Les fromages sous appellation d’origine du Massif Jurassien possèdent une renommée en partie basée sur une histoire longue et des pratiques transmises par les générations successives. Mais le Comté, le Morbier, Le Bleu de Gex Haut-Jura et le Mont d’Or (côté Français) et Vacherin Mont-d’Or (côté Suisse) sont aussi vecteurs d’un imaginaire riche, et s’inscrivent parmi les productions fromagères possédant des légendes fondatrices cautionnant un début fictif à ces fabrications. Ces produits sous signe de qualité nécessitent des justifications historiques qui amènent à une recherche de leurs origines. Aux légendes fromagères, s’ajoute donc l’étude de « mythes des origines » qui ont été mobilisés par les AOP pour prouver leur longue histoire.
Mots-clés : Fromages du Massif Jurassien, XXe-XXIe siècles, légendes fromagères, mythes des origines, Appellations d’Origine Protégée.
PDOs (Protected Designation of Origin) and their founding myths, how quality products are anchored and use imagination. Study of cheeses from the Jura mountains
The Protected Designations of Origin (PDO) of cheeses from the Jura Massif have a reputation based on a long history and practices handed down by successive generations. But Comté, Morbier, Bleu de Gex Haut-Jura and the Mont d’Or (on the French side) and Vacherin Mont-d’Or (on the Swiss side) are also vectors of a developed imaginary, and are part of cheese productions with founding legends that set a historycal base to these productions. These productions, under the sign of quality, needing historical justifications, have sought their origins. In addition to cheese legends, there is also the study of « myths of origins » that have been mobilized by the PDOs to prove their long history.
Keywords : Jura mountain, 20th-21st centuries, cheese legends, myths of origins, Protected Designation of Origin.
Espace montagneux, boisé et transfrontalier, le Massif Jurassien, intercalé entre les Alpes, au sud et les Vosges et la plaine d’Alsace, au nord, possède une histoire agricole et agro-alimentaire particulière et riche en produits à l’identité forte. Vins, fromages et charcuteries régionaux sont ainsi nombreux sous Signes d’identification de la qualité et de l’origine (SIQO). Les quatre fromages français sous Appellation d’Origine Protégée (AOP) que sont le Mont d’Or (Vacherin du Haut-Doubs), le Morbier, le Bleu de Gex Haut-Jura (ou Bleu de Septmoncel) et le Comté, auxquels est ajouté le Vacherin Mont-d’Or suisse, sont représentatifs de la production agricole du Massif, mais également de son iconographie faite de prés de champs, de bois et de prés-bois, de vaches et de laiteries (les fruitières, lieux de transformation laitière), que mobilisent les AOP dans leur promotion.
Attestés depuis le XIIIe siècle, ces fromages sont protégés à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Le Comté est le premier à bénéficier de l’Appellation d’Origine en 1958, le Bleu de Gex dispose de cette qualification à partir de 1977 mais possède une aire de fabrication protégée à la suite du jugement du tribunal de Nantua du 26 juillet 1935. Le Mont d’Or français est protégé par l’AOC depuis 1981, le Vacherin Mont-d’Or suisse depuis 2003 et le Morbier depuis 2000. Outre cette protection AOP (signe de qualité européen créé en 1992 lors de l’harmonisation des labels nationaux) qui assure aux consommateurs un produit de qualité répondant à des normes d’origine et de fabrication exigeantes et aux producteurs la reconnaissance et la défense juridique de produits uniques, ces fromages possèdent aussi deux autres points communs. Ils ont des aires de production réparties sur le Massif Jurassien et leurs histoires sont parsemées de légendes, récits prenant l’apparence d’événements historiques mais qui ont été embellis, exagérés ou extrapolés, puis répétés, par simplification, besoin de compréhension ou de transmission [1], mécanique que définit le sociologue Jean-Bruno Renard (1994 : 110) :
« On peut avancer l’idée que les récits légendaires sont le produit d’une double détermination, événementielle et mythique : les événements fournissent les points d’ancrage dans le réel, la vraisemblance et les causes immédiates de la légende, tandis que les modèles mythiques imposent une structure narrative et des motifs thématiques, souvent immémoriaux. »
Pour autant, le mythe ne sera pas absent de cette étude, car si les récits entourant la création des fromages relèvent de la légende, la quête de l’origine relève, elle, du mythe. Ainsi, comme l’écrivent Patrick Boucheron et Dominique Kalifa (2016 : 8) dans les premières pages de l’ouvrage Les historiens croient-ils aux mythes ? :
« Le mythe est aujourd’hui communément défini comme un récit fictif, mais fondateur, mettant en scène des personnages surhumains dans des temps reculés, voire transcendants. »
Dans de nombreux cas il est impossible d’attribuer la création d’un fromage à un personnage particulier. Le mythe fromager lui substitue alors une communauté, originelle et localisée, inventrice ou réceptrice d’une recette, dont la permanence fédératrice persiste jusqu’au présent en instituant la croyance d’une continuité dans laquelle se reconnaissent les communautés fromagères actuelles. Autrement dit, toute personne liée à un fromage peut revendiquer cette filiation, ce mythe de la fondation, qui est le système de légitimité d’une activité et d’une communauté en un lieu donné, que des légendes viennent mettre en récit pour en assurer la transmission.
Mythes et légendes semblent se mêler dans un « imaginaire » qui définit, dans le cas de ces fromages et de ces paysages du Jura, des images, des représentations communes, naturelles ou construites (parfois véhiculées par la promotion touristique ou artisanale) symbolisant la région dans la pensée collective.
Bien que liées, une distinction de finalité sera donc effectuée entre d’une part un « mythe des origines » (ou « mythe de fondation ») et d’autre par des « légendes », qu’elles soient de transmission ou de valorisation, pour au final interroger leur commun.
Expliquer ces légendes et montrer les éléments auxquels elles se rapportent permet d’interroger la possibilité de « traditions inventées » (Hobsbawm, Ranger, 2006) et de questionner leur utilisation par et dans les AOP afin d’interroger si, à l’image de nombreux produits, ces récits ont concouru historiquement à la justification de l’origine, de l’authenticité et à l’émergence de la protection des noms, de la provenance et des marques (des thèmes traités par exemple par Philippe Meyzie).
Ces questions complexes mobilisent l’histoire et le présent, et nécessitent de ne pas écarter les acteurs des filières, Syndicat, Confréries, écrivains, qui ont été sollicités afin d’apporter des éléments de réponse.
