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Loizeau Virginie

L’hygiène domestique dans la mucoviscidose : la prévention des risques respiratoires et ses implications familiales

 




 Résumé

La mucoviscidose est une maladie grave faisant en France l’objet d’un dépistage à la naissance. Ses incidences respiratoires chroniques sont aujourd’hui encore létales à plus ou moins long terme. L’enfant malade et sa famille sont pris en charge par des équipes médicales qui mettent en place des mesures de prévention. Parmi elles, des recommandations de bonnes pratiques relatives à l’environnement intérieur de l’habitation familiale font la promotion d’une hygiène domestique spécifique, dont le but est de prévenir les épisodes d’inflammation et d’infection pulmonaires de l’enfant. L’article propose de montrer comment l’hygiène domestique devient l’objet de l’appropriation profane de la mucoviscidose par les familles. Pour gérer les risques respiratoires, elles ajustent leurs pratiques ordinaires en fonction des normes médicales. L’étude des modalités de cet ajustement permet d’analyser les différentes dynamiques familiales de prise en charge de la maladie et leurs implications.

Mots Clefs : Mucoviscidose, Hygiène domestique, Risques respiratoires, Dynamiques familiales

 Abstract

Domestic hygiene in cystic fibrosis : prevention of respiratory risks and its family implications

Cystic fibrosis is a serious disease that is screened at birth in France. Its chronic respiratory effects are still lethal in the more or less long term. Medical teams take care of the sick children and their families. They implement preventive measures. They give recommendations of good practices for the indoor environment of the family home. They promote specific domestic hygiene. Their aim is to prevent episodes of inflammation and infection of the child’s lungs. The article proposes to show how domestic hygiene becomes the object of profane appropriation of cystic fibrosis by families. They adjust their ordinary practices according to medical standards to manage respiratory risks. To study the modalities of this adjustment makes possible to analyze the different family dynamics of managing the disease and their implications.

Keywords : Cystic fibrosis, Domestic Hygiene, Respiratory risk, Family dynamics

La mucoviscidose est une maladie génétique rare dépistée à la naissance, et qui a des incidences respiratoires chroniques. Rendues fragiles par la maladie, les voies respiratoires sont exposées à des risques d’inflammation et d’infection liés à la qualité de l’air ambiant. L’espace domestique peut ainsi se révéler pathogène du fait de la présence d’agents irritants, allergènes ou infectieux. Cette présence dépend des caractéristiques de l’habitation et des habitudes de vie. Pour prévenir ces risques, les parents du nouveau-né reçoivent des recommandations à propos des bonnes pratiques d’organisation, d’usage et d’entretien de l’habitation. Elles leur sont d’abord transmises par l’équipe soignante (pneumopédiatre et puéricultrice) assurant le suivi de l’enfant. Selon les centres de soins [1], cette information est complétée lors de séances d’éducation thérapeutique ou à l’occasion de la visite à domicile d’un conseiller médical en environnement intérieur (CMEI). Ces recommandations amènent les familles à reconsidérer leur habitation et leurs habitudes de vie jusque dans des détails aussi triviaux que « rabattre le couvercle des toilettes avant de tirer la chasse d’eau » [i]. Les réponses qui leur sont apportées débouchent sur des règles pratiques d’hygiène domestique.

Selon les approches de sociologie médicale issues de Freidson (1970), la mise en œuvre des recommandations d’hygiène domestique peut être appréhendée en termes de conflit de perspective. Ce conflit se joue entre les professionnels de santé et les groupes domestiques en présence. Les premiers font la promotion de recommandations de bonnes pratiques basées sur les connaissances qu’ils ont de la pathologie, pour préserver les poumons de l’enfant des risques de développement de pathologies chroniques. Au nom de ces risques respiratoires, les seconds sont amenés à reconsidérer leurs manières d’habiter, fondées sur d’autres prémisses (Bourdieu, 1969), voire d’autres normes, comme celles du développement durable et de la transition énergétique. En fonction des risques qu’ils priorisent, les groupes domestiques effectuent les arbitrages nécessaires à l’adaptation de leurs conditions de vie aux besoins de l’enfant. Ce processus de dépassement du conflit de perspective conduit à une grande variabilité des ajustements opérés. L’analyse culturelle des risques développée par Mary Douglas (Douglas, 1978, 1992 ; Calvez, 2006) est mobilisée pour analyser cette variabilité, en rendant compte de l’inscription des risques de santé dans l’organisation de la famille et de son espace domestique.

