Le Brun Chloé, Guétat-Bernard Hélène, Annes Alexis
De plus en plus de femmes font le choix de s’installer en viticulture. Cependant, bien que le monde viticole se féminise, il demeure encore aujourd’hui masculin et les femmes sont très peu représentées dans les organisations professionnelles ‘traditionnelles’ qui le structurent. En conséquence, elles se regroupent et créent des collectifs. Nos résultats, fondés sur une étude du cas du vignoble de Gaillac (Sud-Ouest, France), montrent que les femmes du vin expriment de nouvelles attentes dans le cadre de leur profession. Leur implication dans ces réseaux féminins et les actions qu’elles mènent y répondent, contrairement aux collectifs ‘traditionnels’ qui n’y parviennent pas. Finalement, par leur implication dans ce collectif, les femmes conduisent les organisations à se questionner sur leur propre renouvellement, leur légtimité et leurs difficultés à intégrer ces initiatives féminines. Ce travail s’inscrit dans la continuité d’autres travaux de recherche s’intéressant à la contribution des femmes aux transformations du monde agricole.
Mots-clés : vigneronnes ; collectifs féminins ; organisations professionnelles ; viticulture
Emergence of women groups in viticulture : which renewal for the wine sector ?
Women create a place for themselves and gain acceptance within the wine world. However, although the female representation is constantly progressing, wine industry remains particularly dominated by men and women are marginally, if at all, represented in ‘traditional’ professional organizations which supervise wine sector. Consequently, women gather and create new networks. Our results, based on a case study of the vineyard of Gaillac (France, South West) where a group of women named Les Z’elles Gaillacoises has emerged, show that women working in wine sector in Gaillac express new needs as part of their job. Their implication in those networks and actions allowed them to meet their needs, which is not possible in ‘traditional’ professional organizations. Finally, the emergence of this group of women leads professional institutions to challenge themselves and to question their legitimacy. Following other works focusing on gender and agriculture, our research shows women’s contribution in changing the agricultural sector.
Keywords : women winemakers ; women networks ; professional organizations ; wine sector
Si le vin a longtemps été un milieu exclusivement dominé par les hommes (Matasar, 2006) [1], le monde viticole se féminise. Les résultats des derniers recensements agricoles en France suggèrent une représentation croissante des femmes au sein de la population agricole (30% de la population agricole en 2012) et en particulier dans certains domaines agricoles, dont la filière viticole. Les femmes représentent 23% des chefs d’exploitation et co-exploitants de moins de 40 ans (le taux de féminisation moyen pour l’ensemble des orientations agricoles étant de 19%) (Laisney, 2012). Mais le monde viticole demeure encore aujourd’hui un monde masculin structuré par des organisations professionnelles au sein desquels les femmes demeurent très peu intégrées (Rieu, Fric, 2008 ; Escudier, 2016). En conséquence, depuis une vingtaine d’années les femmes du monde viticole se regroupent. Elles créent des collectifs qui portent leurs voix et leurs revendications (en tant que professionnelles du vin, en particulier). Nous comptons aujourd’hui une dizaine de collectifs féminins à l’échelle des principaux vignobles régionaux français rassemblés sous l’égide du Cercle Femmes de Vin qui réunit environ 250 vigneronnes. A ce jour, aucun des collectifs n’a fait l’objet d’une analyse quant à leurs conditions d’émergence et les conséquences de leur apparition dans le paysage viticole. Cet article a pour objectif de mener une telle analyse en interrogeant un collectif de femmes monté à Gaillac (Sud-Ouest, France), les Z’elles Gaillacoises. Grâce à l’analyse de ce cas particulier, nous cherchons à comprendre les conditions d’émergence de ce collectif, le contexte dans lequel ils évoluent et se développent et la façon dont il a été reçu sur le territoire gaillacois. De plus, par l’étude de la trajectoire de cette association, son organisation, son fonctionnement, la nature des évènements qu’elle met en place et l’expérience sociale des femmes qui en sont membres, nous cherchons à déceler les nouvelles attentes exprimées par les Gaillacoises et à comprendre en quoi cette nouvelle forme d’organisation collective y répond. D’une façon plus générale, nous voulons saisir comment ce collectif s’intègre au tissu des organisations professionnelles historiquement présentes sur le territoire et en quoi il est porteur de changement au sein d’une filière viticole confrontée à la nécessité de redessiner ses propres contours.
Le monde viticole se féminise et de plus en plus de vigneronnes et de professionnelles du monde du vin sont aujourd’hui mises à l’honneur, notamment dans les médias. Ces femmes propriétaires ou occupant des postes à responsabilités au sein de grands domaines viticoles se trouvent sur les devants de la scène médiatique et deviennent des exemples de professionnelles aux carrières réussies (Bryant, Garnham, 2014). Comme Bryant et Garnham (2014 : 411) l’avancent, « pour une industrie traditionnellement patriarcale, […] ces indicateurs révèlent un changement culturel et structurel important » [2] car à l’image de l’agriculture en général, les femmes ont longtemps été contraintes par des rapports de pouvoir inégalitaires historiquement et socialement construits en viticulture (Matasar, 2006). Comme le souligne Jean-Louis Escudier (2016), le travail viticole a longtemps été caractérisé par une division sexuée accrue : les femmes ont été cantonnées au travail domestique, exclues de certains travaux viticoles (la taille de la vigne ou le greffage après la crise du Phylloxera par exemple) et bannies des chais. Ainsi, tout au long du XXe siècle, la partition genrée des tâches confère une apparente légitimité à la non-reconnaissance de la qualification de la main d’œuvre féminine. Julie Holbrook Tolley (2005), dans ses travaux sur la filière viticole en Australie, trouvent des résultats similaires sur l’invisibilisation du travail des femmes en viticulture au profit de l’implication de leurs conjoints et frères. La modernisation de l’agriculture a aussi largement contribué à exclure les femmes de l’activité agricole, les isoler au sein de l’espace domestique et les priver de contacts professionnels (Bessière, 2004). A partir des années 1980, le marché du vin se confronte à de nouveaux enjeux en s’ouvrant à l’international. Cette internationalisation impose une restructuration qualitative de l’ensemble des vignobles. S’inscrire dans une démarche de qualité devient alors primordial pour les vigneron·ne·s mais aussi pour tous les acteurs de la filière. Vinification, commercialisation, marketing et œnotourisme sont autant d’activités qui prennent alors de plus en plus d’importance au sein d’une viticulture qui se diversifie. Ce contexte a constitué (et constitue encore aujourd’hui) une opportunité nouvelle pour les professionnelles du vin qui contribuent à développer ces nouvelles activités (Gerbal-Medalle, 2018). Elles jouent notamment un rôle central dans le développement croissant de l’œnotourisme sur les territoires viticoles et le développement de la commercialisation et de l’accueil au caveau sur les domaines (Escudier, 2016). A ce propos, Alexis Annes et Wynne Wright (2015 ; 2017) ont mis en évidence l’implication clé des agricultrices dans les activités d’agrotourisme et d’accueil à la ferme, activités leur permettant de gagner les devants de la scène agricole. Cependant, le monde viticole demeure encore aujourd’hui masculin et le métier de vigneron est encore perçu comme un métier d’homme (Escudier, 2016). Par conséquent, les femmes restent très peu représentées dans les conseils d’administration des organisations professionnelles (interprofessions, syndicats d’appellation) qui structurent la filière agricole en général (Rieu, Fric, 2008) et viticole en particulier (Matasar, 2006 ; Escudier, 2016).