Cet article s’attardera sur le récit de la quête des origines des fruitières et du « gruyère », terme polysémique désignant jusque dans les premières décennies du XXe siècle une famille de fromages (Emmental, Beaufort, Gruyère), dont le Comté, nommé d’ailleurs « Gruyère de Comté » à cette époque, faisait partie (Vernus, 1998 : 11-20).
L’étude se poursuivra ensuite dans une perspective actuelle, mêlant l’analyse des légendes de ces fromages et leur mobilisation dans le présent.
« La curiosité historique n’a pas toujours été le seul mobile de cette quête. La concurrence commerciale entre la Suisse et la France a lancé les chercheurs, voire les responsables de l’administration, à l’assaut du passé. La bataille pour l’appellation ’gruyère’ qui s’est développée vers 1930 a suscité par exemple un retour fébrile aux traces écrites que le temps avait bien voulu conserver. […] Chercher à prouver de ce côté-ci de la frontière l’antériorité de la fabrication du gruyère, c’était assurer la défense de grands intérêts économiques et commerciaux. Patriotisme régional, préoccupations mercantiles, curiosité historique se sont donc alliées pour la redécouverte du passé » (Vernus, 1988 : 24).
La bataille, durant la première moitié des années 1930, qui va conduire à la recherche d’un fondement incontestable pour l’un ou l’autre des partis revêt d’intérêts très pragmatiques et économiques. Qui, entre Suisses et Français, possède le droit à l’appellation « gruyère » ? Jusqu’à présent partagé entre les deux pays, le marché se trouve contracté par la Grande dépression et la baisse des cours. Conséquemment ou concomitamment, les Suisses revendiquent le monopole de l’appellation « gruyère », ce qui aura en France deux conséquences : la création d’un Syndicat des producteurs français de gruyère à la fin de l’hiver 1930 et la recherche de preuves irréfutables de leur droit à revendiquer l’usage de l’appellation.
La quête des origines du gruyère, du côté français, ne cherche pas à obtenir la propriété de la dénomination mais davantage à appuyer par des arguments historiques une visée politique et commerciale : ne pas se faire déposséder du droit à l’appellation « gruyère » par les Suisses et prouver que le gruyère français n’est pas une imitation.
La recherche de la genèse passe nécessairement par l’exploration des sources disponibles, qui deviennent plus rares et sujettes à interprétation et extrapolation en fonction de leur ancienneté. La recherche d’une origine historique devient celle de la mise en place d’un mythe fondateur, originel. Le géographe grec Strabon (58 av. J.C. et 25 apr. J.C.) et Pline l’Ancien (23 av. J.C. et 75 apr. J.C.) sont régulièrement repris comme étant les premières sources établissant la production fromagère dans cette région (Meloche, 2015), puisque « les fromages d’Helvétie et de Séquanie étaient appréciés à Rome » et que « sur d’aussi longs trajets, il ne pouvait s’agir de fromages mous et frais » (Dasen, 2013 : 26), sans que l’attribution d’une antériorité ne soit possible.
En effet, bien que la dénomination « gruyère » provienne de l’ancien comté suisse, celle-ci ne définit ces fromages à pâte dure et de grand format, destinés à l’exportation commerciale, qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, lors de l’arrivée de fromagers suisses qui apportent le nom en même temps que leur savoir-faire (Kronenberger, 2014).
L’idée des érudits comtois est donc de dissocier la géographie et le nom du fromage puisqu’il n’est pas une preuve d’antériorité, les fabrications de ce type préexistant à l’arrivée des Suisses. Le nom désignerait donc une famille et non une origine, dont l’amorce peut être revendiquée par de nombreux fromages (Sbrinz, Parmesan, Gruyère, Comté, Beaufort…) et alors même que leur diversification n’est parfois attestée que depuis les XVIIe-XVIIIe siècles [2].
L’enjeu était de taille. Cette appellation permettait l’identification immédiate d’une fabrication tout en l’inscrivant dans la renommée déjà établie des gruyères suisses, la réputation étant un processus de différenciation des produits essentiel dans une perspective commerciale (Meyzie, 2019 : 491-492), comme l’a écrit Philippe Meyzie : « Face à une offre qui s’élargit, la référence à l’origine sert d’information pour orienter les acteurs économiques » (Meyzie, 2020). Or, à cette époque, les gruyères français concurrencés par les productions étrangères, encore parfois supplantés en qualité par les fromages suisses, ne peuvent se permettre de perdre la dénomination et la réputation qui l’accompagne.
Les conférences laitières abordaient dès avant 1914 cette question de la paternité du gruyère, mais ce fut durant la première moitié de la décennie 1930 que cette lutte fratricide conduisit de part et d’autre à rechercher les origines afin d’attribuer l’appartenance de cette dénomination à l’un ou à l’autre. En effet, si la conférence de Rome du 10 juin 1930 avait réglé beaucoup de litiges fromagers internationaux, devant sa complexité la question de la dénomination géographique du gruyère fût laissée à la négociation des deux pays, entraînant de part et d’autre de la frontière la recherche de preuves historiques qui permettraient de trancher la question.
La justification de cette ancienneté repose alors sur deux piliers que mettaient en avant les Suisses et les Français. D’une part, comme exposé précédemment, l’ancienneté de la production de fromages dans la région, et d’autre part la présence, dès le XIIIe siècle, des premières fruitières, les « fructeries ».
Six documents, datés de 1264 à 1288, provenant du cartulaire d’Hugues Ier de Chalon-Arlay, sont fréquemment mobilisés pour attester de l’existence des fruitières. Or, le sens historique de fructerie étant « d’une grande ambiguïté » (Vernus, 1988 : 24), le terme peut ne pas correspondre (ou pas seulement), à celui, contemporain, d’une association libre de producteurs pour la fabrication fromagère.
Cette double recherche de création, à la fois celle du gruyère et des fruitières, répond donc à des attentes politiques, sociales et commerciales. La recherche de l’origine des fruitières passe ainsi des physiocrates (et encyclopédistes) du XVIIIe siècle, aux penseurs socialistes francs-comtois (Charles Fourrier, Max Buchon), puis dès la seconde moitié du XIXe siècle aux les juristes et notables, pour arriver au XXe siècle où « dans l’Entre-deux-guerres […], l’ancienneté de la fruitière devenait l’objet d’une lutte entre Suisses et Français et son origine un argument pour s’attribuer la valeur ajoutée de l’origine du gruyère » (Mélo, 2012 : 15).