L’article s’appuie sur une enquête qualitative menée en région Bretagne dans le cadre d’une recherche doctorale [2]. Vingt-quatre entretiens semi-directifs ont été réalisés entre 2018 et 2020 aux domiciles de familles hébergeant un à plusieurs enfants souffrant de mucoviscidose, âgés de quelques mois à une vingtaine d’années. Dix-sept mères, trois pères et quatre couples parentaux se sont exprimés sur la mise en œuvre des recommandations dans leur logement, visité et photographié à cette occasion. Enrichis d’observations, les entretiens servent à la description ethnographique des groupes domestiques, de leur habitation et de leurs pratiques de gestion de l’air intérieur. Ces monographies fournissent le matériau à partir duquel il est possible d’analyser les relations entre la production de normes d’hygiène, la prise en compte des risques de santé pour l’enfant et l’organisation domestique.

Dans une première partie, l’article montre de quelle façon les groupes domestiques parviennent à s’approprier les recommandations médicales d’hygiène pour dépasser le cadre du conflit de perspective initial. La deuxième partie expose de façon synthétique l’analyse culturelle des risques. A partir de monographies domestiques, elle détaille les deux principaux types de dynamiques familiales qui se mettent en place pour gérer les risques respiratoires et la maladie au quotidien.

 L’hygiène domestique dans la mucoviscidose : un conflit de perspective

La mucoviscidose, une maladie génétique rare sous le contrôle de la « profession »

La mucoviscidose est une maladie génétique et héréditaire rare. Elle concerne un enfant sur 3000 en Bretagne, région considérée en France comme un socle génétique local [3]. Sa première description scientifique date des années 1930 [4]. Elle est depuis l’objet de recherches constantes pour trouver un traitement qui permettrait de ne plus en mourir prématurément.

Du fait de sa rareté et de cet enjeu, la mucoviscidose est de prime abord l’archétype de la maladie pour laquelle « la représentation de la maladie du profane correspond à celle de la profession » (Freidson, 1984 : 275). Maladie souvent qualifiée de « grave » par les parents interviewés, elle requiert « immédiatement une attention professionnelle » [5] peu contestée : l’augmentation de l’espérance de vie est notable depuis la mise en place du dépistage néonatal et des soins de prévention à la naissance, au début des années 2000. Cette « instauration d’un système d’examens et de tests obligatoires et standardisés » [6] initie le processus par lequel la représentation de la maladie des professionnels commence par s’imposer aux parents du nourrisson nouvellement dépisté.

Confirmée par le test de la sueur au terme du premier mois de vie (suite au test de Guthrie effectué en Maternité), la mucoviscidose de l’enfant est annoncée à ses parents la plupart du temps sans que le nouveau-né ne montre de signes interprétés comme ceux d’une maladie : « Donc les trois premières semaines, non, il n’y avait rien. […] c’était même un bébé plutôt cool on va dire. » (entretien MUCRen02). Dans ce contexte, le diagnostic médical « crée » à proprement parler la maladie car il fait rarement suite à des symptômes : difficultés respiratoires ou problèmes digestifs, identifiés comme tels par les parents.

L’annonce de la mucoviscidose est un « choc », d’autant que l’état pathologique du bébé n’en témoigne pas forcément. Pour les parents ayant suivi la quatrième saison de l’émission de télé-réalité « Star Academy » en 2004, ce choc est amplifié par la médiatisation de l’histoire de Grégory Lemarchal, décédé jeune de cette maladie : « Le père : - Quand ils nous ont annoncé ça, on a eu l’image là et… La mère : - Voilà. On s’est dit : on va le perdre à vingt ans. » (entretien MUCRen04). Cette figure populaire de la chanson française est aujourd’hui souvent le seul visage connu de la mucoviscidose. En exacerbant son statut de maladie mortelle, elle participe aux yeux de parents vulnérables à la justification d’un système de prise en charge médicale relativement contraignant.

Le suivi de l’enfant malade s’effectue au sein d’un centre spécifique à l’hôpital : le CRCM pédiatrique. Il est assuré par une équipe pluridisciplinaire composée de pédiatres de différentes spécialités (pneumologie, gastroentérologie), de puéricultrices, kinésithérapeutes, diététiciens, psychologues, assistants sociaux et secrétaires. Ces professionnels accompagnent l’enfant du diagnostic de la maladie à son passage vers le CRCM pour adultes aux alentours de dix-huit ans. Plus intensives la première année, les consultations deviennent ensuite trimestrielles. Ce cadre médical structuré et stable devient vite familier aux parents, surtout en la personne de la puéricultrice référente de l’enfant. Même en cas de déménagement et de transfert vers un autre centre, ils restent attachés à l’équipe soignante initiale de l’enfant : « Le père : - Il y a un lien qui se crée et puis du coup on avait vraiment confiance en eux. La mère : - On leur confiait la santé de notre tout-petit. » (entretien MUCRos08).

