Jouer ou ne pas jouer ? Telle est la question qui se pose aux joueurs amateurs et aux joueurs compulsifs que nous avons rencontrés tour à tour sur le terrain. Si les premiers se rassemblent pour pratiquer un jeu d’argent qui les passionnent et qu’ils perçoivent comme un loisir parmi d’autres, les seconds voient dans cette passion une maladie qui leur cause de grandes difficultés et face à laquelle ils se réunissent en groupe de parole pour s’aider mutuellement à arrêter de jouer. A priori, tout sépare les joueurs amateurs de poker auprès de qui nous avons enquêtés entre 2006 et 2011 et le groupe de Joueurs Anonymes que nous avons suivi entre 2018 et 2019. Leur pratique, la nature de leur passion et la façon dont ils se définissent sont différentes, voire opposées. Pourtant, qu’il s’agisse de progresser dans leur pratique du jeu ou de réussir à s’abstenir de jouer, ils ont en commun d’inscrire leur démarche respective dans une communauté de pratique qui oriente leur parcours d’apprentissage à l’intérieur comme à l’extérieur du jeu et contribue à définir ou redéfinir leur identité de joueurs.
Mots-clés : Communautés de pratique ; Communautés d’apprentissage ; Jeux de hasard et d’argent ; Joueurs amateurs de poker ; Joueurs Anonymes.
Learning together to play or not to play : field surveys of two communities of gamblers who are at odds with each other.
To play or not to play ? That is the question for the amateur players and compulsive gamblers that we met on the field one after the other. If the first ones come together to play a gambling game they are passionate about, and which they perceive as one of leisure, the second ones see this passion as an illness that causes them great difficulty and brings them together in discussion groups to face it and help each other to stop gambling. A priori, everything separates the amateur poker players we surveyed between 2006 and 2011 from the group of Gamblers Anonymous we followed between 2018 and 2019. Their practice, the nature of their passion and the way they define themselves are different, even opposite. However, whether it is a question of making progress in their playful practice or of successfully abstaining from gambling, what they have in common is that their respective approaches are part of a community of practice that guides their learning path both inside and outside of game and contributes to defining or redefining their identity as players or as gamblers.
Keywords : Communities of Practice ; Learning Communities ; Gambling ; Amateur Poker Players ; Gamblers Anonymous.
Jouer ou ne pas jouer ? Telle est la question qui se pose aux joueurs que nous avons rencontrés tour à tour lors des deux enquêtes de terrain que nous avons menées ces quinze dernières années. Certains se rassemblent pour pratiquer un jeu d’argent qui les passionnent, d’autres se réunissent au sein d’un groupe de parole pour s’aider mutuellement à arrêter de jouer, quels que soient les jeux de hasard et d’argent qu’ils ont pu pratiquer. Les uns vivent leur pratique du jeu comme une « passion ordinaire » (Bromberger, 1998), les autres y voient une « maladie » qui leur cause de grandes difficultés. Les premiers se définissent comme des « joueurs amateurs » ayant réussi à faire du jeu un loisir comme les autres, les seconds comme des « joueurs compulsifs » en proie à l’addiction. A priori, tout sépare les joueurs amateurs de poker auprès de qui nous avons enquêtés entre 2006 et 2011 et le groupe de Joueurs Anonymes que nous avons suivi entre 2018 et 2019. Leur pratique du jeu, la nature de leur passion et la façon dont ils se définissent en tant que joueurs sont profondément différentes, voire opposées. Ainsi, face à cette question ‘existentielle’ que le jeu soulève – jouer ou ne pas jouer, être joueur ou ne pas l’être ? –, les uns jouent quand les autres cherchent à s’abstenir de jouer. Pourtant, malgré leurs différences, les uns et les autres ont en commun de se définir comme des joueurs et d’inscrire leur démarche respective dans une « communauté de pratique » (Lave, Wenger, 1991, Wenger, 2005), le fait de jouer ou de ne pas jouer participant d’un contexte social qui fixe le cadre de leur expérience partagée, de leur parcours d’apprentissage et de leur identité commune.
Nous reviendrons sur le sens qu’il convient de donner à ce concept de « communauté de pratique » mais précisons préalablement que ce type de communauté – le terme pouvant prêter à confusion (Berry, 2008) – se définit avant tout par le processus d’apprentissage qui préside à l’adhésion des membres. Autrement dit, ce qui fait communauté dans les différents « mondes sociaux » (Strauss, 1992) qui réunissent ces joueurs, outre la passion du jeu, c’est justement la façon dont ils ont appris à prendre part à ces mondes qu’ils ont en commun. Comment les uns ont-ils appris à jouer au sein de la communauté des joueurs de poker dont ils font partie ? Comment les autres apprennent-ils à s’abstenir de jouer à l’intérieur de ce groupe d’entraide dont ils sont devenus des membres à part entière ? Au-delà du fait de jouer ou de ne pas jouer – un parti pris pouvant, certes, résulter d’un choix ‘existentiel’ mais dont le processus d’élaboration est inextricablement lié à son contexte d’émergence et au parcours de vie des joueurs (comme nous le verrons par ailleurs) –, c’est donc la question de l’adhésion et de l’apprentissage par la participation à une communauté de pratique donnée, que pose in fine cet article dont la vocation est de comprendre comment les joueurs amateurs de poker et les joueurs compulsifs rencontrés sur les terrains de nos deux enquêtes peuvent se réunir entre eux et apprendre ainsi à ‘en faire partie’. En fondant empiriquement notre réponse sur les résultats de ces deux enquêtes, nous nous attacherons à la fois à montrer ce qui distingue les membres de ces deux communautés de joueurs et ce qui les rapproche par-delà leurs différences.
Dans un premier temps, nous commencerons par présenter à la fois la méthodologie et le contexte à partir desquels nous avons réalisé nos deux enquêtes. Dans chaque cas, nous verrons que le concept de « communauté de pratique » est non seulement utile à la description de ce contexte mais permet d’analyser les différentes étapes du processus d’adhésion des membres à leur communauté respective. À l’aune de ces analyses, nous tenterons, dans un second temps, de rapprocher les deux communautés en question au regard de la façon dont les joueurs y adhèrent, de leur parcours d’apprentissage par la pratique et de leurs perspectives communes. En nous appuyant sur deux extraits d’entretiens réalisés avec des joueurs qui appartiennent à chacune d’entre elles, nous verrons que ces deux communautés de pratique peuvent être envisagées comme des « communautés d’apprentissage » (Wenger, 2005), dès lors que le processus d’adhésion par lequel ces joueurs en sont devenus membres participe d’un parcours d’apprentissage partagé qui accompagne la réalisation d’une « entreprise commune » (idem) – qu’il s’agisse d’apprendre à jouer ou à s’abstenir de jouer – et contribue à définir ou redéfinir leur identité de joueurs.
Présentons en premier lieu l’enquête que nous avons réalisée entre 2006 et 2011 auprès des joueurs amateurs de poker (Brody, 2015a) [1] et insistons tout d’abord sur le fait que la plupart des joueurs rencontrés dans le cadre de cette enquête se définissent précisément comme des « amateurs », ce qui les distingue, d’une part, des joueurs professionnels qui cherchent à tirer des revenus et à vivre de leur passion pour le jeu (Pastinelli et al., 2010) et, d’autre part, des joueurs dits compulsifs qui leur servent en quelque sorte de figure repoussoir. En effet, c’est notamment par rapport à ces derniers que les joueurs amateurs de poker se construisent une image de joueurs « raisonnables » ayant su « garder le contrôle » de leur pratique du jeu – pour reprendre des expressions utilisées par les joueurs eux-mêmes. Une pratique du jeu qui ne serait d’ailleurs pas tout à fait comme les autres puisque, contrairement aux jeux de hasard et d’argent auquel s’adonneraient selon eux les joueurs compulsifs, le poker mêlerait quant à lui hasard, calcul et stratégie (Brody, 2013). Autrement dit, il serait possible, au poker, de garder une forme de contrôle, voire de maîtrise, face au hasard et aux incertitudes du jeu. Une vision du jeu qui tranche avec l’idée que ces joueurs de poker de notre enquête se font de la pratique des joueurs compulsifs et autres « gamblers » – comme ils les nomment parfois –, c’est-à-dire des joueurs qui auraient justement perdu le contrôle de leur pratique et se livreraient sans retenu aux aléas du jeu. C’est donc autour d’une représentation positive de leur pratique du jeu que se retrouvent les joueurs amateurs de poker que nous avons rencontrés, une activité ludique qu’ils ne voient pas comme une source de revenus ni comme une éventuelle addiction mais comme une passion ordinaire et légitime à leurs yeux, génératrice de plaisir et d’apprentissage (Brody, 2015b) [2].
