lieu.
Le statut des archives en France est défini par une loi du code du patrimoine (art. L. 211-1). Isräel retrace l’histoire de la création des Archives nationales en 1790, encadrée par la loi du 27 juin 1794 qui stipule trois principes : centralisation des archives de la Nation, création d’un réseau archivistique national, libre accès au citoyen. La loi de 1979, modifiée le 7 juillet 2008 [7], énonce : « Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité. » (Israël, 2012 : 171) L’archivage dans un « intérêt public » répond à un « impératif de reconnaissance de droits » et rend possible « l’activité de recherche », poursuit Israël.
La destination des versements d’archives varie selon la nature des documents. Les archives publiques issues de « l’activité de l’État, des collectivités territoriales, les établissements et entreprises publiques » (Israël, 2012 : 172) sont versées aux Archives nationales, à l’exception de cas particuliers (dépôts spécifiques du ministère de la Défense, Quai d’Orsay).
Chargé du traitement des versements, l’archiviste, après expiration des délais d’utilisation courante, opère une première opération de sélection des documents qui précède le classement, un geste de tri reposant sur l’alternative conservation/destruction, selon des critères qualitatifs relatifs à une utilité administrative, un intérêt historique et scientifique, voire à un degré de communicabilité. Morsel (2004) précise que la conservation des sources tout comme leur disparition sont des processus rationnels signifiants. Je cite en exemple le cas de l’Allemagne, où le travail sur l’histoire de l’homosexualité se heurte à une absence, celle des archives et des bibliothèques homosexuelles qui ont été détruites. Notamment celles de l’Institut für Sexualwissenschaft de Magnus Hirschfeld, pillées par des étudiants nazis et détruites lors de l’autodafé nazi du 10 mai 1933. D’où la nécessité pour le chercheur, fait remarquer Israël (2012), d’avoir conscience que la présence de sources traduit aussi une absence, de comprendre les mécanismes sociaux et politiques de conservation et de sélection, mais elle s’interroge sur la manière de savoir ce qui, dans un fonds d’archives, a été conservé ou éliminé, et selon quels principes. Selon Morsel (2004), la production, le classement, la conservation des documents est le produit d’une logique institutionnelle non neutre, et en cas d’absence de logique institutionnelle identifiable, il y a risque, pour le chercheur, de sur-interprétation. Masclet illustre ces réflexions et offre des clés méthodologiques : « comme toute archive (Berlière 2009), [les archives des renseignements généraux] contiennent leur part d’approximations et d’erreurs et doivent être analysées avec du recul, recoupées avec d’autres, en s’appuyant sur la connaissance de l’institution qui les a produite[s]. Dans mon enquête, le temps passé dans les cartons a induit une familiarisation progressive avec ce service de police me permettant de saisir des éléments sur son fonctionnement, ses pratiques et normes professionnelles, en particulier celles qui sont au principe de la rédaction des documents […] ; une première approche inductive complétée par des lectures historiques et sociologiques et la réalisation d’un entretien informatif avec un ancien agent des renseignements généraux. » (Masclet, 2014 : 125) Ouvrages scientifiques, et surtout entretiens [8] et familiarisation avec le service d’archives sont des ressources pour les chercheurs afin d’identifier les logiques institutionnelles de traitement des archives, dont la connaissance est nécessaire à leur interprétation.
L’accessibilité des fonds d’archives publiques est encadrée en France par la loi [9], les archivistes soumis au secret professionnel. Israël (2012 : 172-173) précise que le régime de communicabilité est une question épineuse, les délais étant variables. La libre communication des dossiers personnels n’est autorisée qu’à partir d’un certain délai après le décès de la personne et selon la nature des dossiers. Outre la création d’une catégorie d’archives incommunicables dans la loi de 2008, des restrictions d’accès et de communicabilité spécifiques sont appliquées sur les archives judiciaires ou sur certaines périodes troubles de l’histoire [10].
L’enjeu de pouvoir autour des archives a trait à des questions d’histoire et de mémoire (Israël, 2012). L’analyse du document doit donc intégrer une réflexion sur la constitution même du fonds d’archives auquel il appartient, en tant que processus social. Masclet (2014) l’illustre à partir de deux études de cas tirées de sa recherche et de sa pratique extensive des archives consistant à explorer plusieurs fonds afin de varier les sources : les archives des renseignements généraux et des archives personnelles non déposées.