Notre étude s’appuie sur des travaux d’auteures étasuniennes qui suggèrent que les agricultrices jugent les collectifs ‘traditionnels’ (les syndicats, les conseils d’administration de coopératives ou les groupements techniques) utilisés par les hommes moins accessibles et pertinents pour elles. « Ces collectifs ont du mal à accepter l’entrée des femmes dans la profession agricole, à leur reconnaître une légitimité ou encore à considérer la question de l’égalité femme/homme, si ce n’est au centre, au moins comme une préoccupation majeure » (Sachs et al., 2016 : 95). Carolyn Sachs et al. (2016) montrent que dans ces collectifs majoritairement composés d’hommes, les femmes ont le sentiment de ne pas être prises au sérieux, d’être isolées et ne s’y sentent pas les bienvenues. Elles expriment également le fait que les méthodes de diffusion des connaissances ne leur conviennent pas toujours. Elles jugent nécessaire l’accès à des connaissances et des compétences techniques spécifiques et à de nouvelles idées pour pérenniser leur activité (Barbercheck et al., 2009). Elles veulent être soutenues pour contrecarrer un sentiment d’isolement et légitimer leur identité professionnelle et leur statut d’agricultrice. Les organisations ‘traditionnelles’ n’apportent finalement pas de réponse à ces attentes. En conséquence, nous observons l’émergence de réseaux créés par les femmes et pour les femmes (Sachs et al., 2016) qui mettent en place de nouvelles formes de collectifs. Les travaux de Carolyn Sachs et al. (2016) montrent que ces réseaux leur permettent de répondre aux questions qu’elles se posent en tant qu’agricultrices en général et en tant que femmes agricultrices en particulier. Ces collectifs féminins aux États-Unis visent à échanger des connaissances, des savoir-faire et créer un réseau de soutien et restent très peu étudiés par la littérature française. Les contextes agricoles étant toutefois différents, nous tenons à rester prudents quant à la comparaison entre les situations françaises et étasuniennes. D’autant plus que les collectifs d’agricultrices faisant l’objet d’études aux Etats-Unis sont généralement constitués pour échanger autour de pratiques agricoles ‘alternatives’ (sustainable agriculture), ce que nous ne retrouvons pas dans le contexte français. Cette littérature nord-américaine cherche notamment à caractériser l’agency des agricultrices impliquées dans ces groupes féminins, en mobilisant des concepts tel que l’empowerment que nous ne réutiliserons pas dans cet article.
Les collectifs d’agricultrices se développent et acquièrent une légitimité dans le champ de la représentation agricole dans les années 1960 (Comer, 2017). Accompagnés tout au long du XXe siècle par les mouvements féministes, ces groupements d’agricultrices (commissions syndicales, groupes de vulgarisation et de développement…) tendent à s’institutionnaliser et deviennent progressivement des « espaces de sociabilité féminine qui deviennent des tribunes de revendication d’un statut professionnel pour les agricultrices et des lieux où se construit l’autonomie des exploitantes » (Comer, 2017 : 80). C’est en 1994 que naît le premier collectif de femmes en viticulture, les Aliénor du vin de Bordeaux et le dernier porté à notre connaissance a été créé en 2018 dans le Gers. Ces nouveaux collectifs sont affiliés ou non au Cercle Femmes de vin, association créée en 2009 et lancée à l’occasion de l’évènement Vinexpo. Ce cercle s’est créé avec l’intention de « fédérer toutes les régions viticoles françaises et d’échanger entre régions » (Femmes de vin, 2018). Ses objectifs sont notamment de « rassembler les femmes du vin » et encourager l’échange d’informations et l’entraide, « s’impliquer dans les instances comme les organisations professionnelles » pour témoigner et sensibiliser sur l’importance de pérenniser la culture du vin et de « transmettre la culture du vin par l’éducation, l’information et la pédagogie » (Femmes de vin, 2018). Force est de constater qu’en France, ces regroupements sont relativement tardifs par rapport à d’autres pays. Ann B. Matasar écrit, et nous sommes alors en 2006, qu’ « alors que les réseaux sont devenus un outil clé contribuant au succès des femmes en viticulture dans d’autres pays, il ne fait pas partie de la culture française, du moins pour les femmes » (2006 : 53). Cette auteure décrit les Aliénor du vin de Bordeaux comme « une association formelle qui n’a de réseau que le nom » (2006 : 53).
Un travail exploratoire a été conduit en 2018 sur le vignoble de Gaillac. Situé à une cinquantaine de kilomètres au Nord-Est de Toulouse, Gaillac fait partie du vignoble du Sud-Ouest et compte 7300 ha de vignes (Pouzenc, Vincq, 2013). A l’instar d’autres vignobles français, il s’est recentré sur une viticulture dite de qualité dans les années 1970 en s’appuyant notamment sur une structuration collective de la filière autour d’organisations professionnelles (Rouvellac, 2008).