Comment avons-nous procédé pour mener l’enquête auprès de ces joueurs amateurs de poker ? Telle est la première question qu’il faut se poser pour saisir à quel type de joueurs nous avons eu affaire et dans quel contexte nous les avons rencontrés. Or, pour être précis, nous n’avons pas réalisé une mais trois enquêtes successives par « revisite en continu » (Burawoy, 2010) [3] sur différents ‘terrains de jeu’ autour desquels se réunissent ces joueurs, à savoir des parties de poker entre amis, des sites de poker en ligne et un tournoi de poker en live [4].
Dans le cadre d’une première enquête exploratoire menée entre mai 2006 et août 2007, nous avons donc commencé par observer des parties de poker entre amis que plusieurs groupes de joueurs de notre entourage organisaient à l’époque à leur domicile (Brody, 2011). Chaque semaine, ces parties privées rassemblaient en moyenne entre 5 et 10 joueurs, la plupart déjà amis avant de jouer ensemble au poker. Pour autant, malgré l’ambiance amicale qui régnait autour de ces tables de jeu, les joueurs qui s’y installaient ne se privaient pas de miser un peu d’argent afin de donner de l’intérêt à leurs parties. Certes, ils ne jouaient bien souvent que quelques euros – entre 10 et 20 par personne – mais cela leur permettait en somme de ‘se prendre au jeu’, comme ils nous l’ont expliqué à plusieurs reprises lors des entretiens (n=15) que nous avons ensuite effectués avec eux. Ainsi, nous avons découvert que cet enjeu monétaire – aussi minime soit-il – était décisif pour comprendre la façon dont ces joueurs amateurs s’engageaient à l’intérieur du jeu. En effet, s’ils jouaient moins pour gagner de l’argent que pour passer un « bon moment » entre amis, il fallait cependant qu’ils mettent de l’argent en jeu pour pouvoir s’investir pleinement dans la partie, comme un prétexte pour pouvoir s’amuser et progresser dans leur pratique du jeu. Au-delà du simple plaisir de jouer, le fait de progresser à l’intérieur du jeu était en fait l’une de leur principale motivation, l’argent misé lors de ces parties de poker entre amis servant finalement d’étalon à leur progression. En observant ces parties privées dans la durée, nous avons d’ailleurs pu constater que l’argent du jeu finissait en quelque sorte par circuler entre les joueurs sans qu’il n’y ait véritablement de gagnants ou de perdants sur le long terme, comme si pour préserver l’équilibre de ces groupes d’amis, il fallait que chacun gagne plus ou moins à tour de rôle (Brody, 2015a).
Suite à cette première enquête de terrain, nous avons décidé de poursuivre nos investigations dans le cadre d’une deuxième enquête exploratoire menée cette fois-ci entre juin et juillet 2010 sur le terrain du poker en ligne (Brody, 2015a). Cherchant à comprendre comment des joueurs amateurs comme ceux de notre première enquête pouvaient en même temps jouer entre amis et assouvir leur passion sur internet – ce qui était le cas de la plupart d’entre eux –, nous avons alors procédé à une « ethnographie virtuelle » (Hine, 2000, Pastinelli, 2011, Berry, 2012) par observation participante sur les sites de poker en ligne, en ciblant plus spécifiquement des parties ou des tournois sans argent – avec de l’‘argent fictif’ – conçus pour que les joueurs se familiarisent avec la pratique du jeu d’argent en ligne. Après plusieurs semaines d’observation, nous avons effectivement pu constater que ces parties sans argent se présentaient à la fois comme des espaces d’apprentissage du jeu et des « dispositifs de captation » (Cochoy, 2004) conduisant progressivement les néophytes vers des parties à enjeu monétaire. Or, à la différence des parties de poker entre amis évoquées précédemment, ce processus d’apprentissage du jeu s’effectuait dans un contexte moins amical, plus impersonnel et sans contact ‘réel’ avec les autres joueurs présents autour de la table, même si certains sites de poker en ligne organisaient par ailleurs des tournois en live pour que les joueurs en question se rencontrent en face à face.
C’est précisément le cas du tournoi que nous avons observé entre février et mai 2011 dans le cadre de notre troisième enquête de terrain. Organisé en partenariat entre un site de poker en ligne et une association visant à fédérer les joueurs amateurs de poker, le tournoi en question se présentait à l’époque comme un « championnat de France » qui réunissait en live plusieurs milliers de joueurs s’étant pour la plupart gratuitement qualifiés sur internet. Visiblement intéressés par nos recherches, les organisateurs de l’évènement acceptèrent que nous les suivions lors des différentes étapes de ce tournoi qui se déroulait d’abord dans une quinzaine de villes françaises avant se conclure par une grande finale dans un cercle de jeux parisien (nommé l’Aviation Club de France). Cette sorte de tour de France du poker nous a alors permis d’observer l’organisation et le déroulement du tournoi mais aussi de rencontrer in situ une cinquantaine de joueurs pour les interroger sur leurs pratiques et leurs expériences du jeu (n=52). C’est essentiellement à partir de ces observations et ces entretiens que nous avons tiré les principaux résultats de notre enquête – outre un « questionnaire ethnographique » (Soutrenon, 2005) diffusé lors des dernières étapes du tournoi afin de tester ces résultats sur un échantillon plus large (n=978). Des résultats qui ont notamment révélé la dimension ludique et communautaire de ce tournoi, nous incitant à présenter les joueurs qui y participent comme une communauté de pratique (Brody, 2015a, 2015b).
Précisons ici ce qu’il convient d’appeler une communauté de pratique. Conçu dans le cadre d’une théorie sociale de l’apprentissage initiée par Jean Lave et Etienne Wenger (1991), le concept de « communauté de pratique » renvoie non pas à une communauté d’appartenance au sens socioculturel du terme (même si certaines d’entre elles peuvent donner naissance à un sentiment d’appartenance très fort) ou à une communauté d’intérêt au sens socioéconomique du terme (même si les intérêts des membres sont souvent partagés) mais plutôt à une « communauté d’apprentissage » (Wenger 2005), au sens où il s’agit de décrire ainsi un « contexte social à partir duquel des apprentissages s’opèrent » (Berry, 2008). Par extension, tout processus d’apprentissage pourrait d’ailleurs se réaliser dans le contexte d’une communauté de pratique dès lors qu’on conçoit le fait d’apprendre comme une façon de prendre progressivement part aux activités d’un monde social donné. Nous reviendrons sur cette conception particulière de l’apprentissage promue par Lave et Wenger (1991) mais retenons ici la définition que Wenger (2005) propose dans un ouvrage ultérieur pour caractériser le concept de « communauté de pratique ». Selon lui, une telle communauté se définit à la fois par un « répertoire partagé » entre les membres, un « engagement mutuel » dans une pratique qui les rassemble et une « entreprise commune » visant à les réunir (idem). Or, c’est justement sur la base de ces trois critères que les joueurs amateurs de poker de notre enquête peuvent être considérés, d’après les résultats de nos recherches, comme une communauté de pratique.
En effet, comme nous l’avons montré par ailleurs (Brody, 2015b), les joueurs rencontrés dans le cadre du tournoi de notre troisième enquête (pour ne parler que de ces derniers) se présentent comme une communauté de pratique tournée vers l’apprentissage du jeu, au sens où leur entreprise commune – à savoir le fait de participer à un tournoi de poker en live – était envisagée par la plupart d’entre eux comme une façon de progresser dans leur pratique du jeu. Autrement dit, leur objectif dans le cadre de ce tournoi était moins de gagner que de participer (pour reprendre la formule consacrée), même s’ils espéraient évidemment aller le plus loin possible dans la compétition et éventuellement décrocher le prix attribué au vainqueur. Précisons à ce titre que le tournoi était tout de même doté d’un « prize pool » d’un million d’euros, ce qui n’est évidemment pas négligeable du point de vue des joueurs, même si la plupart avait conscience que leur chance de remporter le tournoi était extrêmement faible (une possibilité sur environ 8000, au regard du nombre de participants). Or, en creusant l’analyse transversale des entretiens réalisés avec les joueurs, nous avons découvert qu’outre l’espoir de ce gain improbable, le fait de participer à ce tournoi était orienté vers un autre objectif plus ou moins explicite : celui de se forger une nouvelle expérience du jeu pour progresser dans leur pratique (Brody, 2015a). En effet, il ne s’agissait pas simplement de participer à ce tournoi pour le seul plaisir de jouer – même si la recherche du plaisir était au cœur de leur démarche – mais d’en profiter pour progresser à l’intérieur du jeu. C’est d’ailleurs ce qui distingue ces joueurs en tant qu’amateurs, à savoir des passionnés qui ‘cultivent’ leur pratique du jeu pour faire grandir leur passion (Flichy, 2010).