Sources sur la vie locale, sur les mouvements sociaux et groupes militants qui ont fait l’objet de surveillance, les fonds des archives des renseignements généraux contiennent des types de documents spécifiques : notes d’information, notices de renseignement, télégrammes… Le traitement des archives, non voué à la recherche scientifique, y est effectué par des agents des renseignements, ce qui induit des approximations ou l’absence de citation des sources. La consultation de ces archives est soumise à la signature d’un engagement relatif à la loi de protection de la vie privée des personnes, mais, déplore Masclet, les conséquences en termes d’utilisation et de publication demeurent opaques pour la recherche.
Quant aux archives personnelles non déposées, elles sont dépourvues de délai de communicabilité, l’accessibilité étant à négocier avec la personne propriétaire. Ces fonds en général non triés, « vierges », sont susceptibles de contenir des documents personnels dont la dimension subjective peut s’avérer intéressante. Évoquant une militante qui avait jeté ses documents, pensant que « plus personne ne s’intéresserait à cette histoire », Masclet (2014 : 131) souligne que le rapport de l’enquêtée aux archives qu’elle détient offre une matière à réflexion pour l’enquête sociologique. La décision de détruire ou de conserver des archives (tout comme de les déposer, d’en faciliter ou d’en limiter l’accès, ajouterais-je), est non sans rapport avec la préoccupation d’une société pour l’histoire, et révélatrice des enjeux de transmission de la mémoire qui évoluent selon le contexte.
Masclet explique que sa formation en sociologie, dépourvue de formation au travail sur des archives, en a impliqué une « sur le tas et une découverte progressive de l’existence et du fonctionnement de différents fonds d’archives » (Masclet, 2014 : 124). Si son article propose une démonstration du traitement sériel de l’archive ou une réflexion sur l’articulation des archives et des entretiens éclairantes, l’article d’Israël (2012) offre une approche méthodologique préliminaire relative à la préparation du terrain et à l’analyse des documents.
Précisons que l’étape préalable au terrain, consistant en un repérage des sources disponibles dans divers centres d’archives, doit souvent s’accompagner d’une demande d’accréditation de recherche et d’une préinscription en ligne avant de se rendre sur place. Il est judicieux de se renseigner sur les modalités de réservation des fonds afin de les réserver à l’avance, du fait du délai d’acheminement des cartons entre le magasin et la salle de consultation. Comme l’explique Israël (2012 : 177), la consultation des inventaires permet de repérer les fonds, de lire la description du contenu du carton, d’en noter la cote, et d’identifier le propriétaire du fonds dont découle la nécessité d’une demande d’autorisation de consultation ou de dérogation.
En théorie, l’élaboration d’une problématique de recherche précède la recherche d’archives, mais en pratique, relate-t-elle par expérience, la consultation et le travail sur archives entraînent souvent un déplacement de la problématique. La construction d’un corpus documentaire se fait au fil de la progression de la réflexion et la problématique donne sens au rapprochement de fonds d’archives.
Israël rappelle que la logique de la problématique de recherche est différente de la logique du producteur, dont le document qui a sa propre finalité porte les traces. Un protocole de prise de notes doit être mis en place « dès le moment de la consultation des archives » (Israël, 2012 :179), simultanément au dépouillement et à la lecture du document. La citation de la source doit comporter la cote de la boîte d’archives, la date et le type du document. Loin d’être un conformisme académique, souligne-t-elle, cette rigueur permet un débat critique sur l’interprétation des sources entre chercheurs et chercheuses.
C’est le document original qui devrait être en premier lieu l’objet d’une observation, tant la matérialité a son importance. Paratexte, note manuscrite, traces, signes, ces détails en apparence anodins peuvent ouvrir d’autres perspectives d’interprétation, offrir « l’expérience d’un déplacement du regard » (ibid : 180). Pour illustrer ce rapport heuristique à l’archive, elle cite le travail d’Olivier Masclet (2001) sur un document d’archives non expurgé, portant une annotation manuscrite du député-maire communiste de Gennevilliers révélatrice de l’ambiguïté de son positionnement, d’une stigmatisation et d’une « xénophobie institutionnalisée » des populations immigrées.
