Cet article révèle la manière dont l’imaginaire patriotique se construit à travers la matérialité du jeu. Il concerne la production des représentations à travers les mythes qui trouvent leur expression au sein des médias. Nous nous intéressons ainsi à la manifestation, au travers du jeu, des représentations politiques, propres aux espaces publics russe et biélorusse, et notamment des représentations patriotiques, dans la construction desquelles la Grande guerre patriotique (1941-1945) occupe une place centrale. Il s’agit donc d’interroger la manière dont l’esprit patriotique circule à travers les médias numériques, auxquels appartiennent les jeux vidéo. L’analyse porte sur les jeux vidéo de guerre World of Tanks et Opération Bagration, produits par le studio russo-biélorusse Wargaming. Ces jeux sont considérés comme un outil de médiatisation des représentations petit-patriotes, à travers la mise en scène du récit historique
Mots clés : Russie, patriotisme, médias, énonciation, matérialité du jeu.
Video game device at the service of the Russian and Belarusian national narrative : the mediatization of the little patriot myth by war video games
This article reveals how the patriotic imagination is constructed through the materiality of the game. It concerns the production of representations through the myths that find expression in the media. We are thus interested in the manifestation, through play, of political representations, specific to Russian and Belarusian public spaces, and in particular patriotic representations, in the construction of which the Great Patriotic War (1941-1945) occupies a central place. It is therefore a question of questioning the way in which the patriotic spirit circulates through digital media, to which video games belong. The analysis focuses on the war video games World of Tanks and Operation Bagration, produced by the Russian-Belarusian studio Wargaming. These games are considered as a tool for media coverage of small-patriot representations, through the staging of the historical narrative.
Keywords : media, enunciation, materiality of the game.
Cet article interroge la manière dont le jeu renforce le mythe patriotique, construit par les gouvernements russe et biélorusse à travers la mémoire de la deuxième guerre mondiale. Le passé est une « ressource précieuse » de la course à l’identité, qui s’engage à la fois à l’échelle locale et nationale (Hourcade, 2015 : 61). La Russie et la Biélorussie sont dotées d’un passé soviétique commun, d’un régime politique semblable et sont engagées dans une alliance institutionnelle et géopolitique commune. Dans les deux pays, les médias demeurent un moyen efficace qui permet aux gouvernants d’inculquer aux gouvernés leur conception de la place que le pays occupe dans le monde, leur interprétation du passé national. Il s’agit de la construction d’un récit qui valorise certains faits de l’histoire nationale, en créant des liens de causalité entre les moments forts de l’histoire nationale, afin que les citoyens s’approprient ces époques révolues et puissent intérioriser l’héritage culturel, politique, militaire, etc. En Russie et en Biélorussie, ces constructions nationales glorifiant les ancêtres construisent une conscience nationale, tout en permettant aux dirigeants, au pouvoir depuis les années 1990, de rattacher l’idée de nation à leur propre image.
Comment alors, dans une situation de maîtrise politique de la mémoire nationale, les jeux vidéo de guerre créés par un studio indépendant Wargaming servent le discours politique dominant ? Comment les jeux, à travers la mise en scène du récit historique, permettent d’inculquer aux publics-citoyens des représentations politiques en conformité avec l’idéologie officielle ? Comment la matérialité du jeu permet d’élaborer des petits-patriotes cloisonnés dans l’imaginaire du passé ? Comment, enfin, le ciblage de différents publics par le studio Wargaming influence la mise en récit du passé national lié à la deuxième guerre mondiale ?
Les jeux de guerre, mettant en scène les événements réels, cruciaux pour la construction du récit national, peuvent être considérés comme « ’un média politique’, potentiellement militariste voire propagandiste » (Cayatte, 2016 : 22). Le jeu Opération Bagration, mettant en scène une des batailles cruciales de la deuxième guerre mondiale, victorieuse pour l’armée soviétique, et celui World of tanks, auquel la deuxième guerre mondiale sert de décor, sont donc convoqués par le pouvoir russe et biélorusse en tant qu’outil politique au service de l’idéologie officielle, en insérant un événement historique dans un cadre de référence culturellement, nationalement et idéologiquement ancré.
Il convient d’analyser cette éditorialisation de l’histoire à travers la matérialité de ces deux jeux, afin de comprendre la manière dont les dispositifs vidéoludiques s’intègrent dans la conception officielle de l’histoire nationale. Il s’agit d’analyser la manière dont Opération Bagration et World of tanks prennent part à la construction de la mémoire glorifiante, et c’est de ce point de vue que la notion de mythe semble riche à explorer.
Afin de mener notre analyse, nous considérons le jeu comme un média, tout en nous appuyant sur une acception du média conforme à une démarche sémio-communicationnelle, fondée sur l’analyse de la matérialité d’un média, construisant le sens à travers l’énonciation éditoriale. Selon l’acception proposée par Yves Jeanneret (2019 : 114-115), tout « dispositif de communication et de représentation » peut être considéré comme un média (2019 : 114-115). Cette approche, inspirée des travaux de Yves Jeanneret et de Joelle Le Marec (2016), mais aussi d’Emmanuel Souchier (1998, 2007), nous semble compatible avec une acception du mythe développée par Roland Barthes (1957), que nous allons adopter afin d’introduire la notion de mythe petit-patriote.
Il convient de commencer par introduire le contexte russe et biélorusse, propice à la prolifération du mythe petit-patriote, dans lequel évoluent les jeux de guerre World of Tanks et Opération Bagration. Dans un deuxième temps, nous allons analyser la manière dont les objets renvoyant à l’histoire nationale russe et biélorusse sont valorisés par la mise en forme du jeu, à travers l’agencement des éléments graphiques, textuels et sonores. Il s’agit ainsi d’analyser les éléments qui effacent les frontières entre le monde ludique et les faits historiques, qui donnent au jeu le statut de document historique.