Qu’en est-il alors de leur engagement mutuel dans la pratique du jeu ? De prime abord, l’investissement des joueurs dans le cadre de ce tournoi semble relativement faible au regard de l’enjeu monétaire, puisque la plupart d’entre eux s’étaient gratuitement qualifiés sur internet et n’avaient donc pas déboursé d’argent pour y participer. Or, en réalité, leur absence d’investissement monétaire à l’intérieur du jeu était compensée par une implication forte dans la durée. Nombreux furent en effet les joueurs qui avaient déjà consacré plusieurs heures, voire plusieurs jours, à jouer sur internet afin de tenter de se qualifier pour une étape live du tournoi qui elle-même – après plusieurs heures de jeu – pouvait éventuellement leur permettre de se qualifier pour la grande finale, et ce dans une perspective de gain, certes, mirobolante mais très improbable. Ainsi, le temps qu’ils ont passé à jouer ensemble, simplement pour espérer participer à la finale ce tournoi, donne la mesure de leur engagement à l’intérieur du jeu. Ce n’est donc pas seulement l’argent qui les ‘intéressent’ – dans les deux sens du terme (Bourdieu, 1994) – mais aussi la passion qui les anime, une passion ordinaire qu’ils partagent avec les autres participants et à laquelle ils consacrent du temps. Une passion du jeu à la faveur de laquelle ils s’engagent mutuellement dans une entreprise commune qui elle-même s’inscrit dans une démarche d’apprentissage et de progression.
Reste enfin à savoir si les joueurs amateurs de poker rencontrés lors de ce tournoi partagent le même « répertoire de pratiques » (Rogoff et al., 2007), étant entendu que le jeu en question peut se jouer de différentes manières et dans différents contextes, comme en attestent les deux premières enquêtes que nous avons réalisées lors de parties privées entre amis ou sur internet. Outre la participation des joueurs en question à un tournoi de poker en live comme celui de notre troisième enquête – une pratique de tournoi qu’une majorité d’entre eux avait déjà expérimentée par le passé –, ces derniers avaient-ils par ailleurs d’autres expériences du jeu en commun ? À ce titre, si nos observations empiriques et les entretiens menés in situ ont montré que, parmi les participants, différents profils de joueurs existent en fonction de leurs expériences du jeu et du contexte dans lequel ils s’y adonnent – privilégiant notamment soit le poker en ligne soit le poker en live –, l’enquête par questionnaire que nous avons effectuée lors de ce tournoi révèle que la plupart d’entre eux partagent effectivement un même répertoire de pratiques du jeu, allant de l’expérience des parties privées entre amis au tournoi de poker en live en passant par la pratique du poker en ligne (Brody, 2015b). Notons d’ailleurs que la pratique du jeu en ligne concerne en fait la quasi-totalité des joueurs rencontrés sur le terrain, ce qui n’est finalement pas surprenant, étant donné que la plupart s’était d’abord qualifiée en jouant sur internet avant de participer à ce tournoi en live. Or, cela indique justement une certaine polyvalence des joueurs dans leur pratique du jeu. Une polyvalence qui témoigne de la volonté de diversifier leurs expériences ludiques, cherchant de la sorte à élargir leur répertoire de pratiques afin de progresser à l’intérieur du jeu.
Les résultats de l’enquête menée dans le cadre de ce tournoi – et plus largement auprès des joueurs amateurs de poker – montrent donc qu’il existe bien un répertoire d’expériences du jeu communes à la plupart d’entre eux. Un répertoire partagé que ces joueurs mobilisent comme autant de « ressources » (Wenger, 2005) pour s’engager dans une pratique qui les rassemble – comme ici lors d’un tournoi de poker en live – et participe d’une même démarche d’apprentissage et de progression. Retrouvant ainsi les trois critères proposés par Wenger (2005) – répertoire partagé, engagement mutuel et entreprise commune –, il est donc légitime de parler d’une communauté de pratique pour qualifier ces joueurs amateurs de poker qui, par leurs pratiques et leurs apprentissages du jeu, forme un groupe relativement homogène capable de se rassembler par milliers autour d’une même passion. Une communauté de pratique dont la dimension ludique et communautaire contraste tout aussi bien avec la figure médiatique du « poker player » attiré par l’appât du gain et la réussite individuelle (Esparza, 2014) qu’avec la figure non moins médiatique du joueur compulsif en proie à l’addiction.
Dans le prolongement de cette enquête par revisite en continu auprès des joueurs amateurs de poker, nous avons réalisé, quelques années plus tard, une seconde enquête de terrain en allant précisément à la rencontre de ces joueurs dits compulsifs qui leur servent de figure repoussoir [5]. Pour ce faire, nous nous sommes adressé plus particulièrement à une association de Joueurs Anonymes dont les membres se définissent eux-mêmes comme « compulsifs » au regard des problèmes d’addiction au jeu qu’ils rencontrent (Brody, 2021). En effet, si l’addiction aux jeux d’argent est aujourd’hui reconnue comme une pathologie à part entière (APA, 2013) face à laquelle il existe des traitements et des thérapies spécifiques (INSERM 2008), il subsiste parallèlement des associations de joueurs comme celle-ci qui permettent aux personnes concernées d’intégrer un groupe de parole ayant vocation à les aider. Créés aux États-Unis sur le modèle des Alcooliques Anonymes, les Joueurs Anonymes (Gamblers Anonymous) ont ainsi développé leur propre « programme de rétablissement » face à cette pathologie qu’ils conçoivent comme une « maladie progressive et incurable » mais qu’il serait toutefois possible de « stopper », à condition de parvenir à « arrêter de jouer » [6]. Nous reviendrons par la suite sur les différentes étapes du programme que l’association propose aux joueurs pour atteindre cet objectif mais disons que, si celui-ci est basé sur l’abstinence – la volonté d’arrêter de jouer étant la seule condition pour adhérer à l’association –, son efficacité repose tout autant sur l’entraide, le soutien mutuel et le partage des expériences entre les membres. Suivant le principe de la « pair-aidance » (Le Cardinal et al., 2013), les Joueurs Anonymes forment donc des groupes d’entraide dont les ressources collectives sont précisément censées les aider à s’abstenir de jouer.
Largement implantés aux États-Unis avant de s’exporter en Europe [7], les Joueurs Anonymes se sont notamment développés en Belgique (davantage qu’en France) et en particulier à Bruxelles, où nous avons mené cette seconde enquête de terrain. Sur le même modèle que l’association à laquelle ils se réfèrent, les Joueurs Anonymes de Bruxelles (JA BXL) rassemblent ainsi des joueurs compulsifs qui se réunissent chaque semaine pour parler de leur problèmes d’addiction au jeu – quels que soient les jeux de hasard et d’argent qu’ils ont pu pratiquer jusqu’à présent – et se soutenir mutuellement dans leur démarche d’abstinence. Après avoir contacté puis rencontré à plusieurs reprises le « modérateur » du groupe, nous avons finalement été autorisé à assister à leurs réunions hebdomadaires, à condition bien sûr de préserver l’anonymat des membres. Entre juin 2018 et mai 2019, nous avons alors assisté à 19 réunions au cours desquelles nous avons d’abord cherché à comprendre le mode d’organisation et de fonctionnement du groupe. Ce faisant, nous avons progressivement rencontré une vingtaine de joueurs, parmi lesquels une douzaine de membres réguliers dont nous avons pu suivre le « parcours de rétablissement » [8] dans la durée. Grâce à la relation de confiance que nous avons peu à peu réussi à instaurer avec les membres, nous avons ensuite effectué une série d’entretiens individuels avec sept d’entre eux s’étant montrés volontaires pour répondre à nos questions. Des « entretiens ethnographiques » (Beaud, 1996) parfois répétés à plusieurs reprises, au cours desquels nous les invitions à nous raconter, sous la forme d’un « récit de vie » (Bertaux, 2006), leur parcours en tant que joueurs – comme nous l’avions fait quelques années plus tôt avec les joueurs amateurs de poker.