En outre, un travail sur archives ne saurait se réduire à une simple reproduction photographique à la chaîne des documents (par ailleurs soumise à restrictions). Traitant de l’archive photographique, Ilsen About et Clément Chéroux attirent l’attention, au sujet du mode de duplication et de reproduction massive de photographies, notamment à des fins de numérisation, sur le fait que le dos des images, où figurent « les multiples informations indispensables à la compréhension historique de l’image » (About, Chéroux, 2001 : 6), n’est fréquemment pas reproduit. De cette incurie dans la reproduction de photographies résulte une double perte : au verso, perte des informations qui font de l’image une source historique ; au recto, perte d’informations liée à la déperdition de la qualité de l’image.
La critique des sources [11] inclut une critique interne et externe du document. Au sujet de l’observation du document, Israël fait remarquer que, selon le type de sources, les usages, le matériau archivistique (papiers, photographie, enregistrement, microfiche…) peut être traité de diverses manières. Dans le cadre d’une étude de cas, la source peut être étudiée comme « un réservoir d’exemples concrets » où puiser des citations, ou être considérée comme une « quasi-narration » à résumer. Dans celui d’une analyse quantitative, elle peut être considérée comme une « matière brute » (Israël, 2012 : 179), en portant son attention sur la régularité d’un détail ou d’éléments à extraire qui feront ensuite l’objet d’un traitement sériel.
Masclet fournit une illustration du traitement sériel des sources qu’elle a mis en place selon les principes de la saisie prosopographique. La prosopographie est une « approche de recherche fondée sur la définition d’un groupe et la recherche, dans différentes sources, des informations biographiques jugées pertinentes à propos de ses membres » (Masclet, 2014 : 135). Grâce à cette approche et à un traitement quantitatif de données biographiques qu’elle a collectées dans son corpus de sources, elle a pu constituer une liste de noms de militantes et ainsi reconstruire des réseaux. Les principes de la saisie prosopographique qu’elle donne sont les suivants : « saisir au plus près de la source, conserver la trace de l’origine de chaque information et segmenter l’information au maximum » (Masclet, 2014 : 128).
Dans la section « Les résultats : la construction de la population » (Masclet, 2014 : 127), elle livre une démonstration précise des étapes successives de son travail pratique de saisie de données : 1.1. saisie d’un document d’archives dans un tableur ; 1.2. inscription des informations sélectionnées contenues dans la source en les classant par entrée nominative ; 2. saisie de chaque document de chaque fonds d’archives dans un fichier selon la même procédure ; 3. regroupement de tous les documents dans un dernier fichier de saisie.
De la fusion de ce fichier, résultant du traitement de l’ensemble des documents des fonds d’archives, et de celui « contact par enquêtées » établi d’après le recueil de données d’entretiens, découle un fichier traitant l’ensemble des sources orales et écrites étudiées, qui constitue la liste des participantes d’un groupe militant. De la fusion de l’ensemble des fichiers relatifs à chaque groupe résulte la construction de la population militante féministe d’une ville étudiée. Soit un ultime fichier, qui est une cartographie de la population étudiée par la sociologue.
En principe, la prosopographie est une approche qui permet de pallier l’impossibilité de recueillir le témoignage de personnes vivantes. D’où la spécificité de la démarche de Masclet, qui s’en démarque puisqu’elle a réalisé des entretiens, et s’apparente ainsi à une histoire du temps présent. Elle a constitué cette liste de noms en s’appuyant sur des sources écrites et sur des sources orales qu’elle a produites lors d’entretiens. Elle met finalement en évidence dans son travail la complémentarité heuristique de l’usage des archives et des entretiens.
Tandis que Laé et Kempeneers (2008 : 12) en appelaient à une conception de l’archive personnelle « comme une contre-source qui peut éclairer les visages de la réflexivité des enquêtés quels qu’ils soient », Masclet démontre les apports d’un empirisme pluriel qu’elle a mis en œuvre lors de son enquête grâce à l’articulation des modes de recueil de données. C’est dans la confrontation des sources que réside l’intérêt heuristique, puisque la combinaison des archives et des entretiens lui permet de dégager les apports et les limites des matériaux respectifs, sans hiérarchiser les sources écrites et orales selon un critère de vérité.