Nous trouvons les organisations professionnelles gaillacoises au sein des locaux communaux de l’Abbaye Saint Michel de Gaillac, lieu historique et emblématique : les organismes de Défense et de Gestion (ODG), la Maison des vins de Gaillac, le syndicat des Vignerons Indépendants du Tarn et la section interprofessionnelle des vins de Gaillac de l’Interprofession des Vins du Sud-Ouest (IVSO). Il existe trois signes officiels d’identification de la qualité et de l’origine (SIQO) sur le territoire de Gaillac, l’Indication géographique protégé (IGP) Côtes du Tarn et deux appellations d’origine protégée (AOP) Gaillac (née en 1935 pour les blancs et en 1970 pour les rouges) et Gaillac Premières Côtes (pour une faible production de blancs secs voulus ‘haut de gamme’). Ces SIQO sont portés par deux ODG (anciennement nommés syndicats d’appellation), les syndicats des AOP Gaillac et Gaillac Premières Côtes et le syndicat de l’IGP Côtes du Tarn. Ces ODG ont été constitués à l’initiative des producteurs qui ont décidé de se rassembler pour porter une démarche de reconnaissance d’un signe de qualité afin de différencier, protéger et valoriser leurs produits et les savoir-faire qui s’y rattachent. Ces ODG sont agréés et reconnus par l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO) avec qui ils travaillent à l’élaboration et la mise en œuvre d’un cahier des charges établissant notamment les spécificités du produit, son aire de production et les règles de production et de transformation. Aujourd’hui, l’ODG de l’AOP Gaillac regroupent environ 300 à 350 producteur·trice·s dont 130 caves particulières de vignerons indépendants, répartis sur 3700 ha. Tandis que les principaux acteurs de l’IGP Côtes du Tarn sont les deux caves coopératives Vinovalie et Labastide-de-Lévis qui collectent la vendange d’environ 200 viticulteurs.
La Maison des Vins de Gaillac est une association pilotant de multiples structures mais dont le cœur de métier réside dans la gouvernance de ces trois ODG qu’elle fédère. Chaque ODG a son conseil d’administration propre mais un directeur commun, le directeur de la Maison des vins. Elle est le porte-parole de l’appellation, travaille avec l’INAO et est au carrefour des décisions liées aux signes de qualité du vignoble. Ensemble, ODG et Maison des vins sont garantes du cahier des charges et de la défense de l’appellation. Elles pilotent les contrôles internes des produits, des conditions de production et défendent les producteurs des syndicats. La maison des vins se doit d’être force de proposition pour la modification des textes et les éventuelles montées en gamme des ODG. Elle anime les débats transversaux et gère les problématiques concernant l’ensemble du vignoble.
L’interprofession des vins du Sud-Ouest (IVSO) fédère les acteurs de la production (les ODG) et ceux de la mise en marché de la filière viticole dans le Sud-Ouest. Son rôle est principalement de promouvoir les vins du Sud-Ouest par des actions collectives. Constituée sous forme associative loi 1901 en 2008, elle regroupe 29 AOP et 13 IGP du bassin viticole Sud-ouest. C’est une interprofession à sections : les appellations (Gaillac, Fronton, Madiran…) ont une section interprofessionnelle financée par des cotisations volontaires obligatoires lui permettant de faire de la communication et de la promotion des vins de son vignoble. Ces sections possèdent une certaine autonomie financière et dans leurs actions promotionnelles spécifiques, même si l’IVSO mène aussi des actions communes.
Les vigneronnes sont très peu présentes au sein de ce paysage organisationnel : une vigneronne est présidente des Vignerons Indépendants du Tarn et siège, de fait, au conseil d’administration de l’ODG Gaillac (qui regroupe une quinzaine de membres) et de la Maison des vins (dix membres). Deux autres vigneronnes sont membres de ces conseils. Deux vigneronnes sont élues au conseil d’administration de l’IVSO parmi les douze personnes qui y siègent. Nous constatons que les vigneronnes élues au sein de ces différents conseils sont les deux (voire trois) mêmes. Dans ce contexte, un collectif de professionnelles du vin nommé les Z’elles Gaillacoises s’est créé en 2016. Les trois vigneronnes susnommées impliquées au sein des organisations en font d’ailleurs parties. Nous trouvons au sein de ce collectif des salariées de cave coopérative ou à la Chambre d’Agriculture du Tarn, des œnologues et professionnelles travaillant dans l’œnotourisme, le marketing, le design ou l’évènementiel oenotouristique. Sur les trente membres des Z’elles Gaillacoises, vingt-quatre sont vigneronnes.
Les résultats présentés dans cet article reposent sur dix-sept entretiens qualitatifs : un vigneron élu au conseil d’administration de l’ODG de l’AOP Gaillac, un salarié de la Maison des vins, deux salariées de la Chambre d’agriculture du Tarn dont une est aussi membre des Z’elles Gaillacoises, une vigneronne élue au syndicat des vignerons indépendants également membre des Z’elles Gaillacoises, un élu au conseil d’administration de l’IVSO et en tout, treize femmes membres des Z’elles Gaillacoises. Parmi ces treize femmes âgées de 24 à 57 ans, cinq sont salariées et huit sont vigneronnes. Quatre vigneronnes sont des « repreneuses » (Bessière, 2003). Elles se sont installées sur le domaine familial, ont été socialisées très tôt au métier et travaillent aujourd’hui pour la plupart (trois) associées à un ou plusieurs membres de leur famille. Quatre vigneronnes se sont installées hors du cadre familiale, suite à une reconversion professionnelle. Ces femmes nous offrent une diversité d’expériences et de trajectoires de vie nous permettant de comprendre les différentes motivations à intégrer les Z’elles Gaillacoises, les différentes expériences qu’elles ont du collectif et le lien entre leurs activités, leur statut et leur implication.