Du côté français, le docteur Léculier (parlementaire entre 1932 et 1940), grand défenseur du gruyère et de l’industrie laitière, mobilisa les archivistes et les érudits locaux afin de rechercher des données historiques assurant l’antériorité française sur le gruyère. Cela conduisit à prouver « l’existence immémoriale » des fruitières, puisque les fondements antiques du fromage ne pouvaient les départager. La quête du mythe des origines du fromage se transpose sur la recherche mythique de l’origine des fruitières, ce que montrent l’interprétation et l’extrapolation des textes et des mots pour faire autorité, et notamment celui de « fruitière ». Effectivement le mot est ancien, mais les interprétations quant à son usage sont plus floues, « les textes ne deviennent véritablement explicites, sur ce point, qu’au XVIIe siècle » (Vernus, 1988 : 24), et relèvent donc d’une extrapolation « mythique », fictive de l’histoire [3]. Le mythe recherché étant ici celui de la communauté fondatrice de cette méthode de travail et de mise en commun du lait.
Faut-il définir à la fin de cette lutte un gagnant ? Difficilement, mais au moins n’y-a-t-il pas de perdant :
« Après étude des dossiers, les tribunaux constatent une antériorité de l’appellation dans les deux pays. La Suisse est déboutée et l’appellation « Gruyère » reste autorisée aussi bien en France qu’en Suisse » (Dasen, 2013 : 17).
C’est tout le paradoxe et l’impossibilité de la démarche, car ni l’historiographie, ni les Syndicats, ni les auteurs ne nient les évolutions et les transformations qui ont marqué l’histoire de ces fromages, et les conventions internationales sur l’emploi des appellations d’origine et dénominations de fromages de Stresa du 1er juin 1951 et celle de Berne du 14 mai 1974 accordèrent à la France et à la Suisse d’utiliser la même dénomination pour les deux fromages, preuve de la reconnaissance d’une histoire commune.
Il s’agit d’un mythe des origines pour partie dans la croyance d’une origine mythique de ces productions, mais surtout dans l’idée qu’il y aurait un début identifié, marquant le commencement de la production. Ce n’est donc pas la quête du mythe « à l’origine » mais celle du mythe « d’une origine ». Or, il ne semble pas possible d’en définir une clairement. Si les archéologues montrent que, pour le cas Européen, dès la fin du VIe millénaire avant notre ère (néolithique) il y a des traces de transformations fromagères (Ferdière, Séguier, 2020), les historiens ne peuvent assurer la différenciation de la plupart des productions (bien que des fromages se soient toutefois précocement démarqués), qu’à partir des XVIIe-XVIIIe siècles. Entre les deux, il ne peut sans doute y avoir que de lentes évolutions des techniques et des procédés, acquis par l’innovation mais surtout par l’échange.
Alain Mélo compare cette bataille à « la tradition Alpine plus modeste, assurant aux fées la possession du savoir-faire de la transformation du lait et sa transmission aux hommes ou aux femmes » (Mélo, 2012 : 14). Cette quête de la recherche rationnelle d’une origine n’est sans doute pas moins mythique que les fées des Alpes, mais elle apporte une réponse collective à un besoin d’identification et de spécification rendue nécessaire par une concurrence commerciale accentuée.
« L’articulation entre la production fromagère et les identités régionales, voire locales, passe souvent par le recours à ce qu’on pourrait appeler des mythes fromagers, dont on peut assez souvent dater l’apparition, en général au cours des deux derniers siècles » (Gautier, 2019 : 167).
Pour des fromages revendiquant une caractéristique forte, particulière, posséder une légende présentant à la fois l’identité et l’antériorité permet de se positionner dans la hiérarchie élitiste des produits d’origine. Et bien qu’elles puissent être très concises, elles révèlent des aspects du fromage ou des intentions quant à l’histoire qu’on lui prête.
« Certains pensent que la raie noire est peut-être due au hasard, une chute de suie provenant de la cheminé, propagée par un fort courant d’air aurait couvert d’une mince pellicule le caillé contenu dans un récipient situé à proximité » (Vernus, Petit, 2010 : 54).
La légende rapportée ici s’apparente plutôt à une illustration soulignant l’originalité fondamentale du Morbier, sa raie noire. Toutefois, cet aperçu permet de dresser un aperçu historique de l’origine du fromage, dont la délicate datation de son origine, qui n’est assurément attestée qu’à la toute fin du XVIIIe et avérée au XIXe. Cette difficulté s’explique en grande partie par la différence entre les fabrications fromagères vivrières, comme le Morbier ou le Mont d’Or, fromages à pâtes molles destinés à l’autoconsommation, qui laissent donc peu de traces anciennes, et les fromages de grands formats. La taille de ces derniers (permis par la mise en commun du lait des producteurs) et la fabrication (pâte dure), offrent une longue conservation autorisant l’exportation, ce qui laisse davantage de sources historiques (contrats, registres commerciaux) facilitant l’historique.
Cette anecdote sur le Morbier caractérise la nécessité de la différenciation, cette fabrication ayant été historiquement souvent comparée au Bleu de Gex, désignée sous les termes de « faux septmoncel » ou « fromage façon septmoncel » et « c’est seulement à la fin du XIXe siècle, en 1889, qu’émergea le nom de morbier » (Vernus, Petit, 2010 : 36).
Avec cette historiette se créée une image correspondant à la longue histoire prêtée au fromage et propre au massif jurassien : chauffage au feu de bois, chalets ouverts, fromages égouttés à l’air libre… Toutes ces caractéristiques évoquent une « fabrication à la ferme » ou a minima dans une fruitière et positionnent d’office le Morbier dans l’histoire fromagère du Jura, tout en participant à la « mythification » de la raie noire, trait éminemment distinctif [4].
Cette légende du Morbier, utilisée comme illustration par Michel Vernus et relatée également sur le site internet du Syndicat Interprofessionnel du Morbier, illustre l’hétérogénéité des sources, dont les catégories sont multiples mais très rarement primaires dans le cas des légendes, l’indétermination de leur source étant un truisme. L’objet d’étude étant le récit, la plupart du corpus est constitué de propos rapportés et colportés dont la constitution a été basée sur les écrits, historiques ou actuels, scientifiques ou profanes, relatant ou commentant ces légendes. L’une des ressources utilisées est le site internet des Archives culturelles de la Vallée de Joux (AcVJ), qui a mis à disposition, compulsé et commenté de nombreuses sources historiques évoquant (entre autres) les vacherins des deux côtés de la frontière. Ce travail sans doute collectif [5] fournit des objets historiques à considérer selon trois degrés : sources tertiaires, compilation de sources différentes mais identifiées ; sources secondaires, le ou les rédacteur(s) les commentant ; et sources primaires, puisque les commentaires peuvent être utilisés afin d’analyser la réception des légendes.