Les archives, soutient-elle, de par la précision des événements et des chronologies, apportent une fiabilité historique palliant le caractère aléatoire de la mémoire qui prévaut dans les entretiens, du fait des processus de reconstruction et de généralisation a posteriori induits par la ritualisation des discours. Les entretiens permettent de nuancer l’histoire, d’introduire de la fluidité dans les temporalités et de mettre en évidence le caractère fluctuant des réalités sociales, quand les archives induisent un effet de structuration, de réification et de fixation des catégories. En définitive, l’articulation des archives et des entretiens incite à faire preuve de prudence dans l’interprétation de chacune des sources orales et écrites, tout en améliorant la fiabilité de l’ensemble des données. « Pensé comme une étape préalable à la “véritable” enquête fondée sur l’usage des méthodes plus classiques de la sociologie » (Masclet, 2014 : 130), ce travail de construction d’une population en croisant archives et entretiens a permis à Masclet de mettre en place un dispositif d’enquête productif.
En questionnant les cantonnements disciplinaires des sociologues aux vivant·e·s et des historien·ne·s aux archives, Laé et Kempeneers (2008 : 9) voulaient susciter un ébranlement de la ligne de partage entre les deux disciplines. Cet exposé théorique, méthodologique et pratique sur l’usage des archives en sociologie, pouvant réciproquement tout aussi bien faire écho pour les historien·ne·s du temps présent se tournant vers l’histoire orale, démontre qu’une pratique de la recherche interdisciplinaire, articulant les méthodes d’enquête et croisant différents types de sources et de matériaux, apporte non seulement une complémentarité heuristique mais se révèle être aussi un gage de nuance et de fiabilité dans l’interprétation scientifique.
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[1] École des hautes études en sciences sociales. Ce cursus n’offrait pas encore le choix entre les mentions sociologie ou histoire, comme c’est le cas depuis 2019.
[2] Par ex., en 2017-2018, « Usage(s) des archives en sociologie » dirigé par Quentin Fondu, « Aux Sources de l’intime » par Clyde Plumauzille et Régis Schlagdenhauffen.
[3] Dirigé en 2018-2019 par Daniela Ristic, à l’initiative du corpus de textes d’Israël et de Masclet.
[4] Pour ces dernières, je cite le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir.
[5] Archives du féminisme, Donner ses archives, [en ligne] http://www.archivesdufeminisme.fr/&hellip ; (consulté le 03/10/2020) : « Mes documents sont-il des archives ? […] Livres et revues ne sont pas des ’archives’ mais des publications qui peuvent rejoindre les rayons d’une bibliothèque. »
[6] La mise en œuvre du projet de fondation d’un Centre d’archives LGBTQI à Paris, votée à l’unanimité par le Conseil de Paris le 4 février 2021, a justement pour but de rassembler les archives de la communauté en un même lieu, géré de manière autonome par le Collectif Archives LGBTQI. Voir Collectif Archives LGBTQI, Communiqué de presse du 5 février 2021, [en ligne] https://archiveslgbtqi.fr/… (consulté le 11/02/2021).
[7] L’article L211-1 a été depuis modifié par la loi no 2016-925 du 7 juillet 2016 article 59, afin de stipuler « l’ensemble des documents, y compris les données ». Légifrance, Code du patrimoine, [en ligne] https://www.legifrance.gouv.fr/… (consulté le 03/10/2020).
[8] Citant Lomba (2008), Israël évoque l’apport d’une investigation sur le terrain sous la forme d’une enquête ethnographique.
[9] Archives nationales, Délais de libre communication des archives publiques, [en ligne], http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/&hellip ; (consulté le 08/12/2020).
[10] Demande de dérogation possible. Pour un recours en cas de litige, voir la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs).
[11] Comme le retrace l’historien François Dosse (2005), les règles de la critique des sources en histoire, qui remonte au XVe siècle, commencent à être codifiées par La Diplomatique de Jean Mabillon (XVIIe) et l’École méthodique (XIXe).
[12] (Masclet, 2014 : 132)
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