Les femmes que nous avons rencontrées ont de nouvelles attentes et notamment celle de s’insérer dans une démarche collective de promotion des vins de Gaillac. Lorsque nous interrogeons les membres des Z’elles Gaillacoises sur la naissance de leur association, elles nous décrivent leur volonté de construire un collectif en marge des organisations professionnelles qui ne parviennent pas à mettre en place une stratégie cohérente et collective de promotion du gaillacois. Ce qui se traduit aux yeux des participantes par un répertoire d’action pauvre (faute imputée à la section interprofessionnelle) et une faible -voire mauvaise) notoriété des vins de Gaillac, notamment sur le marché toulousain. Au-delà de cette insuffisance dans les actions menées, ce sont aussi les moyens qui sont mis en œuvre qui ne répondent pas aux attentes exprimées par les membres des Z’elles [3] enquêtées. L’exemple de la Fête des Vins de Gaillac est révélateur de ces tensions. Evènement promotionnel historiquement organisé sur le vignoble, la fête des vins de Gaillac a célébré ses 40 ans en 2018. Violette parle d’un « évènement qui cristallise les tensions » parce qu’organisé par des hommes « qui ont toujours été là », qui ne veulent pas le modifier et qui font face à « des jeunes qui arrivent et qui ont envie de le moderniser ». Thierry, salarié de la Maison des vins, témoigne effectivement des difficultés qu’ont ces structures à mettre en place une gouvernance. Il nous décrit un vignoble « équilibré », « des équilibres difficiles à bouger » et un vignoble sujet à un certain nombre de tensions pouvant conduire à des situations de blocage dans la prise de décisions collectives concernant la gouvernance de l’AOP Gaillac. La diversité des acteurs impliqués dans cette gouvernance entraîne des difficultés à obtenir des consensus. Une certaine forme « d’inertie » et de lourdeur bloque la prise de décisions (pendant les Assemblées Générales par exemple) et pénalise la « stratégie collective » (Entretien Maison des vins, 2018). Les sources de divergences sont elles aussi multiples : critères devant être portés au cahier des charges officiels de l’appellation, introduction d’éventuelles nouvelles pratiques de production, administration des contrôles ou typicité des vins (Entretien IVSO, 2018). Ces résultats font écho à ceux que Mickaël Pouzenc et Jean-Louis Vincq (2013) ont mis en évidence concernant les intérêts divergents entre acceptation d’une ouverture à la concurrence des vins de cépages et des vins technologiques au sein de l’appellation, particulièrement portée par les coopératives et la production localisée de vins de terroir, portée par les caves particulières des domaines viticoles qui souhaitent se démarquer par un savoir-faire local et refusent ces technologies. C’est ainsi que toutes les enquêtées disent avoir voulu « faire parler de Gaillac autrement » (sous-entendu « en bien ») et avoir voulu se mettre en marge de ce climat de tensions qui non seulement rend difficile toute action collective, mais aussi qui porte préjudice à l’ensemble du vignoble. Par leurs attentes et leurs actions, c’est le fonctionnement de tout un système qu’elles remettent en question.
Nos résultats vont dans le même sens que les travaux étasuniens qui montrent que les agricultrices se réunissent dans le but de rompre avec l’isolement et de créer un réseau d’échange et de soutien (Sachs et al., 2016). Toutes les femmes de notre corpus nous parlent de l’isolement qu’elles peuvent être amenées à connaître dans le cadre de leur métier et expriment le besoin de créer du lien avec les autres femmes de Gaillac. Les participantes nous expliquent que le collectif « fédère les filles » (Nicole) et permet aux femmes de tout âge d’apprendre à se connaitre, à certaines vigneronnes qui sortaient très peu du domaine (c’est leur conjoint qui allait aux réunions syndicales) de sortir, de « s’échapper de la maison et du quotidien » (Sarah) ou pour certaines vigneronnes installées hors cadre familial de s’intégrer à leur arrivée sur le territoire. Ces résultats vont dans le même sens que ceux d’Alexis Annes et Wynne Wright (2017 : 110) ou de… qui ont mis en évidence qu’une des principales motivations à initier des actions collectives chez les agricultrices est « le désir de contacts avec les autres ». Dans notre cas, cette volonté est exacerbée par les tensions qui ébranlent le Gaillacois. Nous le comprenons lorsque Aurore nous décrit les réunions syndicales : « Et puis c’est vachement bien parce que maintenant on se croise les vigneronnes avant on se connaissait mais voilà quoi. Maintenant on est vraiment contente de se voir quoi, c’est des copines. Ça change, ça change l’atmosphère. […] Le problème des réunions des vignerons de Gaillac c’est qu’à chaque fois que tu vas à une réunion c’est toujours pour une nouvelle réforme, pour un truc qui va-t’en rajouter un peu plus, donc t’es toujours sur la défense. […] Ils imaginaient qu’en allant à la réunion on allait marcher sur leurs plates-bandes puis qu’ils allaient se prendre une claque en plus dans la…parce qu’on te disait qu’il allait falloir faire quelque chose en plus. Donc là t’y vas sur la défensive en te disant “mais qu’est-ce que je vais encore ramasser encore ?” et du coup les mecs ils se parlaient pas ils se connaissaient pas ».
Les raisons qui ont poussé les vigneronnes à créer le collectif des Z’elles Gaillacoises ayant été exposées, il n’est pas étonnant que ces dernières ne tarissent pas d’éloges sur tous les bienfaits qu’elles en retirent sur le plan personnel. Il leur permet d’échanger des idées, notamment lorsqu’elles se déplacent les unes chez les autres lors des évènements organisés sur les domaines, ce qui ne leur serait jamais venu à l’idée avant la création du collectif. Elles se viennent en aide, se conseillent, s’organisent pour se prêter du matériel et échangent sur leurs préoccupations en tant que femmes vigneronnes. Comme cela a été montré ailleurs (Annes, Wright, 2015), nos résultats indiquent que les femmes créent des relations puissantes d’échange et de solidarité au sein de ce réseau. Certaines participantes nous décrivent un lien entretenu de façon quasi permanente au sein du collectif grâce à l’utilisation de réseaux sociaux tels que WhatsApp : « C’est incroyable. Je crois que ce matin j’ai bien dû recevoir 45 messages des Z’Elles. Et c’est tous les jours, tous les jours, tous les jours, tous les jours. Pierre (son conjoint) des fois il me dit “non mais il faut arrêter là les filles c’est n’importe quoi parce que tu te lèves avec les Z’elles, tu te couches avec les Z’elles” (rires). Mais c’est vrai ! Même si c’est des choses tu vois […] fin c’est con mais ça maintien du lien et du coup, même si c’est pas pour du soutien technique ou autre, le soutien il est là, il est latent, il est tout le temps-là tu sais que tu peux poser une question, tu peux sortir une connerie, tu peux. » Si de prime abord, cette utilisation des réseaux sociaux paraît excessive pour quelques enquêtées, WhatsApp constitue en réalité un incroyable outil pour que des femmes, qui se sont vues si longtemps privées de contacts professionnels, reconnectent. Nos résultats confirment aussi qu’au sein du monde agricole, le problème de l’isolement ressenti par les femmes est particulièrement prégnant et que « beaucoup d’entre elles se sentent isolées et non soutenues par des réseaux agricoles qui ne sont pas en accord avec l’identité professionnelle qu’elles revendiquent » (Brasier et al., 2014 : 307). C’est pour palier à ce manque que les Z’elles Gaillacoises se sont rassemblées.