Afin d’étudier l’utilisation du légendaire par les AOP, les cahiers des charges présentent les justifications historiques mobilisées dans un objectif réglementaire, a contrario des sites internet des Syndicats et des Confréries qui offrent une perspective promotionnelle et culturelle davantage propice à la convocation de l’imaginaire.
L’origine des légendes fromagères peut être corrélée avec l’évolution de la perception du lait et du fromage dans l’alimentation et la société. Aliments longtemps décriés dont l’appréciation s’améliore à partir du XVIIe siècle (Teyssandier, 2002), période au cours de laquelle de nombreux fromages (dont ceux du Jura) se différencient.
La principale légende concernant le Bleu de Gex a notamment été diffusée par l’écrivain jurassien Christian Delval, qui romance dans son ouvrage Légendes oubliées de nos montagnes le récit qui lui avait été conté au début des années 1980 par un érudit du Haut-Jura qui aurait eu accès à certaines archives des abbayes de Saint-Claude et de Chézery [6]. Revêtue ainsi de l’indétermination historique propre aux légendes, reprise par le Syndicat Interprofessionnel de Défense du Bleu de Gex [7], elle relate la mésaventure d’un moine de l’abbaye de Chézery, dans l’Ain qui fut pris dans la neige non loin des Moussières (Jura) en voulant se rendre en pèlerinage à l’abbaye de Saint-Claude. Appuyé contre un rocher, englouti par le froid, le moine ne dû son salut qu’à un paysan des Moussières qui le trouva et qui le mit dans sa hotte pour le porter jusque chez lui. En remerciement à celui à qui il devait la vie, le moine lui dit :
« - A Chézery, nous fabriquons avec mes frères un fromage dont nous gardons jalousement le secret.
- Je sais, dit le paysan, j’en ai déjà goûté. Il est vraiment bon, mais personne ne sait le faire ici aux Moussières.
- Pour sûr, seuls nous autres les moines cisterciens savons le réussir. Mes amis, je m’en vais vous dévoiler ce secret pour que vous puissiez vous aussi fabriquer notre bon fromage. » (Delval, 1988).
À l’instar de Prométhée, la légende du Bleu de Gex met en scène un « héros civilisateur », accentué par son statut de clerc détenteur d’un savoir de transformation agro-alimentaire, auquel les laïcs n’ont pas accès et qui est attaché à des abbayes ou des monastères. Il est « porteur de multiples références, celle de l’Église, de la Tradition et du sacré » et « dans la représentation populaire, le prêtre est un passeur » (Boissard, 2007 : 19), ici, en l’occurrence, d’un fromage fabriqué empiriquement à un produit de qualité, recette à l’appui. Une situation que l’on peut rapprocher de celle du Camembert, décrite par Pierre Boisard dans son ouvrage Le camembert, mythe français (2007).
De plus, en apportant cette recette dans le Haut-Jura, le moine fixe le fromage à ce territoire, à sa zone de production, ce qui permet la démarche de protection de l’origine et la réservation d’un nom. « Or, l’acte de nommer ne va pas de soi : une dénomination peut désigner des produits différents selon les régions. […] C’est la reconnaissance extra-locale et la commercialisation à l’extérieur de la zone de production et de consommation qui font naître une distinction par l’origine. […] Le nom peut témoigner de l’histoire locale d’un produit. La dénomination d’une charcuterie ou d’un fromage correspond quelquefois à l’endroit où ils étaient commercialisés : fourme de Montbrison dans la Haute-Loire, bleu de Gex dans l’Ain » (Bérard, Marchenay, 2007 : 43).
Tout comme l’utilisation des récits de contrebande par le Mont d’Or symbolise la géographie de sa production (bien que désormais différenciée en deux productions distinctes) dont l’histoire est à cheval sur deux pays, la mise en scène d’une période, dans la légende, est également révélatrice. Dans le cas du Bleu de Gex, la date de création de la légende est impossible à estimer, mais la période à laquelle se déroule l’histoire peut être supposée à partir du XIVe siècle, après la cession par Humbert II du Dauphiné de Viennois à Philippe VI de Valois en 1349 : « Son apparition est liée à l’influence de l’abbaye de Saint-Claude et aux flux migratoires issus du Dauphiné à l’époque médiévale. Bien adapté à une production fermière dans les exploitations petites et dispersées du Haut-Jura, il fut longtemps la seule spécialité fromagère de cette région » (Couillerot, Ormaux, 2001 : 1) ; période concordant à l’attestation de la production fromagère dans le Massif Jurassien, estimée à partir du XIIIe siècle (Vernus, 1988 : 31).
Le Bleu de Gex possède à son crédit une autre légende, la préférence qu’aurait eu Charles Quint pour ce fromage, qui s’inscrit dans un procédé récurrent mettant en valeur le produit à travers une personnalité connue.
« Vers 1530, l’histoire locale nous apprend que le bleu de Gex était le fromage préféré de Charles Quint alors maître de la région. Pourtant son origine semble remonter au XIIIe siècle, avec l’introduction des techniques de fabrication fromagères par des moines de l’abbaye de Saint-Claude dans le Jura, introduction qui serait due à l’arrivée de moines du Dauphiné, lesquels en auraient apporté la technique » (Vernus, Petit, 2010 : 99).
Les Archives Culturelles de la Vallée de Joux montrent que les Suisses se sont également mis en quête de l’origine d’un type de fromage, le vacherin. Mais d’emblée, ils expliquent que cette recherche n’est qu’une illusion, consistant en quelque sorte à chercher l’origine avant l’origine. En utilisant des sources remontant jusqu’au milieu du XVIe siècle et plusieurs autres datant du XVIIIe siècle, ils montrent que ces textes, s’ils n’apportent pas la preuve de son inexistence, ne prouvent pas non plus son existence dès cette époque. Ainsi, là encore, repose cette idée de « mythe des origines ». En ne réfutant pas l’incertitude, l’hypothétique s’implante et se confond avec les faits historiques.