Dans cette première partie, nous allons énoncer notre compréhension des médias, des mythes, tout en clarifiant le contexte énonciatif dans lequel s’inscrivent la production et la diffusion des jeux du studio Wargaming consacrés aux événements marquants de la deuxième guerre mondiale.
Les acceptions du mythe, comme le souligne Laurent Di Filippo (2016 : 33), sont multiples au sein des sciences sociales. L’auteur distingue, entre autres, une approche anthropologique, qui nous aidera à construire notre acception du mythe. Mauss (1969), cité par l’auteur, considère le mythe comme « le produit d’une construction éminemment collective, qui ne constitue pas seulement un système de représentations, mais qui est aussi l’objet d’une adhésion rendue obligatoire par la participation au groupe. D’après lui, c’est ainsi que la société se pense et le mythe est une expression de la collectivité » (Di Filippo, 2016 : 77). Ainsi, le mythe peut être considéré comme un construit véhiculant des représentations sociales, ayant une fonction socialisante et permettant d’agir au nom de valeurs communes, en tant que membres d’une communauté.
Il nous semble que, dans le but de révéler le mythe comme une construction sociale, il est indispensable d’observer sa mise en forme à travers l’énonciation. L’approche de Roland Barthes permet justement d’analyser cette construction, car, comme l’expliquent Yves Jeanneret et Joëlle Le Marec, le concept du mythe de Roland Barthes permet de considérer l’écriture médiatique non pas seulement comme « un réceptacle d’opinions et de savoirs sur le monde, mais [comme] une façon de lui donner forme, une poétique concrète du regard porté sur les pratiques sociales » (Jeanneret, Le Marec, 2016 : 99).
Notre étude de la construction du mythe petit-patriote s’appuiera alors sur l’acception du mythe de Roland Barthes qu’il a exposée dans son ouvrage Mythologies (1957). Il nous semble important d’expliquer au préalable ce que Barthes comprend par le mythe. L’auteur associe le mythe à la pensée dominante, ou même à l’impensée dominante, qui renforce, en quelque sorte, la société bourgeoise. Le mythe petit-bourgeois, dans la conception de l’auteur, demeure une copie, pâle et appauvrie, du mythe bourgeois, qui impose des représentations et des pratiques sociales. En suivant l’auteur, nous pouvons affirmer que le mythe se transmet, se propage à travers les productions culturelles, porteuses de représentations.
Pour Barthes, il existe toute une série de mythes, qui ne sont pas du même ordre et qui ne jouent pas nécessairement le même rôle au sein de la société. Ainsi le mythe se décline à travers la représentation sociale de l’écrivain en vacances, ou encore, la publicité pour les détergents (Barthes, 1957 : 39). L’auteur mentionne les mythes liés aux événements historiques (ibid. : 63), la mythologie du fromage et du vin, la mythologie de l’amour (ibid : 179), le mythe Einstein (ibid. : 92), le mythe alpestre, etc. Le point commun entre ces mythes réside dans le fait qu’ils structurent la société et portent des représentations aliénantes, dans le cas des mythes petit-bourgeois, comme le mythe de la chaumière heureuse qui « masque le taudis » (ibid. : 49).
Si on suit la logique de Barthes, l’adjectif « petite » accolé à la « bourgeoisie » est le signe de la soumission à l’idéologie dominante. Il nous semble intéressant d’adapter ce terme à notre analyse. Si pour Barthes, il s’agit de l’idéologie dominante bourgeoise, en adaptant ce terme à notre travail, il s’agira de l’idéologie conservatrice, reprise par les régimes politiques biélorusse et russe, qui cherchent à inculquer les valeurs du patriotisme tout en glorifiant l’histoire nationale commune.
Le trait constant de toute mythologie petite-bourgeoise, selon Barthes, réside dans son impuissance à imaginer l’autre (ibid. : 44). De la même manière le mythe petit-patriote impose un regard sur soi qui isole de l’autre, qui enferme dans le récit de la grandeur nationale, forgé en confrontation face au monde extérieur.
Le mythe, selon Barthes, « transforme l’histoire en nature » (ibid. : 215). L’histoire glorieuse, qui est au cœur du projet conservateur, transforme cet imaginaire de l’étranger-ennemi en une réalité reconstruite, instrumentalisée, objectivée et partagée par l’ensemble de la communauté nationale. L’acception du mythe de Barthes nous semble appropriée afin d’expliquer l’emprise de l’idéologie officielle, qui impose à travers le mythe petit-patriote un regard sur le monde dans la construction de l’identité. Les médias demeurent alors un outil communicationnel qui matérialise le mythe petit-patriote, s’appuyant sur l’imaginaire de l’histoire glorieuse.
Afin de situer l’analyse de l’énonciation des jeux World of Tanks et Opération Bagration, il convient de dessiner le contexte énonciatif, car selon Emmanuel Souchier (2007 : 37), « il n’y a pas de sens sans contexte ». Le contexte qui entoure le discours des deux jeux vidéo favorise la prolifération du mythe petit-patriote. Les gouvernements russe et biélorusse incitent à la production de jeux vidéo patriotiques. Le sujet de la deuxième guerre mondiale est privilégié par les industries culturelles dans l’espace de l’ex-URSS (Maslenkova, 2014 : 119). Les États russe et biélorusse se sont saisis de ce sujet afin de construire l’identité nationale, au même titre que la révolution de 1917 pendant l’époque soviétique (Maslenkova, 2014 : 120). Selon Anna Zadora, en Russie comme en Biélorussie, l’histoire soviétique, et notamment celle de la Grande guerre patriotique, est un outil indispensable de construction de l’identité nationale. L’autrice affirme que la « glorification de la Grande Guerre patriotique […] est progressivement devenue la clé de voûte de l’édifice mémoriel et identitaire biélorusse » (Zadora, 2016 : 289). La place du discours sur la Guerre patriotique en Russie est identique à celle qu’elle occupe en Biélorussie.