Dans l’intérêt des parents, les CRCM tentent de les orienter dans leur accès à l’information relative à la maladie. Ils leur déconseillent notamment de recourir à Internet comme source de renseignements complémentaires. Seule est accréditée l’association Vaincre la Mucoviscidose, réunissant malades, proches et spécialistes de la pathologie (soignants, chercheurs) : « Le Docteur X savait très bien qu’on allait aller faire des recherches, comme n’importe qui, et il nous a dit : « Ben… allez sur ce site. ». Donc c’était le site de Vaincre la Muco. » (entretien MUCRos05).

Reconnue d’utilité publique, Vaincre la Mucoviscidose assure la coordination de la majeure partie des actions de lutte contre la maladie sur le plan national. Elle contribue à la création d’un canal d’informations, validées par la communauté médicale et scientifique, à destination des patients et de leurs proches. Ses moyens de communication sont divers : son site Internet, sa présence sur les réseaux sociaux, ses publications (le magazine Vaincre, la Lettre aux adultes) mais aussi ses congrès annuels [7] et son opération de collecte de fonds : Les Virades de l’espoir. Sur le terrain breton de l’enquête, dans les Côtes d’Armor et le Finistère Nord, la participation des familles, soignants et chercheurs à cette vie associative est intensifiée par la mobilisation autour de la mucoviscidose propre à ce territoire (Vailly, 2004) ; ce qui n’est pas sans incidence sur le partage d’une représentation commune de la maladie.

Dans les mois suivant la naissance, les parents reçoivent les recommandations de bonnes pratiques dans ce contexte dominé par une autorité médicale qui institue l’enfant comme patient, qui s’impose comme soignante et qui s’investit dans la production et la diffusion de l’information sur la maladie. Ils écoutent les conseils légitimes de soignants avec lesquels ils ont établi des relations de confiance. En cette période post-diagnostic, ils sont souvent leurs seuls repères pour faire face à une maladie rare dont ils ignorent tout ou presque.

De l’hygiène domestique à l’entretien de la maison

« L’hygiène est classiquement la science qui enseigne les mesures propres à conserver la santé, voire à l’améliorer » [8]. Cette définition simple rappelle que l’hygiène est d’abord une science médicale, et c’est ainsi qu’elle se présente aux nouveaux parents.

Cette maladie se caractérise par une viscosité anormale de la muqueuse bronchique, ce qui favorise des épisodes d’inflammation et d’infection des bronches conduisant à une destruction progressive et irréversible des alvéoles pulmonaires. Les malades sont sensibles à l’ensemble des irritants présents dans l’air (les virus mais aussi les fumées, les parfums), ainsi qu’à des agents infectieux dits « germes de l’environnement » [9] comme des moisissures (Aspergillus fumigatus) et des bactéries (Pseudomonas aeruginosa). Pour limiter leur pouvoir de nuisance, il doit être mis en place une hygiène corporelle et domestique se différenciant de celle promue dans d’autres pathologies (Marrakchi et al., 2002). Des parents le perçoivent dès l’annonce de la maladie : « Comme on évoque les germes qui peuvent être compliqués, les bactéries, très concrètement on comprend qu’il va falloir modifier beaucoup, beaucoup de choses en fait. » (entretien MUCRen01).

La particularité de l’hygiène domestique dans la mucoviscidose tient à l’attention portée aux réservoirs d’eaux stagnantes qui deviennent facilement des lieux de prolifération de bactéries dont le Pseudomonas aeruginosa [10]. Certains paraissent évitables : les vases ou les aquariums ; d’autres sont indissociables de la maison : la cuvette des toilettes, les canalisations et leurs terminaisons (siphons, robinets, pommes de douche). Plus généralement, l’humidité est un objet de préoccupation dans la mesure où elle favorise le développement de germes dont les moisissures. Elle est dans l’air, sur les surfaces et dans toutes sortes de matières absorbantes : le plâtre, le ciment (joints de faïence et de carrelage), mais aussi les éponges, les serviettes ou encore le terreau des plantes. La lutte contre les irritants est importante. Les émanations appellent à la vigilance : les fumées (de cigarette, d’encens, de cheminée), les vapeurs, les parfums et les composés organiques volatils (COV) provenant des matériaux de construction, d’aménagement et de décoration (peintures), comme du mobilier et des produits ménagers.

Les cibles de l’hygiène domestique sont multiples et exhaustives. Produire et maintenir un air intérieur de qualité implique des actions sur le bâti en lui-même et ses usages, en plus de nécessiter des pratiques adaptées. Un air sain signifie un habitat aéré, nettoyé et partiellement désinfecté ; ce qui renvoie à la prescription de toute une série de bonnes pratiques : d’ouverture des fenêtres, de techniques de dépoussiérage, de protocole de désinfection des siphons à l’eau de Javel ou au vinaigre blanc.