Outre les observations réalisées sur le terrain de cette seconde enquête, l’analyse transversale du contenu de ces entretiens nous a permis de mieux saisir le rôle joué par le groupe dans le parcours des joueurs interrogés, la rencontre avec les JA BXL marquant bien souvent une « rupture biographique » (Schwartz, 1990, Voegtli, 2004) dans leur « carrière déviante » (Becker, 1985). En effet, le récit qu’ils font de leur parcours en tant que joueurs renvoie systématiquement, dans un premier temps, à une trajectoire descendante associée au regard négatif qu’il porte sur leur vie passée : après une socialisation précoce aux jeux d’argent, souvent dès l’enfance, ils auraient rapidement été initiés à la pratique de ces jeux et seraient presque immédiatement « tomber dans l’addiction », allant ensuite de « rechute en rechute » jusqu’à « toucher le fond » – pour reprendre des expressions utilisées par les joueurs. Cette « descente aux enfers » les aurait alors conduits, soit volontairement, soit sous la pression d’un proche, à prendre contact avec les JA BXL. Chemin faisant, ils auraient rencontré le modérateur du groupe qui les aurait immédiatement conviés à une première réunion avec les membres. Pour la plupart des joueurs que nous avons rencontrés, cette réunion fut vécue comme un véritable « déclic », certains déclarant même avoir arrêté de jouer du jour au lendemain. S’engageant à revenir chaque semaine pour raconter leurs difficultés et témoigner de leur abstinence, ils auraient ainsi commencé à « remonter la pente », inscrivant progressivement leur trajectoire de vie dans une dynamique ascendante. Dans cette seconde partie du récit, le groupe joue donc un rôle décisif pour l’ensemble des joueurs interrogés, fixant à la fois l’objectif d’abstinence qu’ils se donnent à atteindre et les étapes du programme de rétablissement qu’ils devront suivre pour y parvenir.
Si leur adhésion à ce groupe d’entraide marque clairement une rupture dans leur parcours biographique, la façon dont ces joueurs racontent ensuite leur trajectoire à l’intérieur du groupe est en effet structurée par le « programme en douze étapes » que l’association des Joueurs Anonymes propose à ses membres [9]. Censés franchir ces étapes une à une tout au long de leur parcours de rétablissement (à raison, en principe, d’une étape par semaine), les joueurs qui suivent ce programme s’engagent alors dans une démarche d’introspection et de changement personnel – voire de conversion (au sens religieux du terme) – consistant, en premier lieu, à « [admettre leur] impuissance face au jeu » (Fascicule JA BXL). « Condition essentielle » pour que les joueurs arrêtent de « croire » qu’ils peuvent continuer à jouer tout en « [contrôlant] leur relation au jeu » (idem) – comme le précise un fascicule de l’association –, cette première étape est d’autant plus décisive qu’elle est « reliée à toutes autres » (ibid). Ainsi, la seconde étape découle de la première puisqu’une fois admise leur impuissance face au jeu, les joueurs sont invités à s’en remettre à une « force extérieure » (ibid) – aussi nommée « Puissance Supérieure » ou simplement « Dieu » dans d’autres associations de Joueurs Anonymes – qui « pourrait [les] aider à développer une manière de penser, de croire et de vivre différente » (ibid). Substituant en quelque sorte une « croyance » (celle du Jeu) [10] à une autre (celle de Dieu), leur démarche devient alors plus « spirituelle » (ibid), comme en témoigne les étapes suivantes et en particulier l’étape 11 qui enjoint directement les membres à s’inscrire dans une quête de « spiritualité » et à demander à cette « force extérieure » de leur « faire connaître la ou les bonnes choses à faire » (ibid). Sans aller plus loin dans l’exégèse de ce texte dont la dimension spirituelle et religieuse a déjà fait l’objet de nombreux commentaires (voir notamment Suissa, 2009) [11], on notera cependant le caractère « pragmatique » (Browne, 1994) des recommandations qui y sont formulées, dont le but affiché est de « transformer » la vie des personnes concernées (Fascicule JA BXL). Le fascicule de l’association insistera d’ailleurs volontiers sur l’efficacité de ce programme en douze étapes qui est, certes, fondé sur une forme de spiritualité mais aussi sur la reconnaissance des savoirs expérientiels des membres : « un programme simple qui a fait ses preuves pour des milliers d’êtres humains confrontés et enfermés dans une relation malsaine avec le jeu. » (idem).
Comme le souligne un rapport d’expertise de l’Inserm (2008), il existe « peu de littérature scientifique » et « très peu d’évaluations » au sujet des groupes d’entraide conçus sur le modèle des Joueurs Anonymes. Certains auteurs parlent même, à propos de ces groupes, d’une véritable « boîte noire » (Ferenzy, Skinner, 2003) tant il semble difficile de connaître les effets réels qu’ils peuvent avoir dans la vie des joueurs. Cela dit, si la question de l’efficacité des groupes de Joueurs Anonymes est encore loin d’être tranchée, elle n’en demeure pas moins cruciale pour les joueurs concernés et il est donc important de la soulever. Or, plutôt que de l’envisager sous un angle thérapeutique – comme la plupart des études effectuées sur le sujet (cf. Ferenzy, Skinner, 2003, Schuler et al., 2016) –, nous proposons ici de l’aborder sous un angle socio-anthropologique consistant avant tout à saisir le mode de fonctionnement des groupes en question et la façon dont les joueurs peuvent y adhérer.
Pour ce faire, nous pouvons par exemple nous inspirer du travail de terrain réalisée par Sylvie Fainzang (1996) auprès d’une association d’anciens alcooliques nommée Vie Libre qui, à l’instar des Alcooliques ou des Joueurs Anonymes, se réunissent en groupes pour se soutenir mutuellement dans leur démarche d’abstinence. Après avoir analysé le fonctionnement de ces groupes d’entraide et leurs effets sur les personnes concernées, Fainzang (1996 : 153) conclut son ouvrage en affirmant que « la guérison de l’alcoolique réside non seulement dans la pratique de l’abstinence, mais dans la résolution des phénomènes jugés responsables de son alcoolisation » (comme la dépression, le divorce ou le chômage par exemple), avant d’ajouter que « l’efficacité de ces groupes d’entraide dépend, en définitive, de « l’établissement d’une relation symbiotique entre les participants, dans une sorte de logique de soutien social, où le malade est guéri en étant absorbé dans un nouveau groupe » (idem). Au-delà de l’éventualité même d’une guérison [12], c’est précisément ce processus d’absorption des membres à l’intérieur du groupe qui témoignerait de l’efficacité du dispositif. Un processus qui consiste donc à leur permettre de se rétablir en affrontant ensemble leurs problèmes d’addiction. Or, il en est de même pour les Joueurs Anonymes de notre enquête, dont le fascicule stipule par exemple que « le rétablissement personnel [des membres] dépend de l’unité du groupe » (Fascicule JA BXL).
C’est d’ailleurs ce même processus d’absorption qui conduit Lave et Wenger (1991) à présenter les groupes d’Alcooliques Anonymes – mais cela vaut aussi pour les Joueurs Anonymes – comme un cas d’étude pour illustrer le concept de « communauté de pratique », en montrant empiriquement comment le mode de fonctionnement de ces groupes et la façon dont les membres y adhèrent sert en quelque sorte de trame à leur « parcours d’apprentissage de l’abstinence » (idem). Un parcours d’apprentissage qui consistera, pour les « nouveaux venus », à s’engager progressivement à l’intérieur du groupe en adoptant, dans un premier temps, une position de « participation périphérique légitime » dans laquelle ils se contenteront d’observer et d’écouter attentivement les « anciens » raconter leur histoire et témoigner de leur parcours de rétablissement (ibid). Ce n’est alors que dans un second temps que ces « nouveaux membres » pourront véritablement s’engager dans la discussion, au point de prendre la parole pour raconter leur propre histoire. En même temps qu’ils trouveront leur place à l’intérieur du groupe, « la litanie des “douze étapes” » [13] les guidera ainsi dans ce « processus d’apprentissage » qui, par la poursuite de leur abstinence, légitimera leur adhésion au sein du groupe et leur accession au statut de « membres » (ibid). Un processus d’« adhésion » dont les étapes les mènent progressivement d’une participation périphérique à une « pleine participation » aux activités du groupe, jusqu’à ce qu’un jour ils soient eux-mêmes reconnus comme des anciens et puisse à leur tour servir d’exemples aux « nouveaux membres » (ibid).