Dans ce contexte, les jeux patriotiques sont considérés comme un outil de combat idéologique. Les chercheurs russes Sergey Belov et Anastasiya Karetova (2020) dénoncent, à partir d’exemples de jeux « du genre historique » : Call of Duty, Company of Heroes 2, et Commandos 3 : Destination Berlin, la remise en question de la victoire soviétique lors de la deuxième guerre mondiale par l’industrie américaine du jeu. D’autres chercheurs insistent sur la nécessité du développement du sentiment de patriotisme à travers les nouveaux médias (Rodionova, Sitnikova, 2020 : 66) et soutiennent que les jeux vidéo sont un instrument efficace pour le développement de l’esprit patriotique (Ovtchinnikov, 2014 : 159).
Pour les politiques publiques russes et biélorusses, le jeu consacré à la Grande guerre patriotique n’est pas un dispositif ludique qui permet d’occuper le temps libre, mais un média parmi d’autres qui permet de faire circuler des représentations politiques, dans le but de prescrire aux publics nationaux une ligne idéologique officielle.
Depuis 2010, les pouvoirs publics russes se saisissent du sujet des jeux patriotiques. En 2011, Dmitriy Medvedev, alors président de la Russie, évoque la nécessité de la création d’un jeu patriotique. Cette déclaration a été suivie du lancement du portail minoboroni.ru, financé par le ministère de la défense russe (Ovtchinnikov, 2014 : 165). Progressivement, le ministère de la culture s’est vu également confier la politique de soutien aux jeux vidéo patriotiques. Un fonds de soutien aux jeux vidéo incite la création patriotique, en discernant des prix dans les catégories Histoire vivante et Nous sommes fiers (Sedih, 2020 : 60). Le ministère du numérique, ainsi que l’Église orthodoxe russe, ont été chargés, eux aussi, ces dernières années, de la tâche de l’élaboration de jeux patriotiques, qui mettent en valeur le récit national.
Les concepteurs des jeux de guerre, et notamment ceux de Wargaming Russie, semblent être épaulés par les représentants du ministère de la défense russe. Ainsi, le directeur général de Wargaming Russie Malik Khatajaev exprime, lors d’un interview à l’agence RBK réalisée en 2018, sa reconnaissance à Anton Gubankov, ancien chef de la direction de la culture du ministère de la défense russe : « Malheureusement, il est décédé lors d’un accident d’avion qui l’amenait en Syrie. Il nous a beaucoup aidés. Il comprenait à quel point il est important d’inciter les jeunes à s’intéresser à l’histoire militaire. Que le pays en a besoin » (Dombrova, 2019). Ainsi, le directeur de Wargaming Russie révèle les liens du studio avec le ministère de la défense qui prend part à la mission de patriotisation du pays à travers le jeu.
En Biélorussie également, les politiques publiques sont tournées vers l’éducation du sentiment patriotique à travers les jeux de guerre. Veronika Podvalskaya (2019 : 272), une chercheuse de l’Académie biélorusse des sciences, souligne notamment que le jeu World of tanks contribue à la politique gouvernementale d’éducation du sentiment patriotique des Biélorusses. De plus, l’État biélorusse, selon la chercheuse, soutient la création des jeux patriotiques, y compris en discernant des prix aux jeunes concepteurs biélorusses œuvrant dans le domaine. Le studio Wargaming, qui a conçu Opération Bagration et World of tanks évolue dans le contexte socio-politique biélorusse. Il a été créé en Biélorussie en 1998, par Viktor Kislih, un étudiant de l’université d’Etat de Biélorussie.
Il est important de remarquer qu’en Biélorussie, les créateurs de jeux mettant en scène les événements marquants de l’histoire nationale ne peuvent recueillir les informations nécessaires auprès des musées d’État et des archives qu’à condition d’avoir le soutien du pouvoir central. Ronan Hervouet, Alexandre Kurilo et Ioulia Shukan (2017 : 90) décrivent le système administratif biélorusse comme « une ’verticale du pouvoir ’, c’est-à-dire un système de subordination des responsables administratifs locaux et régionaux directement au président et donc de reddition verticale, de la base au sommet, des comptes ».
La conception du jeu historique documenté, nécessitant un accès aux archives des musées, ne peut pas se faire sans collaboration avec les institutions publiques biélorusses. Le fait que ce travail ait été possible à réaliser par les équipes biélorusses de Wargaming témoigne en lui-même du fait que le projet a été soutenu par les autorités. Si les jeux Opération Bagration et World of Tanks ont vu le jour, c’est que le pouvoir biélorusse y voyait une utilité politique, voire idéologique.
Le soutien du pouvoir au studio ne se limite pas à l’ouverture de l’accès aux archives des musées. Le 22 septembre 2005, le président biélorusse Alexandre Loukachenko signe un décret ordonnant la création du High Tech Park dans la périphérie de Minsk (Stepanenko, 2017 : 44). En effet, le but de cet établissement est de favoriser le développement des nouvelles technologies et du numérique en Biélorussie. Les entreprises résidentes du High Tech Park sont exonérées d’impôts, peuvent employer des ressortissants étrangers selon un modèle simplifié et bénéficier de capitaux étrangers qui profitent d’un régime fiscal avantageux (Stasenia, Mandrik, 2020 : 350). Le studio Wargaming est parmi les fleurons de l’industrie numérique biélorusse, établi au sein du High Tech Park et soutenu par l’État biélorusse.