L’hygiène domestique correspond donc pour les familles à tous les gestes d’entretien de la maison, d’aménagement et de maintenance du bâti, qu’ils soient quotidiens ou non. Elle renvoie à un ensemble de pratiques ordinaires qui n’ont aucune connotation médicale dans d’autres contextes. Le terme « hygiène » est davantage repris par les familles sensibilisées dans le cadre d’une éducation thérapeutique formelle (sous forme de séances individuelles au centre de soins), ou par celles dont les enfants sont plus âgés. Ces dernières ont connu dans les années 2000 une forme de prévention axée sur la sécurisation et l’hygiénisme (Langeard, Minguet, 2018). Pour les autres, il est surtout question de tâches ménagères. Les bonnes pratiques d’entretien de l’espace domestique, d’aération et de ménage, remettent plus ou moins fortement en cause celles des familles, avec pour conséquence minimale d’intensifier les pratiques ménagères.

Les familles d’enfants malades associent un air « sain » à une habitation « saine » : à un bâti présentant les caractéristiques du neuf, qu’il soit effectivement neuf, refait à neuf (complètement, en partie) ou entretenu depuis sa construction. Plus l’intérieur en est lumineux et ensoleillé, moins les « petits miasmes » (entretien MUCRen01) s’y développent. Les parents s’attachent à maîtriser le bâti dans sa dimension technique : sa constitution (ses matériaux), son fonctionnement (ses systèmes de chauffage, de ventilation), son entretien. Il est le plus souvent débarrassé de certains revêtements de murs, de sols comme les tapisseries, les moquettes, ou encore équipé de ventilation mécanique contrôlée : « Une VMC double-flux ça aspire l’humidité, et ça souffle. » (entretien MUCRos07).

Garantir un air intérieur « sain » implique aussi d’agir sur ses habitudes de vie, sur son chez-soi : par exemple, sur la place que l’on accorde dans la maison aux animaux, plantes et bibelots (« nids à poussière »), considérés selon les critères de l’hygiène domestique comme des réservoirs de germes. Ce sont des êtres ou des choses chargés d’affects, dont le maintien dans l’espace domestique fait l’objet de négociations. Pour tenir compte des recommandations, les plantes peuvent être exclues (transférées ailleurs), placées hors de portée de l’enfant ou substituées par des imitations.

La mucoviscidose de l’enfant, par les recommandations d’hygiène auxquelles elles donnent lieu, interroge profondément l’univers ordinaire et quotidien de la famille.

L’hygiène domestique : objet de l’appropriation profane de la maladie

Freidson tient au sujet de « la définition que le profane donne de la maladie » [11] le raisonnement suivant. Le profane distingue la santé de la maladie, entre autres, en évaluant la manière dont la survenue de quelque chose vient perturber ses routines, sa façon régulière et machinale de se comporter : « (lorsqu’)on découvre tout à coup qu’on ne peut plus marcher comme d’habitude, on va discerner un symptôme de ce qui pourrait être une « maladie », en particulier si le symptôme est inattendu dans l’expérience quotidienne. » [12]. Il identifie aussi un « processus social qui consiste à demander conseil avant, pendant et même après que se pose un problème de santé. » [13].

En jouant ce rôle de « perturbateur des routines » familiales, les recommandations d’hygiène deviennent l’un des « symptômes » qui participe à la construction de la représentation profane de la maladie. L’hygiène domestique est l’objet par lequel la mucoviscidose fait maladie pour les parents et l’entourage de l’enfant ; car ils ont prise sur cet objet et ne manquent pas d’en discuter. Les entretiens montrent qu’une fois passée l’épreuve de l’annonce de la maladie, la question de l’hygiène domestique génère une circulation de savoirs et de connaissances bien au-delà de l’espace d’échanges initialement instauré entre les professionnels de santé et les parents de l’enfant malade.

Des débats ont lieu dans le couple mais aussi au sein du groupe domestique, entre parents et enfants, comme le rapporte une mère évoquant le simple fait de tirer la chasse d’eau : « Des fois mes garçons oublient de tirer la chasse ou alors entre le collège où on leur dit qu’il faut pas tirer la chasse trop souvent, parce que pour l’économie de la planète… » (entretien MUCRos02). Le plus souvent héritées, les habitudes en matière d’hygiène sont aussi débattues au niveau de la famille élargie. Les parents observent ou interrogent leurs propres parents, frères et sœurs, sur leurs pratiques ménagères, à propos du matériel, des produits, des techniques. Des grands-parents, oncles et tantes, en viennent à changer leurs habitudes, ou à revoir l’aménagement de leurs intérieurs ne serait-ce que le temps de l’accueil de l’enfant. Des personnes extérieures au cercle familial peuvent être impliquées dans les choix relatifs à l’hygiène domestique : les relations de voisinage, par lesquelles certaines familles sont initiées à des gammes de produits de nettoyage « naturels » ou « écologiques » (comme H2O®). Les artisans du Bâtiment sont aussi consultés et écoutés, qu’il s’agisse d’un couvreur déconseillant l’achat d’une maison ancienne par crainte de l’amiante, d’un plombier préconisant une VMC Hygro B : « Après il y avait une histoire d’hygro je sais pas quoi enfin bon tout le monde n’était pas d’accord donc… […] Mais je crois qu’on a donné raison ben à l’installateur en fait. » (entretien MUCRos07).