La première mention certaine de la présence de vacherins en Suisse date de mars 1786 mais le commerce étant constaté de longue date, tout comme la production française, difficile donc d’en assurer la provenance.
« Ces vacherins étaient-ils déjà fabriqués dans notre région, ou faut-il au contraire comprendre qu’ils proviennent encore de la Franche-Comté voisine où l’on se ravitaille de ce produit depuis longtemps. Plusieurs écritures prouvent en effet une importation importante et d’ancienne date du vacherin français [8]. »
Ne parvenant à établir avec certitude l’origine de la fabrication en Suisse, l’objectif est alors d’établir la provenance du fromage lui-même, en remontant jusqu’au XIIIe siècle et aux productions alpines, qui seraient les premiers vacherins. Mais là encore, si le terme est bien avéré, il n’en est rien du fromage lui-même avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’absence de description formelle ne permettant pas d‘affirmation. Dans la Vallée de Joux ce n’est finalement qu’en 1823 que la fabrication semble attestée, le terme de « Mont-d’Or » n’entrant dans la littérature historique qu’en 1835 :
« On commence à fabriquer chez nous des fromages persillés, dits de Gex, ainsi que des vacherins du Mont-d’Or, qui ne le cèdent en rien à ceux qu’on tire de ces localités. […] Il serait étonnant, en effet, que nos montagnes, ayant une bien meilleure qualité d’herbes que celles de la Franche-Comté et de la Bourgogne, nous ne fussions pas en état de produire les diverses espèces de fromages qui plaisent le plus aux consommateurs [9]. »
N’ayant pu prouver une autre origine au vacherin, c’est donc la paternité française qui est admise. Mais c’est une paternité dont l’historicisation est également compliquée et la présence de fromagers comtois en Suisse est à l’origine d’une autre légende :
« La présence de ce franc-comtois allait malheureusement donner corps à une légende selon laquelle le vacherin de la Vallée aurait été introduit par un rescapé de l’armée de Bourbaki en 1871 ! Stupidité manifeste qui eut pourtant l’heure [sic] de plaire à tous les journalistes traitant de l’historique du produit pour lequel par ailleurs ils n’avaient qu’un bien maigre intérêt [10]. »
Le Mont d’Or (Français) et le Vacherin Mont-d’Or (Suisse), possèdent chacun une légende structurant leur histoire. La plus ancienne concerne la production française, dont on rapporte qu’il trônait « à la table du roi Louis XV (1710 - 1774) qui l’aimait, paraît-il, pour la finesse et l’onctuosité de sa pâte [11] ». Une information multi-reprise dans la presse, toujours sous la même forme, mais sans jamais lui donner de provenance. Or, s’il s’avère que le « fromage de boyte » est connu dès le XVIIIe siècle, il faut attendre la lettre de François-Nicolas-Eugène Droz à Antoine Parmentier, Lettre à Parmentier sur la fabrication des fromages dans les départements du Doubs et du Jura, en 1800, pour voir la description et le fromage attachés au sommet du mont d’Or (Bonnot, 2006 : 40).
Quant au Vacherin Mont-d’Or suisse, la légende est, comme pour le Bleu de Gex, une légende de la transmission. Lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, l’armée de l’Est conduite par le général Bourbaki (1816-1897), avait pour mission d’attaquer les troupes allemandes encerclant Belfort. Devant l’échec de cette opération, l’armée fit retraite en janvier 1871, mais la route de Besançon étant coupée par les forces allemandes, elle se dirigea vers la frontière suisse. L’accord de reddition conclu, l’armée française fut désarmée et passa la frontière aux Verrières, à Sainte-Croix ou à Vallorbe (est aussi parfois cité un passage aux Charbonnières, ce qui dans la légende permet de justifier les premières fabrications de vacherin, qui y sont attestées dès 1865, soit à une date antérieure à cette histoire [12]). La recette du Mont d’Or aurait été amenée par un soldat de l’armée de Bourbaki, ou, suivant les versions par un paysan franc-comtois. Ce dernier aurait bravé l’hiver et le froid afin d’aider l’armée à passer en poussant son troupeau devant lui afin de creuser un chemin dans l’importante couche de neige. Après cet épisode, il se serait alors installé en Suisse, en amenant la recette du vacherin.
Cette légende de la transmission de la recette du Mont d’Or, bien qu’invalidée par les dates et les sources, peut pourtant répondre à des besoins explicatifs et justificatifs et révèle plusieurs éléments de simplification de l’histoire, mais qui ne sont pas sans fondement. D’une part, l’origine de la production est française, et d’autre part, des Français ont pris part à sa transmission. Le rejet de cette légende par les Suisses, outre son inconsistance historique, peut ainsi exprimer la volonté de mettre en avant leur propre histoire du vacherin, notamment car pendant longtemps le succès commercial fût de leur côté. Justifier l’obtention de la recette par l’accueil charitable des réfugiés français conforte moralement le succès obtenu par la suite. Toute l’histoire de l’évolution frontalière du fromage est effacée, ce qui ôte toute ambiguïté imaginaire sur l’accès des Suisses à la recette et légitime donc pleinement leur droit d’en faire un succès commercial, damant le pion à la production française dans son propre pays. Une position qui est notamment défendue lorsqu’en 1974 un traité franco-suisse priva les producteurs français du droit à l’appellation « vacherin » au profit d’une protection suisse (sans que cette clause ne fût toutefois souhaitée par les producteurs suisses) :
« Le traité franco-suisse, bien sûr, fait l’affaire des Vaudois. Mais ils estiment, avec de bonnes raisons, qu’ils n’ont pas volé cette situation confortable : après tout, si le vacherin a gagné la renommée qui est la sienne aujourd’hui, c’est à leurs efforts persévérants qu’il le doit [13]. »
Les Suisses ont légitimement construit leur succès et leur réputation par rapport aux autres vacherins (des Alpes et de Franche-Comté), sans se considérer redevables aux Français. Pour reprendre les termes précédemment cités de Michel Vernus, il y a peut-être ici un patriotisme fromager, les Suisses concédant l’origine française du fromage, mais revendiquant son succès économique. Cette légende marque ainsi la différenciation entre deux fromages, car bien que de même origine, de noms et de caractéristiques fromagères semblables, l’histoire récente diverge pour ces deux fromages aujourd’hui différents.