Nous n’avons pas pu trouver de documents confirmant que le studio avait été directement incité par le pouvoir biélorusse à produire un jeu patriotique, mais la création de conditions économiques extrêmement favorables pour le studio ainsi que l’ouverture des archives à ses collaborateurs, montrent que le pouvoir soutient les projets de jeux patriotiques de guerre du studio Wargaming.
D’autant plus que, lors de la production du jeu Opération Bagration, Wargaming organisait des présentations de ce dernier aux vétérans de guerre biélorusses. La campagne de présentation du jeu Opération Bagration a été faite au sein du musée minskois dédié à la guerre. Cela ne pouvait pas se faire sans l’aval du pouvoir.
Les producteurs du jeu déclarent par ailleurs poursuivre un but socialisant et ne manquent pas d’évoquer le patriotisme national comme une des motivations de leur entreprise (Tcherkutdinova, 2016). Selon ce discours et ces actions de promotion/communication, le jeu avait dès le départ pour vocation d’intégrer la politique nationale biélorusse de construction de la mémoire de guerre. La coopération avec les autorités biélorusses permet à Wargaming de créer des effets de vérité, de rendre le jeu plus crédible et plus réaliste, ainsi que d’être plus rentable.
Ainsi, les jeux Opération Bagration et Worlds of Tanks s’inscrivent généralement dans la politique développée par les États russe et biélorusse, et servent d’instruments permettant de donner forme au mythe petit-patriote. Et même si le studio Wargaming a décidé de fermer ses bureaux en Biélorussie et en Russie en 2022, suite à « l’opération militaire » russe en Ukraine, cela n’enlève rien au fait que ses jeux avaient été produits en soutien aux récits patriotiques construits en Biélorussie et en Russie et ont contribué au développement du mythe petit-patriote dans les deux pays.
Les mythes qui peuplent l’imaginaire public se concrétisent et circulent à travers les médias. En Russie et en Biélorussie, les régimes autoritaires qui ont de multiples points de convergence utilisent les médias d’information afin d’imposer leur discours. Les travaux de Françoise Daucé (2019), d’Alexandra Goujon (2009), de Jean-Charles Lallemand et de Virginie Symaniec (2007) expliquent, entre autres, la manière dont la domination du pouvoir s’installe au sein des espaces médiatiques des deux pays.
En revanche, l’analyse de médias d’information nous semble ne pas être suffisante afin de mettre en lumière la fabrique du mythe petit-patriote en Russie et en Biélorussie, car l’effort étatique de communication, afin d’imposer l’idéologie dominante, ne se déploie pas uniquement au travers des médias d’information. Le pouvoir utilise activement d’autres médias afin de rendre son discours dominant. Parmi ceux-là, les jeux vidéo occupent une place importante.
Ainsi, afin de mieux comprendre la manière dont l’esprit petit-patriote est entretenu en Russie et en Biélorussie, il convient de s’intéresser à ces derniers, d’autant plus que les travaux sur la construction de l’esprit patriotique par les jeux vidéo en Russie et en Biélorussie sont peu nombreux.
Joëlle Le Marec et Roland Topalian ( 2003 : 14) considèrent le média comme un « espace social dans lequel des opérations techniques (présentation et usage) mobilisent, créent et internalisent des relations sociales ». De nombreux chercheurs en médias et communication, français comme russes, considèrent le jeu comme un média à part entière. À titre d’exemple, Laurent Di Filippo (2017) évoque dans ses travaux sur le transmédia différents supports médiatiques, dont les jeux font partie. Sébastien Genvo (2006 : 8) considère les jeux vidéo comme des médias numériques. Olivier Mauco (2006 : 118) perçoit le jeu comme un média vidéo qui « joue sur les représentations individuelles ». Selon le chercheur russe Pavel Ovtchinnikov (2014 : 160), les jeux vidéo appartiennent pleinement aux nouveaux médias, qu’il considère comme un « ensemble de formes et de formats de transmission des informations, dont les pure players, les blogs, les réseaux sociaux, les applications mobiles et les jeux vidéo font partie ». Le dictionnaire de la théorie des médias, édité par la chaire du journalisme de l’université de Moscou, qualifie, quant à lui, le jeu vidéo comme « un type de contenu médiatique interactif de nature ludique […]. Dans le cadre de la théorie des médias, les jeux vidéo sont considérés comme un média, qui réalise pleinement la capacité de l’interactivité, offertes par les technologies numériques » (Vartanova, 2019 : 20).
Tout dispositif, tout support qui produit, formule et fait circuler des représentations et des croyances, peut ainsi être considéré comme un média. La perception du jeu comme un média à part entière peut s’inscrire dans une démarche sémio-communicationnelle, que nous avons mentionnée dès l’introduction. Celle-ci considère tout dispositif véhiculant des représentations sociales comme un média.
Rémi Cayatte (Cayatte, 2016) et Julien Bazile (Bazile, 2021) considèrent d’ailleurs le jeu comme un dispositif de médiatisation des représentations. Ce dernier, se référant à Archibald et Gervais, explique que le jeu procède à une double médiatisation : « médiatisation de la représentation, d’une part, qui donne au jeu son caractère perceptible » et une « médiatisation de l’action, d’autre part, qui fournit au jeu son caractère interactif, jouable » (Bazile, 2021 : 270).