Ce processus social de demande de conseils, caractéristique de l’appropriation profane de la maladie, est d’autant plus actif dans la mucoviscidose que les recommandations d’hygiène sont loin de faire consensus au sein de la communauté médicale et scientifique.

La preuve des relations de causalité entre une exposition dans l’environnement domestique et le statut bactériologique et microbiologique de l’enfant est difficile à apporter (Pricope et al., 2015). Dans ce contexte, si les parents localisent bien les réservoirs de germes dans l’espace domestique, ils éprouvent parfois plus de difficultés à comprendre les modes de transmission à l’enfant, notamment dans le cas du Pseudomonas aeruginosa : comment cette bactérie qui se développe dans l’eau peut-elle s’infiltrer dans les poumons de leur enfant, sans qu’il y ait un contact tactile entre l’enfant et l’eau ?

L’incidence sur la santé respiratoire des irritants à plus ou moins faible dose émanant des produits de nettoyage et de désinfection comme l’eau de Javel commence seulement à être démontrée (Svanes et al., 2018). Or dans la mucoviscidose, la désinfection des points d’eau, des surfaces et même des jouets avec des produits éliminant « 99% des bactéries » (entretien MUCRos02) est pour certaines familles une pratique quotidienne. L’exigence de désinfection, qui n’est pas sans contradiction, pose problème à certaines familles.

D’une manière générale, l’hygiène et les recommandations qui l’accompagnent sont sujettes à discussion dans le milieu médical. Selon les priorités et les enseignements de chaque époque (Langeard, Minguet, 2018), les équipes soignantes actualisent leur approche et réajustent leurs préconisations. Dernièrement, le CRCM pédiatrique de Rennes a adressé un courrier [14] à l’ensemble des familles de patients pour conseiller l’abandon de l’eau de Javel au profit du vinaigre blanc en contexte de prévention ordinaire. A propos de recommandations pour lesquelles il existe peu de consensus, chaque CRCM semble faire ses choix en matière de définition de l’hygiène domestique, des principes et des techniques de prévention des risques respiratoires à domicile. Ces réajustements amènent certains parents à interroger de manière récurrente leurs pratiques d’hygiène : après avoir reçu le courrier du CRCM de Rennes et acheté du vinaigre blanc en bidons de 5 litres, une famille s’est réorientée vers des produits désinfectants suite aux « contre-recommandations » diffusées à l’occasion de l’assemblée territoriale d’une délégation de Vaincre la Mucoviscidose.

Alors qu’elle s’impose à l’origine fortement aux familles, la représentation « professionnelle » de la mucoviscidose laisse peu à peu place à une construction profane de la maladie à partir des recommandations d’hygiène domestique et des débats auxquels elle donne lieu. Cette forme d’appropriation de la maladie permet aux parents de trouver les propres ressources pour dépasser le cas échéant le conflit de perspective existant entre les normes médicales et leurs pratiques ordinaires.

 Des recommandations médicales à l’hygiène domestique : prise en compte des risques respiratoires et dynamique familiale

Dans le cadre d’une recherche doctorale en sociologie, des monographies domestiques ont été réalisées pour rendre compte de la manière dont chaque famille se saisit des recommandations d’hygiène qu’elle reçoit, à travers la description ethnographique de ses pratiques d’entretien et de l’aménagement de son habitation.

L’analyse de ce matériau s’inscrit dans la perspective de l’analyse culturelle de Mary Douglas (Calvez, 2006). Elle s’appuie sur la typologie grid-group des institutions sociales qu’elle propose. Par « institutions », elle entend des manières d’être et de faire plus ou moins stabilisées à l’intérieur d’un groupe social. C’est la nature de ces manières d’être et de faire qui permet de caractériser une institution. Pour cela, elle s’appuie sur deux dimensions proprement sociologiques : le type de relations entretenues à l’intérieur d’un groupe (dimension grid, opposant des rôles construits à des rôles prescrits) et l’inscription sociale des relations (dimension group, opposant l’individu au groupe comme instance de référence). Cette typologie s’inspire de celle des familles positionnelles et relationnelles analysées par Basil Bernstein (1975 ; p. 204 et suivantes), étendue en distinguant deux axes et en les contrastant. Ce contraste permet de déboucher sur quatre types radicalement différents d’institutions permettant de caractériser les relations familiales habituelles. Les deux types proposés par Bernstein concernent des familles qui ont des principes de stabilité fondés dans un cas sur une règle partagée et dans l’autre cas sur l’engagement des individus. Chez Douglas, cela correspond à des institutions familiales de types hiérarchique et individualiste.