Dans le cas du Bleu de Gex comme du Vacherin Mont-d’Or, les légendes sont celles d’une transmission, c’est-à-dire une donation du savoir-faire. Un fait que l’on retrouve dans plusieurs autres légendes fromagères, comme le camembert, et que l’on peut regrouper avec les légendes de la découverte comme celle du roquefort. Le commun de ces légendes, étant d’apporter une dimension morale, les savoirs n’ont pas été mal acquis et sont une juste récompense, le sauvetage du moine pour le Bleu, l’accueil des réfugiés dans le cas suisse.
« La légende se présente […] comme un récit authentique, historique, relatant des faits réels exceptionnels, qu’ils soient admirables (légendes dorées, hagiographiques, récits héroïques) ou détestables (légendes noires). Elle est donc d’abord objet de croyance. Les personnages sont individualisés. L’action est localisée et datée. Ces traits distinctifs se retrouvent dans les anecdotes qui nous intéressent. Les récits culinaires se caractérisent en outre par l’instabilité propre aux légendes : il en existe toujours plusieurs variantes. Enfin, ils en revêtent le caractère vraisemblable » (Bienassis, 2019 : 4).
Pour le Mont d’Or (français) comme pour le Bleu de Gex, on retrouve ce que Pierre Boisard a nommé en deux actes « les origines » et « la consécration » (Boissard, 2007 : 18). Si le premier acte peut manquer de clarté (notamment pour le Mont d’Or), le second est affiché par les légendes se référant à la reconnaissance, celle du Bleu par l’empereur Charles Quint (1500-1558) et celle du Mont d’Or par le roi Louis XV (1710-1774). La mobilisation d’une personnalité amatrice d’un fromage est récurrente, le Camembert avec Napoléon III, le Saint-Marcellin avec Louis XI ou le Brie de Meaux et le Roquefort avec Charlemagne (Gautier, 2019 : 169), (Bienassis, 2019 : 4) et sert de validation au produit, attestant de sa qualité et de sa renommée ancienne. La légende du Banon, rapportant que l’empereur Antonin le Pieux mourut d’indigestion en 161 après en avoir trop mangé, peut par exemple servir à attester son origine dès l’Antiquité. Se référer à des personnalités de premier plan (Charles Quint et Louis XV) peut également révéler la volonté de démontrer la circulation et la commercialisation de ces produits, notamment vers les grands centres urbains, marquant la renommée de ces fromages (Meyzie, 2019).
Loïc Bienassis identifie trois typologies pour ces récits : l’heureux accident, l’importation et « la référence à l’histoire avec un H majuscule » (Bienassis, 2019 : 3), et il semble que les légendes du Vacherin Mont-d’Or et du Bleu de Gex réunissent importation et référence à l’Histoire. Dans le cas du Bleu, la transmission par le moine de Chézery peut symboliser l’importation de la recette par les colons Viennois, qui semble être à l’origine de la fabrication de ce bleu dans le Haut-Jura. Et dans le cas du vacherin, le cadre est l’asile militaire, épisode connu en Suisse notamment par l’implication de la toute jeune Croix-Rouge Suisse, fondée en 1866 [14].
Peut-on alors lire dans ces deux références distinctes une histoire de la Franche-Comté ? La préférence de Charles Quint pour le Bleu de Gex rappelle qu’elle était terre des Habsbourg depuis le traité de Senlis (1493), mais également qu’elle n’était pas absente des considérations impériales, symbolisées par cette légende mettant en jeu une figure historique de premier plan. Avec Louis XV, c’est au contraire l’inclusion dans le royaume de France, datant du traité de Nimègue (1678), qui est peut-être présentée. Les guerres successives du XVIIIe siècle ont laissé des stigmates, la Franche-Comté « après la guerre de dix ans (1635-1643) et les guerres de rattachement à la France est décimée et détruite économiquement » (Vernus, 1998 : 18). La présence de ce fromage, à la table du roi, pourrait donc signifier qu’un siècle après l’orientation est résolument française, et la mise en valeur du Mont d’Or pourrait attester du repeuplement de la région par l’émigration de Suisses et de Savoyards coutumiers de ce fromage (Boichard, 1985 : 12). Mais il convient également de tenir compte que, bien que la légende précise le crémeux et l’onctueux du fromage, le terme « vachelin » proche de « vacherin » désignait des fromages type « gruyère », et qu’une déviation sémantique pourrait être à l’origine d’une confusion.
Quoi qu’il en soit, il semble que, dans le cas de ces fromages, le mythe (comme idée d’une origine existante mais non identifiée) et la légende (comme la mise en récit plus ou moins fictive de cette origine) se rejoignent dans un imaginaire transmis, unique et évocateur permettant l’intelligibilité de l’histoire [15]. Au contraire de l’Histoire qui expose la continuité des productions, il apporte ce moment charnière et symbolique où « la découverte » crée le produit, au risque d’éclipser les décennies et siècles d’essais et d’améliorations. Mais en ancrant la particularité d’un fromage dans un moment précis, il le rend unique et spécifique. Cette découverte par les ancêtres est sans doute une des clés de l’appropriation culturelle et de l’attachement au produit par les locaux.
La présence de Confréries, d’Amicales et d’associations vient confirmer cette approche. Le Mont d’Or étant un produit saisonnier, fabriqué du 15 août au 15 mars, la Confrérie du Mont d’Or (fondée en 2000 [16]) « ne se mobilise qu’une une fois par an », selon son Président, lors de la présentation du premier fromage. Néanmoins, les sources [17] [18] montrent qu’un folklore culturel est utilisé au cours de cette cérémonie : musique, tenue « traditionnelle », serments en « patois » et remise des insignes, médailles, diplômes et écharpes, aux nouveaux membres. La Confrérie des Amateurs du Bleu de Gex (créée en 1995 et refondée en 2003 [19]) se réunit davantage, participant à des manifestations festives, culinaires ou marchandes, et réalisant la promotion du produit. Là encore, le folklore est codifié, tenue bleue, serment et titres hiérarchiques. Ces Confréries participent à la mise en place d’une iconographie régionale et fromagère, et si celles en question ici ne mobilisent pas directement les légendes, ce n’est pas le cas général :
« Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les confréries sont d’ailleurs une instance efficace de création ou de propagation des légendes. Ne se plaisent-elles pas à instrumentaliser un imaginaire médiéval à leur profit, alors que toutes ont vu le jour au XXe siècle ? » (Bienassis, 2019 : 9).