Aux yeux de certaines de nos enquêtées, le collectif tend à rester cantonné à l’état de groupe de parole alors qu’elles voudraient le voir être un espace professionnel d’échange technique. C’est le cas de Patricia, installée depuis 25 ans sur le domaine familial et qui ne se sent pas particulièrement impliquée au sein des Z’elles Gaillacoises, en partie pour cette raison : « je pense que ça pourrait être un bel outil de mise en commun, d’échanges techniques, […] ça je pense que ça ferait vraiment avancer et faire des dégustations à l’aveugle, faire tout ça ». Elle nous dit qu’elle s’impliquerait sans doute plus s’il était possible d’approfondir la pratique du métier et de constituer des cercles techniques sur différents thèmes. Selon elle, « ça piaille » et elle a « du mal à trouver sa place dans ces réunions-là où elles parlent la moitié du temps que de recettes de cuisine ». D’ailleurs, plusieurs vigneronnes de notre corpus reprendront à des fins critiques ou non le terme de « poulailler » pour décrire les réunions des Z’elles. En ce point, ce collectif diffère de ceux étudiés par les travaux étasuniens sur lesquels s’appuient en partie notre étude car c’est bien dans le cadre d’une agriculture ‘durable’ (sustainable) et autour d’échanges techniques sur les pratiques que se sont constitués ces réseaux féminins aux Etats-Unis.
Finalement, nos résultats suggèrent que les vigneronnes et professionnelles du vin à Gaillac expriment une certaine insuffisance des organisations professionnelles du vignoble qui, en l’état actuel, faillissent apparemment à remplir leurs missions. Dans ce contexte, le collectif des Z’elles Gaillacoises nait de la volonté de rompre avec l’isolement, d’échanger et de se rassembler pour construire une démarche collective de promotion des vins de Gaillac au sein d’un réseau féminin. Mais nous voyons d’ores et déjà à ce stade que toutes n’ont pas les mêmes attentes vis-à-vis du collectif lui-même.
Dans cette partie, nous reviendrons sur le fonctionnement du collectif des Z’Elles Gaillacoises, la façon dont il se structure et évolue, ses objectifs, les actions qu’il met en place et les moyens mis en œuvre pour y parvenir qui ne font pas toujours consensus.
Pour promouvoir les vins gaillacois, les Z’elles Gaillacoises ont choisi de structurer leur action et construire leur identité autour d’une vente aux enchères de bouteilles données par les membres et dont les bénéfices aident à la rénovation des pigeonniers du vignoble de Gaillac : bâtis historiques qu’elles considèrent emblématiques du vignoble et laissés à l’abandon jusqu’à aujourd’hui. Dans un reportage Des Racines et des Ailes intitulé Sur les Routes du midi toulousain diffusé en 2018, la présidente de l’association décrit un lien fort entre les vigneronnes et ce patrimoine historique : « autrefois une femme lorsqu’elle se mariait elle pouvait apporter en dot un pigeonnier […]. Quand on a vu ça on s’est dit qu’aujourd’hui nous étions des jeunes vigneronnes à nous investir pour la restauration des pigeonniers alors que de tout temps finalement il y a eu un lien très fort entre les femmes et les pigeonniers ». Inspiré de Toques et Clochers, le Week-end des Z’Elles Gaillacoises réunit près de 130 personnes et a permis de récolter quelques milliers d’euros en 2016 et 10 000€ en 2018. Des animations sont aussi organisées tout au long du week-end et réunissent près de 300 personnes. Nos résultats montrent un attachement particulier des enquêtées au patrimoine gaillacois. Michèle Salmona (2003), qui a étudié l’émergence de réseaux d’agricultrices en France, a aussi mis en évidence qu’ « un espace mobilisateur de leur pensée et de leur action se structure autour du patrimoine de leur lieu de travail et de vie. » (Salmona, 2003 : 134).
Après trois ans, les participantes se questionnent quant à la pérennité de cet évènement surtout parce qu’il repose en grande partie sur des dons de la part des vigneronnes. Violette, conseillère technique, insiste sur le fait que malgré tout aujourd’hui « l’asso vit grâce au bon vouloir des adhérentes qui donnent le vin ». Elle ajoute que « faire trop de manifestations » reviendrait à « demander trop de dons aux filles pour que ça puisse perdurer ». Les vigneronnes enquêtées nous expliquent que le collectif leur coûte et toutes ne peuvent pas se permettre de donner des bouteilles, en particulier celles qui débutent leur activité. Ces doutes renvoient à une remise en question plus large de la façon dont ce collectif est financé. Au fur et à mesure que l’association gagne en notoriété les membres commencent à s’organiser pour trouver des aides publiques et privées. Mais la recherche de financements est un processus long qui repose aujourd’hui sur quelques membres. Sur Fabienne par exemple, qui est œnologue en laboratoire d’œnologie et qui fait bénéficier de son carnet d’adresse professionnel au collectif. Au bout de la troisième année (2018), les Z’elles ont commencé à mettre en place un système de parrainage pour leur sponsorisation et sont toujours à la recherche de subventions publiques. Si bien qu’aujourd’hui, outre quelques entreprises privées (souvent celles dans lesquelles travaillent les membres salariées) qui viennent en aide au collectif en donnant du matériel (cartons, impressions de flyers…), le collectif vit essentiellement de ses membres. Elles cotisent à hauteur d’environ 20€ par an, donnent des bouteilles et des échantillons pour les évènements organisés et une partie voire la totalité des bénéfices est reversée à l’association. La recherche active de financements extérieurs, encore timide, permet de soulager les membres qui n’ont pas forcément envie d’investir personnellement ‘juste’ dans la promotion du vignoble et d’assurer une plus grande durabilité pour cette association.