Dès lors, pour comprendre la façon dont les membres de ces groupes d’entraide apprennent à devenir abstinents, Lave et Wenger (1991) convoquent une théorie de l’apprentissage qui définit le fait d’apprendre comme ce processus par lequel un individu prend part aux activités d’une communauté de pratique [14]. Une théorie qui, comme nous l’avons vu à travers les résultats de l’enquête que nous avons menée auprès des joueurs amateurs de poker, permet de comprendre comment des individus peuvent s’agréger autour d’une pratique commune en suivant un parcours d’apprentissage similaire les ayant conduits à s’engager pleinement dans cette pratique. Le cas des groupes d’Alcooliques ou de Joueurs Anonymes illustre donc parfaitement cette théorie, même s’il ne s’agit plus, comme pour les joueurs de notre première enquête, d’apprendre à jouer le jeu mais d’apprendre à s’abstenir de jouer.
Outre ce passage d’une participation périphérique légitime à une pleine participation aux activités du groupe, on retrouve dans le parcours de rétablissement des joueurs rencontrés sur le terrain de notre seconde enquête, les traces de cette entreprise commune qui vise à s’écouter, à se soutenir et à s’entraider pour cheminer ensemble vers l’abstinence. Autrement dit, si les joueurs s’engagent à l’intérieur du groupe, c’est précisément parce qu’ils croient que ce dernier pourra leur permettre d’atteindre cet objectif d’abstinence qu’ils partagent d’emblée avec les autres membres – étant la condition sine qua non de leur engagement au sein des JA BXL. Un cheminement qui passe donc par un engagement mutuel des membres mais aussi par l’actualisation d’un répertoire partagé, composé notamment d’une série d’activités plus ou moins ritualisées, comme le tour de parole ou la lecture du fascicule qui est à la disposition des membres, ce dernier apparaissant lui-même comme un « artefact » (Wenger 2005) du groupe puisqu’il est censé rassembler les savoirs expérientiels accumulés par les membres à travers leur parcours de rétablissement. Un répertoire de pratiques et de savoirs partagés qui se présentent alors comme une série de « procédures » (idem) à suivre pour les joueurs qui souhaiteraient à leur tour s’engager dans cette voie [15]. Entreprise commune, engagement mutuel et répertoire partagé, le groupe d’entraide que nous avons observé répond ainsi aux trois critères proposés par Wenger (2005) pour définir une communauté de pratique – un résultat somme toute assez logique puisque ce concept a notamment été forgée grâce à l’étude de ce type de groupes (Lave, Wenger, 1991). Mais l’important n’est pas tant que le concept s’applique à l’analyse du groupe observé, ce qui importe c’est la description qu’il permet d’en faire, à savoir celle d’un contexte social à partir duquel des apprentissages s’opèrent.
Revenons maintenant sur les principales observations tirées de nos deux enquêtes de terrain. D’un côté, nous avons observé et interrogé des joueurs amateurs de poker dont l’entreprise commune vise essentiellement à apprendre à jouer ensemble à ce jeu d’argent qui les passionne. Une « communauté de pratique » formée en réalité d’une « constellation » de « communautés locales » (Wenger, 2005) et de « micro-mondes sociaux » (Brody, 2011, 2015b) qui se retrouvent entre amis, sur internet ou lors d’un tournoi en live pour s’adonner à cette passion dont ils ont fait un loisir comme les autres. D’un autre côté, nous avons suivi et interrogé les membres d’une association de Joueurs Anonymes dont l’entreprise commune consiste, au contraire, à s’engager dans un parcours de rétablissement visant à s’abstenir de pratiquer ces jeux d’argent dont ils auraient perdu le contrôle. Une communauté de pratique sous la forme d’un groupe dont les membres se retrouvent chaque semaine pour évoquer ensemble leurs problèmes d’addiction et se soutenir mutuellement dans leur démarche d’abstinence. De prime abord, tout semble donc opposer ces deux communautés de pratique auxquelles adhérent les joueurs amateurs et compulsifs auprès desquels nous avons mené l’enquête. Outre les différents modes d’organisation et de fonctionnement propres à chacune d’entre elles, le répertoire partagé, l’engagement mutuel et l’entreprise commune à leurs membres divergent à ce point que l’on en vient à se demander si cela a du sens de vouloir les rapprocher.
Sur ce point, précisons que le rapprochement que nous cherchons à établir entre ces deux communautés de pratique ne se fonde pas sur une analyse comparative, stricto sensu, mais sur le principe d’une « revisite en continu » telle que définie par Burawoy (2010 : 337), à savoir une démarche d’enquête ethnographique à travers laquelle « les “visites” sur le terrain sont comprises comme une série d’essais expérimentaux, chacune d’entre elles étant déconnectée de la suivante par sécurité, mais toutes entretenant une conversation avec les visites qui l’ont précédées ». Ainsi, la mise en perspective des deux enquêtes de terrain que nous avons réalisées auprès de ces deux communautés de joueurs ne repose pas seulement sur une comparaison de leurs caractéristiques empiriques mais plutôt sur une « conversation » entre les données produites sur chaque terrain, qui elle-même débouche sur « un dialogue permanent entre l’observation et la théorie » (idem) sur laquelle s’appuie notre analyse. Une théorie sociale de l’apprentissage dont l’une des notions centrales – le concept de « communauté de pratique » – sert de point d’ancrage. Autrement dit, le but de notre démarche n’est pas simplement de comparer deux communautés empiriquement équivalentes – si tant est qu’il en existe – ni même de produire une « théorie ancrée » à partir d’une comparaison systématique des données produites sur le terrain (Glaser, Strauss, 2010), mais plutôt de ‘faire dialoguer’ une théorie existante avec des données produites sur des terrains a priori éloignés, voire opposés. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cette démarche par revisite en continu que de mettre en perspective des terrains que tout semble opposer mais que la théorie mobilisée – dès lors qu’elle s’applique aux terrains observés – permet non seulement de rapprocher mais d’éclairer sous un nouveau jour.
Or, précisément, si les joueurs auprès desquels nous avons enquêté paraissent très éloignés, la théorie de l’apprentissage que nous avons utilisée pour analyser les différentes étapes de leur processus d’adhésion à leur communauté de pratique respective, nous conduit finalement à les rapprocher. En effet, malgré tout ce qui les sépare, les joueurs de nos deux enquêtes ont en commun de suivre un processus d’apprentissage particulier dont les différentes étapes participent justement de leur adhésion progressive à une communauté de pratique. Passant d’une participation périphérique légitime à une pleine participation aux activités de cette communauté, ils s’acheminement ainsi vers une entreprise commune qui, certes, diverge d’une communauté à l’autre mais qui, dans les deux cas, suppose un apprentissage collectif qui a vocation à transformer l’identité même des membres. Pour les uns, il s’agira en somme d’apprendre collectivement à devenir des « joueurs », en passant par les différentes étapes de l’apprentissage de ce jeu qui les passionnent. Quant aux autres, s’ils se considèrent encore et toujours comme des « joueurs » – pensant leur addiction au jeu comme une « maladie incurable » avec laquelle ils doivent « apprendre à vivre » [16] –, il s’agira de devenir des « joueurs abstinents », ce qui suppose de passer par les différentes étapes d’un parcours de rétablissement qui leur permettra d’apprendre ensemble à arrêter de jouer. Par conséquent, le destin individuel des uns et des autres en tant que « joueurs » est intimement lié à un processus d’apprentissage collectif qui participe de l’établissement d’une relation symbiotique conduisant à l’absorption progressive des membres au sein de leur communauté de pratique.