Présenté ici de façon schématique, ce cadre est mobilisé pour analyser d’un point de vue sociologique les relations entre les règles d’hygiène et l’organisation familiale, ainsi que les ajustements opérés dans le contexte de la mucoviscidose. A chaque type d’institutions sociales caractérisant les familles sont associées des manières différentes de répondre à la maladie et aux recommandations médicales, de produire une hygiène domestique.

Famille positionnelle ou de type hiérarchique : l’adaptation aux normes médicales pour « ne pas prendre de risque »

Les familles organisées suivant un principe hiérarchique se caractérisent par une perception exhaustive des risques auxquels est exposé l’enfant de par sa maladie, et par la volonté de prendre en compte les recommandations médicales de manière tout aussi exhaustive. L’autorité des soignants est jugée légitime. Les sources et les catégories d’informations que ces derniers reconnaissent deviennent exclusives. Les parents relaient les recommandations d’hygiène domestique auprès des personnes responsables des lieux dans lesquels l’enfant vit : les grands-parents, l’institution scolaire, etc. Dans l’organisation familiale mise en place pour répondre à la prise en charge des risques respiratoires, chaque membre du groupe domestique se voit attribuer un rôle défini et permanent selon son statut. Pour l’enfant atteint de mucoviscidose, ce statut est celui d’« enfant malade » que l’on cherche avant tout à protéger. La maladie devient centrale dans la vie de la famille. Tout comme l’organisation familiale, les pratiques d’hygiène et d’aménagement s’y conforment. Instaurées en prévention des risques, elles ont une dimension hiérarchique : elles s’adaptent selon le degré de sécurité estimé que chaque lieu de la maison doit présenter pour l’enfant. Sa chambre est l’objet prioritaire de toutes les précautions d’aménagement et d’entretien, puis la salle de bains et les toilettes, etc. Rendues systématiques, ces pratiques s’ancrent dans le quotidien de la famille et deviennent routinières. Le groupe domestique positionnel s’inscrit dans un réseau de relations que limite le respect des impératifs d’hygiène liés à la maladie. Ce réseau se compose des personnes auxquelles il est possible de demander de s’adapter, et qui le veulent ou le peuvent. L’éventail des lieux que fréquente l’enfant est de ce fait restreint, sauf à soumettre ce dernier à des règles de comportement relativement strictes.

Cette description générale trouve son illustration dans la monographie consacrée à la famille d’Ulysse, dont les parents sont soucieux de ne prendre aucun risque pour leur enfant. Ils font pour cela d’importants et constants efforts d’adaptation aux recommandations médicales.

Pour les parents d’Ulysse, l’annonce de la mucoviscidose de leur premier enfant a été un bouleversement. Suite aux résultats du test de Guthrie, le médecin du CRCM leur a téléphoné, environ un mois après sa naissance, pour leur demander de se présenter à l’hôpital. Le test de la sueur a confirmé le diagnostic de mucoviscidose. Depuis onze ans, Ulysse est pris en charge par la même équipe médicale, la principale source d’informations de ses parents à propos de la maladie et des recommandations liées à l’environnement intérieur. Ces derniers ont accepté de recevoir à leur domicile la visite de la conseillère médicale à deux reprises : lorsqu’il avait un et sept ans. Ils se renseignent aussi par le biais de l’association Vaincre la Mucoviscidose, présentée par les soignants et à laquelle ils ont adhéré rapidement. Très tôt informés de manière exhaustive quant aux risques respiratoires encourus par leur enfant dans l’espace domestique, ils entreprennent l’adaptation de leur habitation et de leurs pratiques.