Cette remise en question générale de la façon dont est financée le collectif est aussi le résultat d’une évolution de son identité et de son répertoire d’actions qui se densifie. Nous arrivons aujourd’hui à un tournant où des divergences de visions entre les membres sur les vocations, les objectifs et l’identité de l’association commencent à émerger. Avec réflexivité, Lise nous résume cette évolution : « Au départ c’était l’organisation d’un évènement pour la mise en valeur du patrimoine, les Z’elles, mais c’est devenu dans une 2ème étape je dirais un réseau d’entraide. C’est-à-dire qu’à partir du moment où a été créé le groupe WhatsApp de communication c’est devenu un réseau d’entraide […] et après alors là c’est en train de devenir encore autre chose. La dernière étape, mais où bon on sait pas trop où on va aller parce que tout le monde n’est pas d’accord pour le coup c’est la première fois qu’on se retrouve face à des désaccords les unes des autres, c’est d’essayer de travailler…à des actions de développement collectives. […] Là par contre on est en train d’amorcer une étape un peu plus compliquée. On rentre dans une dimension pour laquelle chacune individuellement a de l’enjeu. C’est du commerce. […] Du coup on se retrouve pour la première fois depuis deux mois là face à des désaccords. Où y’en a qui te disent “non les Z’elles, c’est les pigeonniers faut que ça reste ça et pas autre chose sinon on va se pourrir l’association” et d’autres, et moi j’ai plutôt tendance quand même à en faire partie, de dire euh “c’est un super outil pour le vignoble de Gaillac il faut qu’on arrive à en faire quelque chose de plus encore” ». De peur de tomber dans l’usure, de peur que le public se lasse, mais aussi que les membres du collectif voient leur motivation s’éroder au vu de ce qu’elles retirent matériellement du collectif, les Z’elles ouvrent leur champ d’actions à toute une dimension commerciale (dégustations, évènements promotionnels, salons professionnels). Cette ouverture peut encourager les femmes à rester motivées à s’impliquer car elles en retirent plus de bénéfices à court terme mais créé des débats en interne avec celles qui ne sont pas intéressées par cette dimension commerciale qu’elles jugent dénaturante. Les Z’elles Gaillacoises évolue d’un collectif de mise en valeur du patrimoine local vers une structure ‘vitrine’ de commercialisation collective à l’échelle nationale. Si bien qu’aujourd’hui, ‘la cause des pigeonniers’ apparait davantage comme un prétexte rassembleur plutôt qu’une réelle cause patrimoniale à défendre.
L’idée de départ a fait son chemin dans la tête d’une vigneronne qui, suivie et aidée par deux de ses collègues et amies, a fait du phoning pour rallier des membres. Les adhésions se sont progressivement faites naturellement par cooptation et parrainage des nouvelles membres. Aujourd’hui, le collectif est victime de sa notoriété et de plus en plus de femmes demandent à le rejoindre ce qui le confronte à la nécessite de cadrer son recrutement. Mais les conditions à remplir pour faire partie de l’association restent assez floues, d’autant plus qu’aujourd’hui le collectif remet son identité en question. Certaines nous diront par exemple qu’il est « ouvert à tout le monde » ou à « toutes celles qui travaillent dans le vin à Gaillac », sous-entendu, il n’est pas restreint qu’aux vigneronnes contrairement à d’autres. D’autres diront que « le seul critère c’est d’être salariée ou avoir des responsabilités sur un domaine viticole » mais nous trouvons aussi parmi les membres des femmes salariées d’entreprises ou de coopératives. Nos résultats suggèrent que les critères d’adhésion à l’association sont remis en question. Certaines participantes sont opposées à l’adhésion de « femmes de vignerons » (pour reprendre leurs termes) qui aident ponctuellement leur conjoint sur le domaine sans statut et qui peuvent avoir un emploi à côté. Selon ces enquêtées, ces femmes ne sont pas vigneronnes, ne connaissent pas le métier de leur mari et ne savent pas déguster ni décrire le vin, ce qui véhicule une mauvaise image (car non professionnelle) du collectif. Cette divergence de position par rapport au profil des nouvelles membres a été exposée à la dernière assemblée générale (2018) et le nouveau statut de ‘membre bienfaitrice’ a été créé pour les récompenser de leur implication. Ces membres bienfaitrices participent à l’organisation du Week end des Z’elles mais ne sont pas associées aux nouvelles actions commerciales mises en place. Le collectif a ainsi arrêté le critère d’adhésion suivant : « les femmes salariées ou qui ont un statut sur un domaine viticoles à Gaillac », pour tenter de canaliser cet emballement à vouloir le rejoindre. Cependant, même le statut des salariées reste flou puisque parmi les cinq salariées de notre corpus, seulement une est œnologue salariée d’un domaine. En définitive, les quelques salariées faisant partie de l’association semblent être des salariées ‘privilégiées’. Elles ont rejoint le collectif à ses débuts à titre de soutien et occupent des postes à responsabilité sur le vignoble ou travaillent dans des entreprises privées soutenant (financièrement ou matériellement) l’action du collectif. Finalement, notre analyse révèle des différences d’implication au sein du collectif et suggèrent qu’un noyau de dix vigneronnes est moteur. Celles-là même qui sont en faveur de l’ouverture du champ d’actions de l’association et commencent à participer ensemble à des salons professionnels et des évènements promotionnels.