Loïc Bienassis (2019 : 9), dans son article « Du brie de Charlemagne à la tarte renversée des sœurs Tatin : essai d’analyse des légendes culinaires et de leurs usages », explique que « L’alimentation entre dans la construction d’un imaginaire et de traditions qui fondent la spécificité et l’identité d’une contrée ».
Ce à quoi il ajoute :
« Les entreprises, syndicats de producteurs ou artisans constituent d’autres entités capables d’initier ou de perpétuer – et de valider – une narration apte à susciter l’adhésion » (Bienassis, 2019 : 10).
Que font les Syndicats de ces légendes ? De leurs propres aveux, « pas grand-chose ». Mais cette réponse qui peut sembler déstabilisante est aussi révélatrice de la situation actuelle de ces AOP. Les légendes ne sont pas utilisées car elles ne servent pas de justification historique tangible, et car la promotion des produits s’effectue sur d’autres critères, davantage en phase avec la société. Les cahiers des charges (décennie 2010) des appellations [20] ne s’étendent pas sur les fondements historiques et, sans en appeler au mythe des origines, restent imprécis et font parfois l’amalgame entre début de la production fromagère dans la région et l’origine du fromage lui-même. Néanmoins, ils s’accordent sur l’époque des prémices de l’activité laitière. Dans cette idée, Alban Gautier (2019 : 168) expose ainsi que :
« Ajoutons que ces mythes fromagers prétendent souvent que le produit, dans son état actuel, remonte au Moyen Âge, période privilégiée dans laquelle un produit « du terroir » ou « traditionnel » aurait été « inventé » : le Moyen Âge est en effet spontanément associé à un « avant » préindustriel plus ou moins bien situé. »
Les préoccupations actuelles s’axent sur des facteurs plus rationnels et plus à même de différencier ces produits de qualité de produits génériques. L’histoire et l’imaginaire, s’ils permettent d’apporter une caution culturelle aux produits, n’en garantissent pas pour autant la qualité. Cependant, ils restent indispensables à la qualification d’un terroir, conjugalité entre un territoire naturel et l’histoire des savoir-faire et des pratiques.
En fait, l’utilisation de ce légendaire par les filières, la découverte ou redécouverte voire même la création de ces récits et d’un folklore, appropriés par les communautés locales [21] s’inscrivent pleinement dans le concept de « traditions inventées » d’Eric Hobsbawm [22], notamment « celles qui établissent ou symbolisent la cohésion sociale ou l’appartenance à des groupes, des communautés réelles ou artificielles » (Hobsbawm, Ranger, 2006 : 20). La circulation de ces légendes se produit à partir de la seconde moitié du XXe siècle, période durant laquelle les productions fromagères cherchent à se différencier d’une concurrence nationale et internationale croissante par l’obtention d’appellations. La diffusion de ces récits participe donc à la reconnaissance culturelle de ces fromages, en renforçant l’imaginaire de leur ancienneté. Pour autant, ils n’ont jamais été mobilisés pour justifier l’ancienneté de ces productions qui se fonde sur des arguments historiques, bien que parfois extrapolés.
Il peut sembler dommage que la portée de ces légendes se révèle en fait minime, mais les AOP sont soumises aux attentes de la société et à celles de leurs producteurs, et elles résident actuellement davantage dans un besoin de sens et de pratiques respectueuses de l’environnement, de l’animal et de l’humain. Mais ces légendes sont parfois reprises et discutées et correspondent à un besoin de compréhension rapide et de positionnement historique simple. Il est également possible qu’afin de répondre à des besoins de cohésion et d’historisation des pratiques, elles s’inscrivent en partie, ou plus précisément certains de leurs aspects, dans la catégorie des « traditions inventées ». À une longue explication sur l’évolution des pratiques et des savoirs agricoles, elles répondent par un ancrage historique intemporel mais évocateur par la mobilisation d’éléments typiques aux communautés. Elles sont le reflet d’un Jura authentique et naturel, « un « paysage-type » dont l’assemblage des objets [Ormaux, 1999] comprend une grosse ferme, une prairie fermée par un horizon de sapins, parfois un lac, selon les saisons, un champ de foin et des vaches de race montbéliarde » (Fumey, Bérion, 2010 : 387). Un Jura qui est raconté par ces légendes et leurs conteurs, qui dans leurs récits en disent au moins autant, si ce n’est plus, de leur époque que de l’histoire de ces fromages. L’objet de la mise en scène est également le présent du narrateur, qui exprime les expectations de son époque sur le passé. Mais ces histoires reposent, en dépit de ces relectures, sur des fondements historiques qui échappent même parfois aux narrateurs. Ces légendes disent quelque chose de l’Histoire et font partie de l’identité régionale et fromagère, marquant l’ancrage historique de ces fromages, les spécifiant et participant à un autre mouvement, celui de la patrimonialisation des savoirs et savoir-faire locaux (Bérard et al., 2007 ; Bienassis, 2019 : 10).
Les produits d’origine doivent nécessairement justifier d’une ancienneté (conformément au principe « loyaux, locaux et constant » de la loi de 1919). Mais parmi les faits historiques qui légitiment une production, certains sont mythifiés. À l’instar des fruitières et d’une production « immémoriale » de gros fromages, ils viennent avaliser l’histoire et singularisent certains aspects de ces fromages, favorisant la construction de « marques » et la commercialisation.
Les légendes, quant à elles, sont moins diffusées dans un objectif de revendication du droit à l’appellation que dans une vocation de caution historique et culturelle, et d’ancrage ancestral à la terre, donc de légitimation et d’intelligibilité d’un terroir spécifique et d’une production fromagère authentique. Ces récits rendent accessible une évolution qu’il est d’une part difficile de retracer, et d’autre part complexe d’expliquer ou de résumer simplement par la seule évolution des pratiques.
Si le mythe originel est une quête menée principalement pour répondre à des objectifs politiques et économiques, afin d’assurer la légitimité des appellations, les légendes de découverte ou de transmission, elles, ne sont pas sciemment utilisées par les acteurs des AOP comme élément de promotion ou de valorisation. Dire qu’elles ne sont plus mobilisées actuellement serait plus juste, car la légitimité historique et culturelle est acquise depuis longtemps. Mais cela ne signifie pas que cet aspect culturel des AOP n’existe plus, il trouve au contraire sa place dans une autre dimension au développement actuel important, celle de la patrimonialisation du passé et de la tradition.