Installé à la campagne dans le voisinage d’une exploitation agricole, le couple vit dans une longère qu’il n’envisage pas de rénover dans l’immédiat. Ce cadre leur paraît propice à l’épanouissement de leur vie familiale. Mais la maladie d’Ulysse vient transformer le regard qu’ils portent sur leur environnement, à commencer par l’intérieur de la maison « pas terrible terrible en termes d’hygiène. » [15]. Sous les parquets, les sols étaient en ciment ou en terre. Les murs enduits étaient recouverts de peinture au plomb. Ils n’étaient pas isolés, et « une vieille vieille chaudière » assurait le chauffage ; la salle de bains ne disposait pas de fenêtre. Ils ont « assez vite » « tout refait », opérant une série de choix conséquents pour adapter leur longère. Ils ont fait en sorte de pouvoir l’aérer et la ventiler correctement, notamment s’agissant des pièces humides telles que la salle de bains déplacée pour bénéficier d’une fenêtre et équipée d’une VMC, comme le reste de la maison. Ils ont évité de mettre en œuvre des matériaux à émanations nocives. Ils ont acheté le parquet « plein bois » et sa colle dans un magasin « bio » afin de ne pas être « allergène(s) », « source de complications respiratoires ». Ils ont choisi des peintures « avec zéro COV ». Ils ont condamné la cheminée à foyer ouvert (qu’ils utilisaient) et remplacé leur gazinière par des plaques vitrocéramiques. Ils ont attribué la seule chambre de la maison à Ulysse : orientée à l’Est, elle bénéficie d’un ensoleillement matinal qui « tue un peu les bactéries, enfin les petits miasmes ». La plupart des travaux ont été confiés à des entreprises pour qu’ils soient réalisés « correctement » et « rapidement », les parents n’étant « pas très bricolage ». Ils ont informé les corps d’état de second-œuvre (plaquiste, électricien, plombier) de la maladie de leur enfant.

Le temps de la rénovation, Ulysse et ses parents sont partis habiter chez ses grands-parents maternels « très à cheval » sur l’hygiène : « Ils ont enlevé les tapis par exemple, ils ont sorti les plantes, pareil… Ma mère elle fait beaucoup beaucoup le ménage donc c’est propre tout le temps, vraiment très très propre ; enfin du moins quand il vient, c’est archi propre… Elle met de la Javel dans les canalisations… ». Les grands-parents ont adopté les recommandations d’hygiène au même titre que les parents pour pouvoir accueillir leur petit-fils. Ils ont participé aux travaux de rénovation de la longère. Le grand-père veille à l’entretien des bouches d’aspiration de la VMC.

C’est la mère d’Ulysse qui assure principalement l’entretien de la maison. Exerçant un métier aux horaires atypiques et irréguliers, elle s’emploie à garder un « rythme » et s’organise pour effectuer les tâches ménagères en dehors du temps de présence d’Ulysse à la maison afin d’éviter qu’il ne respire des aérosols de poussière. Elle est globalement respectueuse des recommandations reçues. Elle les enrichit de ses lectures, dont celle du magazine Vaincre, et prend note de ce qu’elle observe chez ses parents. A propos du choix de l’aspirateur, elle souligne que : « C’est un Dyson® là, qui est pas mal […] Elle (ma mère) a je sais plus quoi comme aspirateur qui est le top du top en termes de rejet de poussières, etc. mais c’est déjà bien. ». Par rapport à ses manières de faire antérieures à la maladie, elle a augmenté la fréquence du travail ménager, dans l’idéal hebdomadaire pour ce qui est du dépoussiérage et du lavage des sols, et tous les deux-trois jours pour les appareils sanitaires et l’entretien du linge de toilette. Elle nettoie les sols avec du savon noir. Elle ne se sert plus de l’eau de Javel que pour les éviers, les lavabos, la douche et les toilettes. La maison n’est jamais désodorisée. Elle est aérée tous les jours, surtout les chambres, « cinq-dix minutes » plutôt le matin. Les portes de la salle de bains et des toilettes restent ouvertes pour ne « pas laisser les pièces confinées ». En revanche, lorsque l’agriculteur laboure ou traite les champs environnants, tout est fermé.

Le père d’Ulysse participe à ces petits gestes quotidiens d’ouverture des fenêtres et des robinets « une minute, donc pour que l’eau qui a stagné dans les tuyaux la nuit puisse s’écouler. ». Il stérilise le matériel nécessaire aux aérosols de son fils qui, jusqu’à présent, n’a contracté ni Pseudomonas, ni Aspergillus. Il est un « bon soutien » moral pour la mère de par une « philosophie » différente de la sienne, plus anxieuse par rapport à l’avenir. Le couple s’accorde sur le fait de ne « pas prendre de risque ».

Ulysse n’a jamais été confié à une assistante maternelle. Il n’était gardé que quelques heures par un baby-sitter ou laissé à ses grands-parents maternels. Depuis qu’il est scolarisé, sa mère s’assure tous les matins de l’état des appareils sanitaires de l’école, redoutant la présence de germes. Il n’est jamais allé à la piscine. Pour le protéger, ses parents le soustraient autant que possible aux risques, ce qui se traduit pour lui par la mise en place d’interdits : ne pas sauter dans les flaques, ne pas gratter la terre. Des rituels sont instaurés, comme se laver les mains en rentrant de l’extérieur ou changer de tenue au retour de l’hôpital. Des réflexes sont acquis : Ulysse retient sa respiration quand il tire la chasse d’eau, ou lorsqu’il passe à proximité d’une fontaine.