En reprenant cette classification des types de médiation, nous pouvons en déduire que la médiatisation de la représentation correspond à la capacité des jeux Opération Bagration et World of tanks à diffuser le discours à la fois politique et idéologique, cherchant à inculquer aux publics/joueurs le sentiment de patriotisme national, dans lequel s’épanouit l’esprit petit-patriote. Les cinématiques d’Opération Bagration, diffusant la version officielle de l’histoire héroïque sous une forme ludique, tout comme le fait de voir les tanks soviétiques avec une étoile rouge sur la carlingue, activent l’imaginaire de sauvegarde de la mémoire du sacrifice des ancêtres soviétiques. Quant à la médiatisation de l’action, elle permet, à notre sens, d’impliquer le joueur, qui a la sensation de revivre l’histoire, dans le récit historique officiel.
Le fait de conduire un tank légendaire T-34 sur le champ de bataille de Koursk, ou de prendre des positions allemandes dans un village biélorusse scrupuleusement reproduit par les concepteurs du jeu, fabrique ainsi cette sensation de présence et une impression de liberté. Cette rhétorique de liberté du joueur, qui accompagne la diffusion du discours idéologique via le jeu, rend la médiation des représentations, et par conséquent, la construction de l’esprit patriotique, encore plus efficaces. Le mythe petit-patriote et le mythe de liberté du joueur, fondés sur la mise en visibilité des choix que peut faire le joueur, se renforcent l’un l’autre.
Comme l’explique Sébastien Genvo (2011 : 96), « c’est au joueur, dans un jeu vidéo, de diriger le récit des événements ». C’est par la présence de choix dans les actions que le jeu donne au public une sensation de liberté de créer son propre récit et d’adhérer plus fortement à l’histoire qu’il vit en jouant. Puisque le joueur ne serait pas forcé par le gameplay de suivre un parcours linéaire entre le point A et B, il serait libre de s’approprier le jeu.
En revanche, cette liberté du joueur reste relative, ce que démontrent Rémi Cayatte (2016) et Julien Bazile (2021), expliquant, l’un et l’autre dans leurs thèses respectives et à partir d’exemples de jeux différents, que la structure impose au joueur le parcours, malgré la sensation de liberté d’action. Rémi Cayatte souligne « la rigidité du cadrage des actions des joueurs » (Cayette, 2016, 145) et le gameplay linéaire imposés par le jeu Modern Warfare (Activision, 25/10/2019), ce qui remet en question la supposée liberté du joueur, et permet au jeu de diffuser efficacement le discours élaboré par les concepteurs. Quant à Julien Bazile, il explique que la structure des jeux Black Flag (Ubisoft, 27/03/2014) et Freedom Cry (Ubisoft, 25/02/2014) imite l’immersion dans le jeu, notamment par la présence d’éléments non interactifs (Bazile, 2021 : 366). Ainsi, l’utilisation du jeu ne fait pas que permettre aux autorités russes et biélorusses d’influencer des publics inaccessibles via les médias d’information. Le mythe petit-patriote s’adapte au format immersif qui, en créant une sensation de liberté et la capacité de plonger dans le récit, est censé avoir un impact plus important sur le public.
En ce qui concerne le déploiement du mythe petit-patriote, si la presse imprimée, vue comme un médium, a fait naître, au cours du XVIe siècle, le nationalisme (McLuhan, 1967 : 36) qui sert de support au mythe petit-patriote, les jeux vidéo de guerre permettent aux publics de le revivre personnellement, et d’augmenter l’impact du discours patriotisant.
Après avoir décrit le contexte dans lequel le jeu est conçu, et la manière dont le jeu intègre le discours officiel propice à l’épanouissement du mythe petit-patriote, nous consacrons cette deuxième partie à la manière dont le sens est construit par le jeu à travers la matérialité de celui-ci. Comme annoncé dans l’introduction, nous nous appuierons sur la démarche sémio-communicationnelle, qui permet de révéler la manière dont le média vidéoludique représente le monde.
Pour Marchal Mc Luhan (1967 : 27), le contenu joue un rôle subalterne, car c’est le média lui-même, par sa capacité à façonner le monde, à transformer le rapport de l’homme au monde et à déterminer les représentations, qui devient le message. L’auteur avance ainsi que les analyses des contenus « n’offrent aucun indice du pouvoir magique des médias ni de leur puissance subliminale » (ibid. : 38). Autrement dit, l’analyse des énoncés en tant que tels n’est pas suffisante pour comprendre la manière dont le média participe à la construction et à la circulation des représentations sociales. En reprenant Emmanuel Souchier (2007 : 37), nous pouvons souligner qu’il n’y a pas de sens en dehors des formes.
L’approche de McLuhan peut être complétée par celle de l’analyse de la matérialité du discours médiatique. Ainsi, le pouvoir sublime du médium, si on reprend les propos de McLuhan, s’exprime justement à partir de l’image du texte et de l’énonciation éditoriale (Souchier, 1998, 2007).
À partir du moment où il s’agit d’un média, la construction de sens par celui-ci se fait à travers le dispositif énonciatif. La notion centrale pour l’analyse est celle de l’énonciation éditoriale, qui, selon Roselyne Ringoot (2004), n’est pas une histoire racontée, mais la manière de la raconter.
En observant le dispositif des deux jeux, nous nous rendons compte que le mythe petit-patriote se manifeste différemment, avec différents degrés d’intensité, compte tenu du genre et du ciblage qui a été fait par le studio. Rappelons que le jeu Opération Bagration, sorti en 2008, est un jeu de stratégie qui permet aux joueurs de mener des opérations militaires de grande envergure, qui a été conçu pour le marché du jeu des pays de l’ex-URSS, qui partage justement l’imaginaire d’une grande guerre patriotique, presque sacrée, remportée par l’URSS. Le jeu, lors de sa conception et dans sa mise en scène, est un outil de médiation de cette mémoire historique sacrée. Les joueurs évoluant en dehors de l’espace culturel de l’ex-URSS n’ont pas été pris en compte lors de la création de ce jeu.