Un emballement également médiatique place les femmes leaders du collectif sous le feu des projecteurs. Les domaines et les noms de celles qui ont créé l’association et qui sont fortement impliquées dans son animation sont beaucoup cités dans les médias et on associe souvent le collectif à ces personnes-là. Cet engouement créé une forme d’émulation chez les participantes qui ont le sentiment que le collectif fonctionne au bénéfice de certaines qui en tirent des avantages individuels. Le serment tacite qu’elles font à leur adhésion à savoir celui d’oublier son domaine pour se fondre dans le collectif et promouvoir les vins du gaillacois dans son ensemble semble alors rompu. Cécile nous explique ces tensions qui pèsent sur le collectif : « Au bout d’un moment c’est bien de prendre la lumière par rapport aux Z’elles Gaillacoises et de s’afficher mais encore une fois c’est une question d’image quoi. Donc c’est ça qui me gêne vraiment. La dernière fois y’a eu une vigneronne […] qui a poussé un coup de gueule qui a dit bon au bout d’un moment aussi faudrait peut-être que ça soit pas toujours les mêmes noms qui apparaissent, sur les flyers, que la communication soit globale et les Z’elles Gaillacoises soient pas un prétexte pour tirer la couverture à soi ». Ces résultats rappellent les travaux de Bryant et Garnham (2014 : 412) qui ont montré que « les médias dépeignent une image étincelante de certaines élites féminines » [4] ne permettant pas d’appréhender la diversité des profils existant et illustrant une féminisation déformée de la réalité. Nos résultats vont dans le même sens que les travaux réalisés aux Etats-Unis sur les collectifs d’agricultrices qui montrent que les vigneronnes mettent en place de nouvelles formes de collectifs qui leur permettent d’endosser des rôles de leader et d’apparaître comme des professionnelles (Sachs et al., 2016). Toutefois, toutes les membres enquêtées n’endossent pas cette position de leader. Certaines restent dans l’ombre en ayant l’impression d’œuvrer bénévolement pour une cause collective dans l’intérêt de quelques-unes.
Certaines participantes, souvent celles qui se sentent moins impliquées au sein du collectif, peuvent rejeter certaines valeurs ou certains moyens sur lesquels s’appuient l’association pour assoir ses actions. Un exemple révélateur est celui de la robe rose à jupon portée par les Z’elles la première année de création de l’association lors de la fête des vins. Les Z’elles ont construit leur image autour de la couleur rose et de son incarnation du féminin. Certaines enquêtées refusent le port de ce dit « accoutrement ». Cécile, qui est une des plus jeunes puisqu’elle a 29 ans et qui a rejoint le collectif très récemment, porte un regard critique sur l’utilisation de ces stéréotypes : « J’ai pas les mêmes façons de voir les choses. Quand je vois sur une conversation WhatsApp “quel est le nouveau dresscode, est-ce qu’on se met toutes en rose ?”, à quel moment des femmes vigneronnes sont obligées de se mettre en rose pour faire parler d’elles ? On promeut le vin et notre territoire on va pas aller s’habiller en robe rose à pois noirs. Ça a été la grosse discussion quand je suis entrée dans le collectif j’ai dit je rentre mais à une condition vous me faites jamais porter un truc comme ça. […] On va s’appuyer sur des moyens un peu vieillots c’est-à-dire jouer sur l’image de la femme, en s’habillant en rose, en faisant des animations enfin là le thème c’est “soirée rose” pff…au bout d’un moment ouais je veux bien que tu trouves des idées de comm qui sont en lien avec le monde féminin viticole, mais je veux dire c’est de la carricature c’est plus juste une image véhiculée, c’est vraiment de la carricature ». Ces résultats renforcent l’idée précédemment émise selon laquelle une des finalités de ce collectif peut-être la commercialisation collective des vins de Gaillac au moyen notamment d’une instrumentalisation de l’image de la femme. Cette instrumentalisation, qui repose sur l’utilisation de stéréotypes perçus et construits comme féminins, peut néanmoins être tout à fait consciente. Les enquêtées trouvent aussi le moyen de jouer sur ces stéréotypes pour parvenir à leurs fins.
A leurs débuts, les membres des Z’elles enquêtées ont eu l’impression de ne pas avoir été prises au sérieux par les institutions gaillacoises qui ont vu le collectif comme un amusement et une nouvelle lubie qui n’allait pas durer. Thierry, salarié à la maison des vins, nous explique que les organisations ont vu l’émergence de ce collectif comme une initiative parallèle, relevant du privé et menant des interventions individuelles pour se différencier venant confronter et pénaliser le travail collectif qui était fait à l’échelle du vignoble. Ainsi, les représentants des organisations enquêtés ont perçu les actions menées comme n’étant pas toujours construites dans la complémentarité de ce qui était établi. Ils nous disent avoir regretté de voir apparaître ce collectif sans avoir été mis au courant ou consultés. Aujourd’hui, nos enquêtées ne ressentent pas un soutien particulier de la part des organisations professionnelles en place. Non seulement, elles sont étonnées de ne pas voir plus de représentants de la Maison des Vins et de l’ODG participer à leur évènement mais surtout, elles décrivent une réticence de la part des institutions à intégrer le collectif au répertoire d’actions promotionnelles de l’appellation. Par exemple, lors de l’édition 2016 de la Fête des Vins organisée par la section interprofessionnelle, les Z’elles avaient demandé à avoir un stand réservé au collectif et cela leur a été refusé. Elles ont quand même décidé de porter (pour celles qui le souhaitaient) leur robe rose en signe distinctif. Pour expliquer ces résistances à la collaboration, certaines participantes décrivent une certaine forme de jalousie liée à un déplacement du centre de l’attention au sein de l’appellation qui dérange. D’autres, à l’instar de Lise, nous expliquent que les institutions voient le collectif comme la montée d’un contre-pouvoir : « Ils le vivent un peu comme un contre-pouvoir. Mais pas que les Z’elles en fait c’est qu’il y a pas mal d’associations qui se sont créées parce que y’a quelque chose qui tourne pas bien dans l’appellation au niveau des instances et que du coup à un moment donné, on est obligé de réussir à prendre le relai autrement. Du coup forcément c’est perçu comme un contre-pouvoir […]. Parce que c’est des personnes qui ont pas un pouvoir de décision qui vont faire des choses pour le collectif sans que ça ait été validé par les personnes qui doivent porter le collectif. C’est pas “on n’a pas dit oui pour que vous le fassiez” mais c’est “si on doit faire un évènement pour la promotion du vignoble c’est nous qui devons donner le crédit donc c’est pas à vous de monter votre petite initiative dans votre coin. On avance tous ensemble ou on avance pas”. Ce qui se comprend…c’est logique…après le problème c’est que comme la grosse machine collective n’arrive pas à avancer, c’est compliqué quoi. […] Soit tu t’investis dans ce qui se créé en parallèle et qui pourrait servir l’ensemble, qui sert l’ensemble, soit tu continues d’attendre quelque chose qui ne bouge pas. » Les enquêtées impliquées dans la gouvernance de l’association comme l’est Lise ne comprenne pas ces résistances et imputent même aux organisations la responsabilité à venir du maintien du collectif. Elles déclarent que si les organisations professionnelles n’apportent pas leur soutien à l’action, notamment financier, le collectif finira par s’éteindre.