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[1] « La légende, définie comme un récit qui mélange le vrai et le faux, entretient un rapport privilégié avec un ou plusieurs faits réels. On fera l’hypothèse qu’une légende est le produit d’une construction en deux temps : un fait réel est constitué en événement, puis cet événement est transformé en légende. On distinguera trois types de transformation de l’événement en légende : l’événement amplifié, l’événement déplacé et l’événement reconstruit. » (Renard, 1994 : 101).
[2] En sus des auteurs déjà cités, voir également Morard Nicolas (1998), « Le fromage de Gruyère, une invention récente », Cahiers du Musée gruérien - Revue d’histoire régionale, vol. 2 « La civilisation du Gruyère ».
[3] Les fruitières sont notamment issues des communautés mainmortables du Moyen-Âge, ayant créé chez les « montagnons l’habitude de travailler de manière collective » (Guigon, 1996 : 16).
[4] Les caractéristiques visuelles du Morbier font ainsi l’objet d’une reconnaissance au même titre que le nom avec l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 18 novembre 2022 (RG n°21/16539).
[5] Bien qu’il n’ait pas été possible d’obtenir d’informations certaines, l’un des rédacteurs semble être Rémy Rochat, écrivain et historien vaudois, auteur d’une Histoire documentaire du vacherin Mont-d’Or (1992).
[6] Entretien avec M. Christian Delval le 25 avril 2022.
[7] Site internet du Bleu de Gex Haut-Jura, « L’histoire du Bleu de Gex », [en ligne] http://www.bleu-de-gex.com/-Legende&hellip ; (consulté le 14 octobre 2020).
[8] Archives culturelles de la Vallée de Joux, « À la recherche des origines du vacherin combier », p. 8, 27 décembre 2011, [date de mise en ligne] http://www.histoirevalleedejoux.ch/&hellip ; (consulté le 16 novembre 2021).
Source tertiaire compulsant et commentant divers extraits historiques évoquant le vacherin (dans le cas présent il s’agit d’une citation du rédacteur).
[9] S. Berdez, « Notice sur l’agricole et manufacturière de la Vallée du Lac-de-Joux », Journal de la Société vaudoise d’utililté publique, Lausanne, 1835, p. 312.
Source rapportée par les AcVJ, dans « À la recherche des origines du vacherin combier », op. cit., p. 20-21.
[10] Commentaire du rédacteur de « À la recherche des origines du vacherin combier », op. cit, p. 22.
[11] « Savez-vous pourquoi le mont d’Or ne se vend que pendant 8 mois ? », L’Est Républicain, 03 mars 2021, [en ligne] https://www.estrepublicain.fr/cultu&hellip ; (consulté le 7 mai 2022).
[12] Charles-Edouard Golay, Le vacherin, roi des fromages fins, fascicule émit par la Centrale du Vacherin Mont-d’Or en 1952-1953.
Source numérisée par les AcJV, dans « Le vacherin, roi des fromages fins », p. 4, 20 décembre 2011 [date de mise en ligne] http://www.histoirevalleedejoux.ch/&hellip ;,%20roi%20des%20fromages%20fins%20.pdf (consulté le 10 novembre 2021).
[13] « Les fromagers du Doubs n’ont plus le droit de fabriquer du Mont-d’Or coulant », 24 heures, 1979.
Source numérisée par les AcJV dans « La guerre des appellations », p. 2, [date de mise en ligne] http://www.histoirevalleedejoux.ch/&hellip ; (consulté le 21 novembre 2021).
[14] Croix-Rouge Suisse, « L’internement des ’Bourbakis’ en Suisse », site internet de la CRS, [en ligne] https://histoire.redcross.ch/evenem&hellip ; (consulté le 8 mai 2022).
[15] Idée que développe également Loïc Bienassis : « Ces récits remplissent aussi une fonction d’intelligibilité. Une date est fixée, un créateur identifié. L’importation, le raté réussi ou l’invention simplifient le réel, apportent des réponses claires. Ils rendent compte de l’innovation et de la rupture. Le voyageur ou l’accident sont à même de générer de l’inédit. On laisse de côté toute idée de tâtonnement, les avancées incertaines, les évolutions mal datées » (Bienassis, 2019 : 5).
[16] Confrérie du Mont d’Or, chapitre 1er, mercredi 13 septembre 2000.
Source numérisée par les AcJV dans « La noble Confrérie du Mont d’Or », 5 janvier 2012, [date de mise en ligne] http://www.histoirevalleedejoux.ch/&hellip ; (consulté le 21 novembre 2021).
[17] Ibid.
[18] Archive privée transmise par le Syndicat Interprofessionnel du Mont d’Or : « Confrérie du Mont D’or, 13ème Chapitre, samedi 10 septembre 2011. Coulée du Mont d’Or ».
[19] « Créée en novembre 1995 sur initiative privée, sous l’appellation ’Confrérie du Bleu de Gex’, elle renaît en 2003, sous le label ’Confrérie des amateurs du Bleu de Gex’ ».
Duvivier Patrick, « Présentation de la confrérie », Confrérie des Amateurs de Bleu de Gex, 13 février 2021, [en ligne] https://www.bleu-gex.mon-paysdegex&hellip ;. (consulté le 24 mai 2022).
[20] Cahier des charges de l’appellation d’origine « Mont d’Or » ou « Vacherin du Haut-Doubs », homologué par le décret n°2012-754, JORF du 10 mai 2012.
Cahier des charges de l’appellation d’origine « Bleu de Gex Haut-Jura » ou « Bleu de Septmoncel », version du 18 septembre 2012.
Cahier des charges de l’Appellation d’Origine « Comté », version du 14 juin 2012.
Cahier des charges de l’Appellation d’Origine « Morbier », version du 20 février 2013.
[21] Voir désormais plus large « grâce à l’immense puissance de frappe de la toile, ces mythes se propagent et se répètent […] » (Gautier, 2019 : 168).
[22] « Les traditions inventées désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié » (Hobsbawm, Ranger, 2006 : 12).
Salvi Raphaël, « Les AOP et leurs mythes fondateurs, comment les produits sous signe de qualité s’ancrent et utilisent l’imaginaire. Le cas des AOP fromagères du Massif Jurassien », dans revue ¿ Interrogations ?, Partie thématique [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Les-AOP-et-leurs-mythes-fondateurs (Consulté le 6 décembre 2024).