Roselyne Ringoot (2004 : 102) explique que, en analysant l’énonciation éditoriale, il faut considérer le nom du média comme un élément crucial de l’énonciation. En suivant cette logique, il ne faut pas perdre de vue la manière dont les noms des jeux participent à la construction du sens. Ainsi, le jeu Opération Bagration est directement rattaché à l’histoire de la guerre et à un événement crucial qui a permis de libérer le territoire de la Biélorussie et de l’URSS de l’armée allemande. Le titre, le nom du jeu, connote le contenu, historise l’expérience immersive du joueur. Quand on joue à Opération Bagration, on ne participe pas à un combat imaginaire, où l’équipe A doit prendre les positions de l’équipe B, mais on revit l’expérience d’un combat qui a réellement eu lieu.
En revanche, le nom World of tanks ne construit pas de liens interdiscursifs immédiats avec le réel, ni avec l’histoire. Le titre est bien plus neutre. Il s’agit, en quelque sorte, d’un contenant ludique qui permet aux joueurs de s’exercer à un combat de tanks. Certes, les étoiles ou les croix, les drapeaux qui apparaissent dans l’interface du jeu et sur les tanks créent des liens intertextuels avec la perception de l’histoire et du réel, mais, d’un côté, ces symboles d’appartenance ne jouent pas de rôle déterminant pour l’avancement dans le jeu, et d’un autre côté, le dispositif laisse au joueur la liberté de fabriquer ces liens.
Les deux jeux, compte tenu de leurs titres, n’instaurent pas le même rapport à l’histoire et au réel. D’autres éléments de l’énonciation s’inscrivent dans ces projets éditoriaux, qui s’avèrent divergents.
En reprenant Yves Jeanneret (2019 : 112), nous pouvons dire que le jeu, comme tout média, est « une machine à susciter des réactions ». D’autant plus que le dispositif attribue au joueur une sensation de liberté de direction à prendre ou de stratégie à adopter. Les choix du joueur sont limités par le concepteur, mais il peut personnaliser son parcours dans le jeu. L’attitude active du joueur a pour effet de l’impliquer davantage et de susciter ses réactions. Comme l’explique Sébastien Genvo (2011 : 97), « [c]’est en explorant des lieux, des espaces que le joueur générera les événements qui constitueront l’histoire de sa partie ». Ainsi, aux commandes d’un tank, le joueur de World of tanks peut suivre un de ses coéquipiers, rester en arrière ou foncer tout droit sur l’ennemi, essayer de le contourner par un flanc, s’engager sur une colline afin de mieux voir le terrain, se protéger derrière un rocher ou derrière un mur d’immeuble pour être protégé des tirs de l’ennemi. Il peut aussi choisir un tank qui sera soit plus rapide, soit plus puissant. Cette liberté reste encadrée par la structure du jeu, peu importe s’il passe par le village ou par les rochers. La finalité du jeu reste sensiblement la même. Néanmoins, la rhétorique du jeu veut que le joueur puisse se considérer comme étant libre de choisir sa stratégie et la direction à prendre.
Les réactions du joueur sont donc suscitées par la possibilité d’agir dans le jeu, mais également de s’observer, de s’entendre et de se voir en acteur de l’histoire qu’il est en train de vivre. Ainsi, Opération Bagration se joue, mais comme tout média, il se regarde aussi. Le dispositif qui permet au joueur d’être spectateur lui permet non seulement d’avoir une expérience immersive, mais d’être également le public d’un média vidéoludique porteur de représentations sociales. Puisqu’Opération Bagration est un jeu qui s’inscrit dans un récit historique existant, le dispositif qui permet d’observer cette histoire est plus élaboré.
Comme le souligne Olivier Mauco (2013 : 24) dans son analyse du jeu GTA IV, « [l]es espaces du jeu vidéo offrent des formes plurielles de médiation et n’impliquent pas une seule forme de consommation du message ». De la même manière, Opération Bagration, étant un véritable instrument de construction de sens, se regarde autant qu’il se joue. Le jeu étant basé sur des faits historiques réels, le joueur, plongé dans le combat contre les divisions de l’armée allemande, est un véritable commandant des opérations, à qui l’État-major soviétique, incarné par la voix off, donne des missions à accomplir afin de mener à bien l’opération générale de libération de la Biélorussie en 1944. Ainsi, non seulement l’introduction du jeu, mais chaque mission est accompagnée d’extraits de documentaires en noir et blanc, qui mettent en contexte des opérations ayant réellement eu lieu. Les extraits de documentaires s’entremêlent avec des séquences produites par le studio, en prolongeant ainsi le récit historique, en transformant l’expérience du spectateur d’un documentaire en joueur-acteur de l’événement historique. De plus, le mode caméra, conçu par le studio, que le joueur peut actionner à tout moment, met en scène les cadres spectaculaires des batailles. Ainsi, le joueur peut passer du statut de joueur à celui de spectateur, qui regarde des combats entre les armées soviétique et allemande.
Le joueur est cerné par l’histoire. Étant basé sur des faits historiques marquants pour le récit national biélorusse et soviétique, le jeu permet d’être à la fois acteur de l’histoire, observateur et spectateur. Et puisque le jeu est conçu de manière à ne pouvoir gagner qu’avec l’armée soviétique, le joueur plonge dans le récit historique de la grande victoire cruciale pour les identités russe et biélorusse contemporaines.