En ce sens, nous pourrions parler, dans les deux cas, d’une « communauté d’apprentissage » (Wenger, 2005) dès lors que les ressources des membres – à savoir leur répertoire partagé – sont mises au service d’une entreprise commune visant à s’engager mutuellement dans un processus d’apprentissage collectif qui passe non seulement par leur adhésion à une communauté de pratique mais aussi par une pleine participation aux activités de celle-ci [17]. Qu’il s’agisse d’apprendre à jouer ou à ne plus jouer, le processus d’apprentissage est donc relativement similaire et consiste, au fond, à devenir membres d’une communauté de pratique autour de laquelle se rassemblent des joueurs ayant en commun de jouer ou d’avoir joué aux jeux d’argent (ce qui les distingue d’autres communautés de pratique pour lesquelles le processus d’apprentissage est analogue). Il en est ainsi pour les joueurs amateurs de poker comme pour les Joueurs Anonymes, ce dont témoignent les deux extraits d’entretiens ci-dessous réalisés avec deux joueurs qui évoquent justement leur rencontre avec leur communauté respective [18].
Rencontré à Marseille lors d’une étape du tournoi de poker en live de notre première enquête, Aurélien est un joueur amateur de 35 ans qui a découvert ce jeu d’argent avec ses amis avant de commencer à jouer sur internet. C’est ainsi qu’il s’est qualifié pour ce tournoi dont l’expérience était inédite pour lui. Dans l’extrait qui suit, Aurélien revient sur son parcours en tant que joueur en faisant de cette « première expérience » une étape de plus dans son processus d’apprentissage du jeu :
« AB : Pouvez-vous me raconter comment vous avez découvert le poker ?
Aurélien : En fait, c’est par des potes qui jouaient un petit peu, comme ça, sur internet. Ils m’en ont parlé et puis… Un jour j’me suis dit : “Tiens, j’aime bien les jeux de cartes donc pourquoi pas apprendre les règles et essayer d’apprendre à jouer ?” On a fait deux-trois parties, comme ça, et puis ça m’a plu… C’était comme ça, pour rigoler, pour apprendre les règles… Sans argent, juste pour apprendre les règles. Au début, je les regardais jouer et puis après, petit à petit, je me suis inséré dans les parties. Et voilà, après, j’ai commencé un petit peu à jouer sur internet, et puis c’est venu petit à petit en fait, naturellement. Ça fait à peu près deux ans que je joue sur internet. Bon, j’suis pas un assidu, un mordu, mais régulièrement j’fais mes petites parties en ligne… pas des gros montants mais… voilà quoi.
AB : Comment ça s’est passé quand vous avez commencé à jouer sur internet ?
A : Bah, en fait, au début je jouais pas en argent réel mais en argent fictif… Donc voilà, après j’ai commencé à déposer de l’argent. Vingt-trente euros…
AB : Ça s’est fait rapidement ?
A : Non… enfin… j’me suis quand même assez vite lassé de jouer comme ça, avec de l’argent fictif, parce qu’en discutant avec deux-trois potes, on s’aperçoit vite que c’est pas le vrai poker. Y a pas de mise, donc y a pas d’intérêt vraiment réel. Donc, c’est à partir de ce moment-là que j’ai déposé vingt-trente euros. Et puis j’ai commencé à faire des petites parties à un ou deux euros. Mais seulement de temps en temps, occasionnellement. J’ai gagné deux-trois petits tournois, deux trois petites sommes, mais c’était principalement pour rejouer derrière. Donc voilà, c’était pas des grosses sommes. Je suis pas un super joueur de poker non plus. En même temps ça fait deux ans, donc j’apprends petit à petit. Mais c’est vrai qu’une journée comme aujourd’hui, enfin un tournoi comme aujourd’hui, c’est vachement intéressant pour ça, parce qu’on apprend pas mal de choses quoi. Donc voilà, ça peut me servir pour faire mes petites parties sur internet.
AB : Et vous n’étiez pas du tout joueur avant de jouer au poker ?
A : Non pas spécialement. Enfin je jouais de temps en temps à des pronostics sur le sport et des trucs comme ça, mais c’était pas non plus… J’suis pas mordu de ça non plus, c’était occasionnel. Mais c’est vrai que le poker, par contre, j’ai vraiment bien accroché. C’est vraiment quelque chose qui me plaît, que j’apprécie énormément ! Donc voilà, ce tournoi, c’est vraiment une bonne expérience et c’est vrai que ça peut me servir pour la suite quoi, pour continuer à jouer sur internet et, pourquoi pas, faire un petit peu plus de tournois. » (Aurélien, interrogé le 23 avril 2011 à Marseille)
Dans cet extrait d’entretien, Aurélien évoque donc les différentes étapes de son parcours d’apprentissage du jeu. Ayant découvert le poker avec ses « potes », il nous explique d’abord comment il s’est progressivement « inséré dans les parties » organisées par ces derniers en commençant par « les [regarder] jouer », puis en participant à « deux-trois parties […] sans argent », ce qui lui aurait à la fois permis d’« apprendre les règles » et d’« apprendre à jouer ». Comme ses amis, il aurait alors « naturellement » commencé « un petit peu à jouer sur internet », d’abord avec de l’« argent fictif » puis avec de l’argent « réel », même si les sommes misées (« un ou deux euros ») lui paraissent « petites », tout comme l’argent qu’il a pu gagner et dont il se sert « principalement pour rejouer ». Poursuivant « petit à petit » son apprentissage du jeu, il aurait continué à jouer sur internet jusqu’à gagner sa place pour le tournoi de notre enquête. Un tournoi dont il sera, certes, assez vite éliminé (après quelques heures de jeu) mais dont l’« expérience » fut, selon lui, « vachement [intéressante] », notamment en vue de progresser dans sa pratique du jeu sur internet. Comme il nous le confiera plus tard dans l’entretien, c’est d’ailleurs cette volonté de progresser à l’intérieur du jeu qui était au cœur de sa démarche, même s’il ne se considère pas comme un « super joueur », ni comme un « assidu » ou un « mordu », mais simplement comme un « amateur » qui cherche à cultiver sa passion. Une identité de joueurs qui semble s’être progressivement forgée à mesure qu’il aurait franchi les différentes étapes de son apprentissage, d’une participation périphérique légitime à la pratique du jeu (observer les autres jouer, jouer avec eux sans argent, jouer sur internet sans argent) à une pleine participation (jouer sur internet avec argent, participer à un tournoi en live et éventuellement participer à d’autres tournois). Lui qui n’était pas « spécialement » joueur avant de découvrir le poker – si ce n’est quelques « pronostics sur le sport et des trucs comme ça » –, aurait peu à peu « accroché » à ce jeu qu’il aurait ainsi appris à « apprécier », à l’instar de ses amis.
On notera ici que le parcours d’apprentissage d’Aurélien s’inscrit à chaque fois dans un contexte social particulier qui accompagne son engagement progressif dans la pratique, qu’il s’agisse de jouer avec son groupe d’amis, avec des joueurs qu’ils rencontrent sur internet ou avec ceux du tournoi de notre enquête. Plus largement, le récit de ce joueur amateur témoigne de son adhésion à une communauté de pratique (ou une constellation) dont les membres partagent le même plaisir de jouer et de progresser dans leur jeu. C’est du moins ce que révèle l’analyse transversale du contenu des entretiens réalisés avec les joueurs de notre première enquête dont la synthèse (Brody, 2015b) contribue à faire émerger une « histoire partagée d’apprentissage » (Wenger, 2005) que le récit d’Aurélien restitue de façon exemplaire.
Rencontré pour sa part lors d’une réunion des JA BXL, Marc se définit, à l’instar des autres membres du groupe, comme un « joueur compulsif », et ce même si cela fait plus de dix-sept ans qu’il n’a plus joué au moindre jeu de hasard et d’argent. Dix-sept ans également qu’il participe aux réunions de ce groupe d’entraide dont il est récemment devenu le modérateur, cherchant de la sorte à transmettre son expérience aux nouveaux membres. Dans cet extrait d’entretien, Marc nous raconte comment s’est passé sa rencontre avec l’association et le parcours de rétablissement qu’il a suivi tout au long de ces années :
« AB : Est-ce que tu peux me raconter comment tu as rencontré le groupe ?