Les organisations gaillacoises tendent à se remettre en question sur leur fonctionnement et leur apparente difficulté à remplir leurs missions conformément aux attentes de nos enquêtées. Selon les participantes, la Maison des vins commencent à s’intéresser à l’association parce qu’elle a réussi à assoir son action et gagné en notoriété. Ceci est confirmé par nos entretiens avec les représentants des organisations (syndicat et maison des vins). Ils sont conscients des retombées positives pour le vignoble des actions menées par le collectif et du fait que les structures peuvent s’apporter mutuellement. Ils reconnaissent aujourd’hui qu’une telle action est la conséquence d’une forme d’insuffisance sur l’outil promotionnel en place. Ces institutions nous confessent « un constat d’échec », pour reprendre les termes de Thierry, et admettent que de telles initiatives peuvent remobiliser la section interprofessionnelle et être porteuses pour l’ensemble du gaillacois. Nous n’avons pas encore pu, à ce stade de notre étude, nous entretenir avec une personne représentante de la section interprofessionnelle des vins de Gaillac. L’IVSO, quant à elle, reste relativement distante de ces tensions locales qui commencent tout de même à s’exporter à l’échelle régionale. Aux vues du développement des différents collectifs féminins et notamment du collectif régional Sud-Ouest Femmes & Vins qui fédère les associations du bassin Sud-Ouest, les mêmes questionnements émergent pour l’IVSO. Finalement, cette remise en question demeure partielle car bien qu’elle initie une réflexion de changement pour les organisations, elle ne se traduit pas, du moins pour le moment, en actions concrètes.
Par l’analyse de l’expérience des femmes impliquées au sein du collectif des Z’Elles Gaillacoises, nous souhaitions remettre en perspective les conditions d’émergence des collectifs féminins viticoles qui se créent au sein des vignobles français depuis une vingtaine d’années. L’objet de notre travail a été de comprendre leurs rôles et la façon dont ils s’intègrent au tissu des organisations professionnelles historiquement présentes sur les territoires viticoles. Nous voulions saisir plus largement ce que produisent ces collectifs en termes de changement et en quoi ils amènent les organisations ‘traditionnelles’ encore très largement masculines à se renouveler. Ce travail s’inscrit dans la continuité de travaux de recherche s’intéressant à la féminisation de l’agriculture et à la contribution des femmes à la transformation du monde agricole. L’objectif de notre étude de cas est moins la généralisation de notre propos que l’ouverture de pistes de réflexion sur un sujet encore peu étudié en France. Il va sans dire qu’aux vues du développement récent de nombreux autres collectifs féminins en viticulture, une étude comparée de l’association des Z’elles Gaillacoises avec d’autres serait tout à fait pertinente. Elle permettrait de cerner les finesses des conditions d’émergence de ces collectifs dans différents contextes, d’analyser dans quelles mesures ils sont porteurs de changement et de comprendre les modalités de ces transformations dans ces contextes viticoles variables. De même, il serait intéressant d’étudier plus en profondeur comment certains collectifs, en jouant sur une image essentialiste de la femme, pourraient contribuer à renforcer des représentations traditionnelles et le rapport qu’entretiennent les vigneronnes membres au féminisme.
Notre travail montre que dans le contexte gaillacois où les organisations professionnelles peinent à remplir leurs missions et assoir une gouvernance consensuelle, les femmes ont voulu prouver qu’il était possible de mettre en place une démarche collective de promotion des vins de l’appellation. Le collectif des Z’elles Gaillacoises créé autour d’un évènement qui prône la préservation du patrimoine, permet aux femmes de recréer du lien dans un contexte historiquement marqué par de fortes tensions et rompre avec l’isolement qu’elles peuvent ressentir dans le cadre de leur métier. Par leur implication dans ce collectif, les Z’elles tentent de réintroduire la collaboration professionnelle sur le vignoble au sein d’un réseau professionnel d’échange et d’entraide. L’émergence de ce collectif remet en question la structuration de la filière viticole telle qu’elle est organisée aujourd’hui à Gaillac et conduit les organisations à se questionner sur leur propre renouvellement ; des organisations qui sont surtout convaincues de l’opportunité communicationnelle qu’incarne le collectif. Cependant, l’intégration du collectif au paysage organisationnel reste timide et les réticences à collaborer illustrent une remise en question qui demeure partielle et ne se traduit pas en actions concrètes.
Pour finir, nous voulons ouvrir des pistes de réflexion sur un possible déplacement du pouvoir en dehors des espaces des organisations professionnelles. Nous ne considérons pas, dans le cadre de cet article, l’accès aux conseils d’administration des organisations professionnelles comme une fin en soi ou un indicateur de réussite professionnelle. Pour autant, notre étude montre que l’émergence du collectif des Z’elles Gaillacoises doit être recontextualisée au sein d’une filière viticole qui voit bourgeonner un certain nombre de collectifs locaux contestaires aux revendications diverses. Ce collectif s’inscrit ainsi dans un contexte plus large de remise en question globale de la structuration de la filière viticole aujourd’hui.
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[1] Pour aller plus loin à ce sujet, voir les travaux de Ségolène Lefèvre (2009) et Jean-Louis Escudier (2016).
[2] Traduit par l’auteur : “For a traditionally patriarchal industry, […] such indicators are suggestive of significant cultural and structural change.” (Bryant, Garnham, 2014 : 411)
[3] Nous utiliserons cette abréviation dans la suite de l’article.
[4] Notre traduction de : « Media articles on women’s success in the wine industry focus predominantly on wine makers, painting a glossy image of elite women […] » (Bryant, Garnham, 2014 : 412)
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