Le joueur peut choisir de jouer pour l’armée allemande ou l’armée soviétique. En revanche, bien qu’une bataille puisse être remportée par l’armée allemande à travers l’accomplissement d’une mission, compte tenu du fait que les missions sont insérées dans une trame générale qui structure le récit et guide les actions du joueur, le jeu ne peut être gagné que du côté de l’armée soviétique. Cela correspond à la réalité historique, mais cela limite également le rôle du joueur à celui de spectateur qui plonge dans l’histoire.
En revanche, peu de cinématiques sont présentes dans World of Tanks. Sorti en 2011, ce jeu phare de Wargaming avait dès le départ le but de conquérir le marché mondial du jeu. Pour cette raison, la version en ligne ne met pas en place de récit historique construit. Les joueurs participent aux combats, avec des tanks de l’époque de la deuxième guerre mondiale, sur des théâtres de guerre datant de la même époque, sans que la voix off ou un autre dispositif ordonnant le récit ne plonge le joueur dans le contexte des batailles, ni n’ordonne le cadre de lecture du texte qui défile devant les yeux du joueur. Il s’agit d’un texte dans son acception large, qui est considéré par Joëlle Le Marec (2017 : 87) « , non pas d’une séquence linguistique, mais d’un agencement spatial de signes divers : espace, objets, mots, images ». Le dispositif du jeu laisse la possibilité de connoter des signes, les prendre en compte ou les ignorer, mais globalement, World of tanks s’inscrit bien plus qu’Opération Bagration dans une tendance contemporaine de l’industrie mondialisée du jeu, conformément à laquelle « les figures nationales s’effacent, le héros, recentré sur ses attributs de virilité, moins protubérant et plus cool, est le produit d’une esthétique apolitique où le personnage cède le pas à l’identité choisie et construite du joueur » (Mauco, 2020 : 147).
Le dispositif de World of tanks peut plonger davantage le joueur dans l’expérience d’un tankiste, ou bien imposer plus de distance par rapport aux séquences vécues et observées par le joueur, car il existe deux modes de jeu – vu depuis l’intérieur du tank et vu de l’extérieur, qui permet d’observer le tank avec lequel le joueur mène le combat. La possibilité de changer de caméra et d’observer le combat des co-équipiers après que le tank du joueur soit détruit laisse au joueur la possibilité de passer au statut d’observateur/spectateur. De plus, le dispositif impose le passage par ce statut de spectateur, car les points sont comptabilisés après la fin de la bataille dans laquelle le joueur a été engagé.
Néanmoins, l’absence de voix off, de récit général dans lequel les campagnes du joueur s’inscrivent, rend la version en ligne du jeu World of tanks moins propice à la construction d’un récit petit-patriote. Le studio ne poursuit pas ce but à travers ce dernier. À la différence d’Opération Bagration, la recherche de la notoriété internationale par World of tanks gomme justement le discours patriotisant.
Ainsi, la structure des deux jeux implique le joueur de manière différente. Si Opération Bagration cherche à impliquer le joueur dans le récit de l’histoire nationale, faire de lui un acteur-observateur de celle-ci, la structure de World of Tanks est plus souple quant à l’éducation de l’esprit patriotique.
Intéressons-nous désormais à l’image du texte en tant que telle, qui est, pour Emmanuel Souchier (2007 : 31), « la part formelle instituante » de l’écriture, l’écriture du récit petit-patriote, qui se fait à partir des embrayeurs renvoyant à l’histoire de la guerre patriotique, dans le cas de notre corpus. En effet, selon l’approche de l’auteur, la mise en forme éditorialisée des objets est créatrice de sens, car dans la mise en forme réside le pouvoir invisible d’ordonner le discours. Et c’est cet agencement d’embrayeurs historisants qui est crucial pour la construction de l’esprit patriotique à travers le jeu.
Notre but est donc de questionner les indices et les traces de l’esprit petit-patriote laissés par l’énonciation du jeu « à travers l’hétérogénéité de signes qu’elle donne à lire » (Souchier, 2007 : 25), c’est-à-dire les mises en scènes du récit, les attributs militaires tels que le matériel, les uniformes, les insignes, les décorations, les paysages et l’architecture, voire une parution de la Pravda oubliée par les habitants fictionnels des théâtres des batailles.
Que les jeux poursuivent directement l’objectif de contribuer à la diffusion du mythe petit-patriote ou non, le souci d’historisation, créant des liens intertextuels entre l’histoire et le support ludique, caractérise les jeux de guerre de Wargaming. Il s’agit du même travail de modélisation des tanks de l’époque de la deuxième guerre mondiale, que celui qui a été entamé au moment de la création d’Opération Bagration, et qui a été poursuivi avec World of tanks.
Au-delà des tanks – modèles réduits du matériel de guerre – d’autres détails peuplent le dispositif des jeux, et participent à la création des effets de réel.
Le travail en amont de la production du jeu Opération Bagration met le joueur en contexte historique, avec des villages, des paysages, des munitions, des uniformes, du matériel de combat conformes à la réalité historique. En parcourant le jeu, nous nous retrouvons, selon la métaphore qui nous a été laissée par Yves Jeanneret (2019 : 108), dans cette « ville qui se développe avec des routes et des carrefours », dans l’image de laquelle sont intégrés des indices renvoyant au mythe petit-patriote. Les noms des personnages historiques, des cartes topographiques reprenant les noms des villages et les particularités des terrains, des détails des opérations, la remise des décorations militaires qui ont existé lors de la guerre, ont permis aux concepteurs du jeu de faire en sorte que les publics puissent revivre l’histoire de la guerre. Un journal posé sur un banc, à côté d’une maison d’un village biélorusse, reprenant la une du journal Pravda, paru en 1944, et mettant en image la photographie de Staline et de Churchill, est un détail qui nous semble important à noter, qui est là pour immerger le public dans le contexte historique. Ce journal posé dans la cour d’une maison biélorusse construit des liens d’intertextualité entre les médias contemporains de l’opération militaire et le média qui permet de s’immerger dans le jeu. L’image du texte cherche généralement à solliciter l’imaginaire renvoyant le public dans des villages biélorusses de 1944.