Marc : À un moment, il y a quelqu’un dans mon entourage qui m’a dit qu’il fallait que je cherche de l’aide. Alors je suis allé voir mon docteur qui m’a donné le numéro d’Éric [qui était alors] le leader, le responsable, la personne qui organisait les réunions [des JA BXL]. Je lui ai donc téléphoné. Je me souviens, c’était un mardi soir. Je n’oublierai jamais ce moment-là. Il m’a posé une question : “Écoute, est-ce que tu as quelque chose à faire maintenant ? Si tu veux, viens à Bruxelles et on pourra parler.” Je n’avais rien à faire alors je suis allé à Bruxelles, directement, dès le mardi soir. On a parlé, il m’a écouté et il m’a proposé : “Écoute, si tu n’as rien à faire demain soir, tous les mercredis, il y a une réunion [du groupe des JA BXL]. Si tu veux, tu peux venir, voir comment comme ça se passe.” Le mercredi soir, j’ai fait ma première réunion et c’est comme ça que je suis arrivé dans le groupe. J’étais si curieux de voir ce qui s’y passe, comment ça se passe, comment ça fonctionne… En fait, j’étais pris par ma curiosité. Du coup, chaque semaine, j’allais à la réunion, et ça m’a fait du bien. Ça m’a vraiment bien aidé. Crois-moi, c’était la solution.
AB : Est-ce que tu peux me raconter ton processus de rétablissement à l’intérieur du groupe ? Est-ce que, par exemple, tu as arrêté de jouer directement ?
M : Oui, dès la première fois avec le groupe, je n’ai plus joué. J’étais si intéressé par la manière dont ce groupe fonctionne, l’honnêteté avec laquelle les gens parlent en s’adressant à vous. Ils ne te connaissent pas et pourtant ils te racontent leurs histoires, leurs sentiments… Moi, je ne faisais jamais ça avant, même pas avec ma femme, où avec n’importe qui d’autre. J’étais une personne quand même très fermée. Donc, au début, j’étais un peu étonné mais finalement ça aussi ça m’a changé. Pour une fois, j’avais la possibilité de m’exprimer, de dire ce que je ressentais, comment je me sentais. Et ça, ça te libère, y a plus de stress après avoir parlé… En fait, à partir du moment où j’ai arrêté le jeu, y a plein de choses qui se sont mises en route. C’est vraiment là que tu commences à changer. Mais bon ça se fait petit à petit, hein. Au début, tu continues de penser au jeu tous les jours et parfois tu as envie de jouer, mais disons que j’ai eu de la chance d’avoir assez de caractère pour ne pas retourner jouer… C’est-à-dire qu’il n’y a personne qui peut te donner la solution, c’est toi qui doit le faire, personne ne va le faire à ta place. C’est surtout toi, ta volonté, ton désir d’arrêter qui va t’aider… qui m’ont aidé… Moi, ma solution pour arrêter de jouer, c’était de ne faire que travailler. Je travaillais parfois vingt heures par jour, je ne dormais presque pas. J’avais trois boulots, sept jours sur sept, je travaillais même le week-end. Mais au moins, comme ça, je n’avais pas le temps d’aller jouer. Et puis, surtout, l’argent rentrait et je pouvais commencer à régler mes dettes… J’avais même fait un plan financier, comme j’avais appris dans le groupe. Au début, c’était très lourd, presque infaisable, mais petit à petit j’ai essayé de regrouper mes dettes… Comme ça, je pouvais payer au fur à mesure, presque pièce par pièce. Moi, ça m’a pris environ quinze ans… Mais il n’y a pas que ça qui change, y a aussi ton caractère. Une fois que tu arrêtes le jeu, tu changes, automatiquement. Ça fait quelque chose, je ne sais pas, mais tu deviens une autre personne. » (Marc, interrogé le 26 septembre 2018 à Bruxelles)
On saisit ici l’ampleur du changement opéré par Marc pour arrêter de jouer – lui qui a pendant très longtemps fréquenter les casinos avant de se retrouver surendetté et largement isolé après que sa femme l’eut quitté. Si cela fait dix-sept ans qu’il est membre des JA BXL et autant d’années qu’il est abstinent, il lui aura donc fallu « quinze ans » pour rembourser toutes ses dettes et regagner la confiance de son entourage. Or, la façon dont il a procédé est liée, selon ses dires, à ce qu’il a appris au sein du groupe. Outre le « plan financier » qu’il a mis en œuvre pour « regrouper » ses dettes, c’est en effet lors des réunions du groupe qu’il aurait trouvé la « solution » lui ayant permis de les « payer ». Une solution qui, pour ce qui le concerne, consistait à « ne faire que travailler », à la fois pour faire « [rentrer] » l’argent qui lui manquait et pour ne plus avoir le temps de jouer. Certes, Marc insiste sur le fait que la solution en question – quelle qu’elle soit – ne peut venir que du joueur lui-même et qu’il revient à lui seul de trouver la « volonté » d’arrêter de jouer, mais il nous invite en même temps à le « croire » quand il affirme que le groupe fait partie intégrante de la solution. Ainsi, c’est d’abord en cherchant à comprendre le fonctionnement de ce dernier qu’il se serait engagé – « pris par [sa] curiosité » – dans ce parcours de rétablissement qui l’aurait conduit à « [changer] » jusque son « caractère ». Un changement personnel qui passe en quelque sorte par une « phase d’incubation » (Berry, 2008) durant laquelle Marc aurait, par exemple, appris à saisir la « possibilité de [s’]exprimer » devant le groupe, que ce soit pour raconter son histoire ou simplement « dire ce [qu’il] ressentait » et « comment [il se] sentait ». Une phase d’apprentissage d’autant plus cruciale qu’elle amorce un changement profond dans les habitudes de ce joueur qui se percevait jusqu’alors comme une personne « très fermée ». S’ouvrant peu à peu aux autres membres du groupe comme il ne l’avait encore jamais fait avec personne – « même pas avec [sa] femme » –, il put alors « [se libérer] » du « stress » que lui causait le jeu et s’inscrire peu à peu dans un collectif qui allait finalement l’« aider » à « [arrêter] le jeu ».
Un collectif qui ne se présente pas seulement, dans le récit de Marc, comme un groupe de parole au sein duquel il peut parler de ses problèmes d’addiction – même si le principe de la prise de parole est au cœur du fonctionnement du groupe – mais comme une communauté d’apprentissage, fixant à la fois les différentes étapes de son parcours rétablissement et l’horizon d’abstinence à partir duquel il serait devenu une « autre personne ». Force est de constater, en tout cas, que le récit d’apprentissage de ce joueur abstinent résonne à son tour comme une histoire largement partagée par les autres membres du groupe que nous avons interrogés (Brody, 2021).
Revenons, pour conclure, sur ce concept de « communauté de pratique » autour duquel se fonde le parallèle que nous avons cherché à tracer entre les joueurs de nos deux enquêtes. Selon Wenger (2005 : 236), à qui nous empruntons plus particulièrement le concept, « [ces] communautés d’apprentissage deviendront des lieux propices au développement de l’identité dans la mesure où elles permettront d’actualiser les trajectoires, c’est-à-dire offrir un passé et un futur pouvant être vécu au sein d’une trajectoire personnelle ». Chemin faisant, il envisage deux manières, pour ces communautés, de « renforcer l’identité de participation de ses membres […] : 1) en incorporant leur passé dans [l’histoire de la communauté], en laissant ce qu’ils ont été, ce qu’ils ont fait et ce qu’ils connaissent contribuer à la constitution de sa pratique ; 2) en offrant l’accès à des trajectoires de participation qui situent l’engagement dans sa pratique dans le contexte d’un futur souhaitable » (idem). Outre le profil des joueurs que nous avons rencontrés et les caractéristiques propres à leur communauté de pratique respective, peut-être est-ce là l’une des principales différences entre les joueurs amateurs de poker de notre première enquête et les Joueurs Anonymes de notre seconde enquête, les uns ayant, comme Aurélien, constitué leur pratique du poker en inscrivant leur trajectoire d’apprentissage du jeu dans la continuité de leur histoire passée – s’agissant pour eux de faire de ce jeu d’argent une passion ordinaire qui s’accorde avec l’idée qu’ils se font de la pratique d’un jeu –, les autres ayant, à l’instar de Marc, trouvé à l’intérieur du groupe une solution pour redéfinir entièrement leur trajectoire de vie autour du seul futur souhaitable que représente pour eux l’abstinence de jeu. Dès lors, si la trajectoire des uns fait écho à celle des autres, c’est sans doute parce que, dans les deux cas, il est question d’apprendre ensemble à accorder au jeu la place que chacun souhaite lui donner. De la même manière que pour faire du jeu un loisir comme les autres il faut apprendre à jouer le jeu, ceux pour qui le jeu occupe une place trop importante dans leur vie ne pourront arrêter qu’à condition d’apprendre à s’abstenir de jouer. Jouer ou ne pas jouer ne serait donc pas seulement une question ‘existentielle’ pour les joueurs concernés, mais une question d’apprentissage.