Ce même souci du détail distingue également World of Tanks. Les terrains où les combats s’engagent mettent en scène des steppes enneigées, des rues de villes soviétiques mais également celles de villes allemandes, avec les drapeaux rouges et la statue de Vladimir Lénine. Le paysage légèrement vallonné du champ de Prokhorovka, où s’est jouée la bataille historique, et où les tanks des joueurs peuvent se cacher derrière les collines, crée un effet de présence sur les lieux de combats. Enfin, les tanks en eux-mêmes participent à cette mise en scène historisante.
Afin de mieux plonger dans l’histoire, le joueur qui parvient à accomplir des tâches durant le combat se fait remettre des décorations, qui restent fictives, mais qui convoquent des combats et des personnages ayant véritablement existé. Par exemple, comme l’explique Natalia Malsenkova, la médaille de Kolobanov est remise au joueur ayant réussi à survivre après être resté seul face à cinq tanks ennemis. En effet, le tanskiste Zinovij Kolobanov s’est distingué le 20 août 1943, en détruisant, selon les archives de l’armée soviétique, 22 tanks allemands lors d’un seul combat (Maslenkova, 2014 : 122). Ces données sont expliquées au joueur lors de la remise de la médaille, qui en apprend ainsi davantage sur l’histoire de la guerre mondiale et l’histoire nationale.
Généralement, tout objet du game design est documenté : les paysages, les villages, les bruits des tanks, les détails des uniformes et du matériel, les décorations, les rangs militaires des membres des équipages de tanks. Afin que le son des tanks et leurs particularités de mouvements se rapprochent le plus possible du réel vécu par les combattants de la deuxième guerre mondiale, les équipes, travaillant en coopération avec les musées biélorusses de l’histoire de guerre, étudient scrupuleusement le matériel, enregistrent le son des chenilles des tanks afin de les intégrer au jeu.
Dans un ouvrage consacré au jeu GTA IV, Olivier Mauco décèle des représentations sociales et politiques qui traversent le jeu vidéo. Ce dernier, selon l’auteur, cherche à questionner, voire à déjouer, les mythes propres à la société américaine, comme le rêve américain. Il s’agit d’une « lecture des représentations de ce rêve à travers le détournement d’un réseau sémiotique et cognitif préexistant » (Mauco, 2013 : 39). En ce qui concerne les productions de Wargaming, elles jouent également avec un mythe, celui patriotique, mais au lieu d’être questionné, ce mythe est conforté.
En Russie et en Biélorussie, les jeux sont une affaire de politique. D’un côté, comme tout média, ils permettent d’influencer l’opinion publique, de diffuser l’idéologie officielle. D’un autre côté, le contrôle permet de restreindre l’espace de circulation des idées et des représentations qui peuvent être potentiellement nuisibles à la version officielle de l’histoire. Cette conception de la régulation inventée à la fin des années 1990 s’applique aux médias traditionnels comme aux nouveaux médias, y compris les jeux vidéo.
Le dispositif des jeux, l’image du texte remplie de détails historiquement ancrés, permettent d’orchestrer l’immersion des joueurs dans l’histoire nationale. Cette histoire est héroïque. Elle rend honneur au sacrifice des ancêtres qui se sont battus contre les nazis, mais elle permet aussi aux dirigeants politiques de se positionner en tant que défenseurs de la mémoire. Cette histoire cloisonne, car elle fait perdurer dans l’esprit des Russes et des Biélorusses une guerre qui s’est terminée depuis bientôt 80 ans. Cette histoire exclut, car elle justifie l’esprit va-t-en-guerre et fait ériger de nouveaux murs. Cette histoire, diffusée par les médias au service des régimes conservateurs, est un terrain propice à des simplifications outrancières, qui réduisent finalement à néant les honneurs rendus aux sacrifices des ancêtres. Et c’est de cette simplification instrumentalisée de l’histoire que se nourrit le mythe petit-patriote. L’esprit petit-patriote mène finalement vers une situation où la guerre ne devient qu’un jeu et un prétexte pour s’autoglorifier et s’autoconvaincre de la grandeur de son pays, de son histoire et ses armes, de soi, en fin de compte.
La guerre est ainsi instrumentalisée, mais elle est aussi éditorialisée. Parmi les jeux que nous avons analysés, cette éditorialisation de l’histoire est davantage visible à travers le jeu Opération Bagration. La structure y impose de revivre le récit national soviétique, et accorde au joueur une liberté limitée de revivre l’histoire. Dans tous les cas, la réalité de la chronologie d’Opération Bagration qui a permis à l’armée soviétique de libérer la Biélorussie, et l’issue victorieuse pour l’URSS de cette opération militaire, ne peuvent pas être remises en cause par le joueur. En revanche, dans Worlds of tanks, le récit historique joue un rôle secondaire, qui a besoin d’être connoté afin de participer au mythe petit-patriote.
Les deux jeux servent l’esprit petit-patriote, ils appuient le récit historique, et permettent de plonger dans l’histoire glorieuse.
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