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Strauss Anselm L. (1992), « Une perspective en termes de monde social », dans La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, pp. 269-282.
Suissa Amnon J. (2009), Le monde des AA : alcooliques, gamblers, narcomanes, Québec, Presses de l’Université du Québec.
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Voegtli Michaël (2004), « Du Jeu dans le Je : ruptures biographiques et travail de mise en cohérence, Lien social et Politiques, n°51, pp. 145-158.
Wenger Étienne (2005), La théorie des communautés de pratique : apprentissage, sens et identité, Laval, Presse Universitaire de Laval.
[1] Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue en 2015 au sein du Centre de recherche interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation (EXPERICE). Elle a bénéficié d’un financement de l’Université Paris 13 (sous la forme d’un contrat doctoral universitaire) et d’une aide à la recherche du Forum Jeu et sociétés (actuel GIS).
[2] S’il peut désigner selon le contexte un débutant, voire un dilettante, ou au contraire un passionné ayant une certaine expérience de sa pratique, le terme « amateur » tel qu’il est employé ici par les joueurs renvoie finalement au sens étymologique de « celui qui aime » ce qu’il fait au point de s’y investir avec passion. Nous pourrions ainsi nous rapporter à la description que Patrice Flichy (2010 : 12) donne de la démarche de cet amateur-passionné : « L’amateur, tout d’abord, élit son domaine d’activité, définit librement un projet individuel et agit pour le plaisir, en fonction de ses passions et de ce qui compte pour lui. Il développe peu à peu une expertise-expérience qui lui procure du plaisir. Ce qui distingue l’amateur du professionnel, c’est moins sa plus faible compétence qu’une autre forme d’engagement dans les pratiques sociales. Ses activités ne dépendent pas de la contrainte d’un emploi ou d’une institution, mais de son choix. Il est guidé par la curiosité, l’émotion, la passion, l’attachement à des pratiques souvent partagées avec d’autres. »
[3] Selon Michael Burawoy (2010), la revisite en continu est une enquête ethnographique durant laquelle chaque visite sur le terrain et, par extension, chaque terrain visité, est soumis à un travail d’analyse qui s’inscrit dans le prolongement des visites précédentes et participe d’un dialogue permanent avec la théorie (nous y reviendrons).
[4] Par tournoi de poker en live, il faut entendre une compétition par élimination directe dans laquelle un grand nombre de joueurs s’affrontent en face à face autour de plusieurs tables de jeu réunies dans un même lieu, contrairement aux parties de poker entre amis qui rassemblent rarement plus de dix joueurs et se pratiquent le plus souvent autour d’une seule et même table de jeu, et aux parties de poker en ligne où les joueurs s’affrontent à distance sur des ‘tables virtuelles’ (y compris sous la forme de tournois en ligne).
[5] Financée pendant deux ans dans le cadre d’un programme européen nommé Move-in Louvain (Action Marie Curie), cette enquête a été menée entre 2018 et 2019 au sein du Centre d’Anthropologie, Sociologie, Psychologie - Études et Recherches (CASPER) à l’Université Saint-Louis - Bruxelles.
[6] Nous traduisons ici les termes utilisées par le site officiel des Gamblers Anonymous (www.gamblersanonymous.org).
[7] Selon le site des Gamblers Anonymous, l’association serait aujourd’hui présente sur les cinq continents dans près de soixante pays, dont une vingtaine de pays européens.
[8] Utilisée par les membres du groupe, cette expression renvoie aux différentes étapes du programme de rétablissement qu’ils sont censés suivre afin de parvenir à l’abstinence (nous y reviendrons).
[9] Un programme en douze étapes qui est largement calqué sur celui que les Alcooliques Anonymes ont créé aux États-Unis dans les années 1930. Pour connaître le détail de ces douze étapes, nous renvoyons ici au site des Gamblers Anonymous (https://www.gamblersanonymous.org/g…).
[10] En effet, les Joueurs Anonymes associent le jeu à une « croyance », au sens où le fait de jouer à un jeu d’argent suppose, pour les joueurs compulsifs, de croire qu’ils peuvent « contrôler le jeu et (…) en tirer profit », mais aussi et surtout qu’ils seraient capables, malgré leur addiction, de « contrôler [leur] façon de jouer » (Fascicule JA BXL), ce que les membres de l’association considèrent comme impossible.
[11] Précisons à cet égard que le fascicule des JA BXL tend clairement à euphémiser le caractère religieux du texte original – en parlant par exemple de « force extérieure » plutôt que de « Puissance Supérieure » –, et que la plupart des membres du groupe que nous avons rencontrés dans le cadre de notre enquête ne lui accordent pas beaucoup d’importance, voire l’ignorent totalement.
[12] Précisons que, contrairement aux membres du mouvement Vie Libre, les Alcooliques Anonymes considèrent la maladie dont ils se disent atteints comme « incurable et permanente » (Suissa, 2014) et qu’il est donc, selon eux, impossible d’en guérir, même si l’abstinence doit permettre aux membres de l’enrayer. Une conception de la maladie que partagent les Joueurs Anomymes, comme nous l’avons vu plus haut.
[13] Pour mémoire, on retrouve cette « litanie des “douze étapes” » (que Lave et Wenger nomment ainsi pour souligner la dimension religieuse du programme) aussi bien chez les Joueurs Anonymes que chez Alcooliques Anonymes, les premiers l’ayant en fait empruntée aux seconds (Suissa, 2009).
[14] En effet, selon cette théorie, l’apprentissage n’est pas conçu comme le résultat d’un processus de transmission ou d’acquisition de connaissances mais précisément comme ce processus par lequel un individu s’engage progressivement dans une communauté de pratique en participant à ses activités. Comme l’affirme Gilles Brougère (2009 : 267-268) en se référant aux travaux de Lave et Wenger, « c’est en participant que l’on apprend » et « participer c’est s’engager dans une activité partagée ».
[15] Comme le fait d’admettre leur impuissance face au jeu (étape 1) pour s’en remettre à une force extérieure (étape 2) à qu’ils confieront leur vie (étape 3), mais aussi de faire un bilan personnel, moral et financier (étape 4) afin de reconnaître la nature exacte de leur torts (étape 5), ou encore de lister toutes les personnes à qui ils ont fait du tort (étape 8) pour faire amende honorable auprès de chacune d’entre elles (étape 9). Autant d’étapes (ou de procédures) à suivre pour atteindre l’objectif d’abstinence que les Joueurs Anonymes se sont fixés et ainsi devenir membre à part entière de cette communauté de pratique.
[16] Une conception qui tranche avec l’idée défendue notamment par Roger Caillois (1967 : 103) selon laquelle « le principe du jeu [serait] corrompu » dès lors que « ce qui était plaisir devient idée fixe ; ce qui était évasion devient obligation ; ce qui était divertissement devient passion, obsession et source d’angoisse. ». En effet, selon les Joueurs Anonymes, c’est au contraire le jeu (en) lui-même qui est à la source de leur « obsession », ces derniers continuant donc de se définir comme des « joueurs » quand bien même ils auraient définitivement arrêté de jouer le jeu.
[17] Outre les travaux de Lave et Wenger sur lesquels se fondent nos analyses, nous pourrions également faire référence ici aux travaux d’Isabel Orellana (2005) à propos du concept de « communauté d’apprentissage » dont l’intérêt heuristique consiste à « mettre en évidence l’importance de la mise en commun des efforts, des talents et des compétences de chacun et de valoriser les processus éducatifs qui intègrent les dimensions sociales, tout en étant appropriés aux besoins des personnes et des communautés et adaptés aux contextes divers et changeants ».
[18] Pour préserver leur anonymat, les prénoms des joueurs en question ont été changés.
Brody Aymeric, « Apprendre ensemble à jouer ou à s’abstenir de jouer. Enquêtes de terrain auprès de deux communautés de joueurs que tout oppose », dans revue ¿ Interrogations ?, N°32. Communautés informelles d’apprentissage, communautés de pratique – Apprendre avec, par et pour les autres, juin 2021 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Apprendre-ensemble-a-jouer-ou-a-s,708 (Consulté le 5 décembre 2024).