Famille relationnelle ou de type individualiste : la discussion des normes médicales pour vivre « normalement »

L’organisation familiale de type relationnel correspond à une autre façon de gérer les risques respiratoires dans l’espace domestique.

Comme pour les familles positionnelles, la perception des risques est exhaustive : elle couvre l’ensemble des risques inflammatoires et infectieux. Mais la prise en compte des recommandations d’hygiène promue par l’autorité médicale est soumise à la critique. Le groupe domestique s’en distancie. S’il entend et comprend ses recommandations, il les applique en les mettant en concurrence avec celles pouvant émaner d’autres sources, auxquelles il reste ouvert. Il opère des choix ajustés à ses convictions, ses pratiques et son lieu de vie. Ces choix n’étant selon lui pas transposables, il préfère déléguer la transmission des recommandations aux soignants lorsqu’elle s’avère utile. L’organisation familiale est marquée par une forme de plasticité. Le rôle de chaque membre est défini selon son statut. Il est cependant sujet aux adaptations nécessaires pour garantir la santé de l’enfant, en fonction des circonstances et des possibilités qui se présentent à la famille. Le statut de l’enfant malade est d’abord celui d’un « enfant » comme les autres : la priorité est donnée à ses besoins affectifs et relationnels, et non à la maladie qui vient s’insérer dans la continuité de la vie familiale. Le groupe reste fidèle à ses pratiques habituelles d’hygiène et d’aménagement, en y intégrant les recommandations qui lui semblent justifiées. Chaque espace de la maison conserve sa propre dynamique d’aménagement et d’entretien d’abord en lien avec ses usages : la chambre de l’enfant n’est pas l’objet d’une attention particulière au titre de sa maladie. En général, les recommandations d’hygiène domestique n’interfèrent pas dans les relations familiales et sociales du groupe. Elles leur sont secondaires. Elles peuvent cependant donner lieu à des explications si l’intérêt de l’enfant est en jeu, le rapport au monde qui l’entoure ne devant pas être d’emblée limité par sa maladie.

La monographie de la famille de Manon rend compte de la façon dont ses parents relativisent les recommandations médicales pour que sa vie de petite-fille (comme celle de sa famille) soit la plus « normale » possible.

Manon a deux ans et demi. Elle est la troisième enfant d’un couple ayant emménagé avec leur fils aîné dans une maison qu’ils ont faite construire. Située au cœur d’un lotissement de commune rurale, elle a été rapidement agrandie pour que chacun des trois enfants ait son espace « bien comme il faut » [16]. La chambre de Manon a été préparée et décorée avant sa naissance, après avoir été occupée successivement par ses deux frères. Comme ceux d’Ulysse, ses parents ont appris qu’elle avait la mucoviscidose suite aux résultats du test de Guthrie. Ils ont reçu les recommandations de bonnes pratiques à l’occasion de séances d’éducation thérapeutique consacrées à l’« hygiène de la maison », sous forme de « petits ateliers » au centre de soins. Après un premier épisode infectieux (dû au Pseudomonas aeruginosa) et son traitement sous forme d’antibiotiques inhalés, son père précise qu’« on se rend compte que faut faire quand même super attention. ». Les conseils d’hygiène domestique sont pris en compte sans pour autant altérer l’envie d’intégrer Manon et sa maladie dans « la vie normale » de la famille telle que menée jusqu’alors : « Ca rentre dans la vie normale en fait. Voilà. On joue la normalité avec notre petite. ». Identifiant l’eau comme la principale source de risque : « pas d’eau stagnante dans la maison, pas de plantes, pas de poissons… », ils ont par exemple décidé de ne plus avoir de fleurs coupées. Ils gardent cependant celles offertes par leurs amis.

L’entretien de la maison est présenté comme le « nettoyage classique qu’on doit faire régulièrement aussi dans une maison. ». Les parents se partagent les tâches ménagères. Après un congé parental de deux ans, la mère de Manon a repris son travail à 80%. Son père a changé de poste pour s’investir davantage dans le suivi médical de sa fille et mieux l’accompagner dans ses soins. Chacun fait le ménage selon ses « us et coutumes ». Sachant qu’il « faudrait des lingettes », ils ont tout de même conservé leur habitude d’utiliser des éponges dans la cuisine pour « le côté pratique ». Se décrivant comme « assez maniaque », le père se charge de passer l’aspirateur quasi quotidiennement dans la pièce de vie, et plutôt toutes les deux semaines dans les autres. Le reste du dépoussiérage est assuré par la mère. Elle se sert d’un nettoyeur vapeur haute pression acheté récemment pour laver les sols. Les appareils sanitaires de la salle de bains sont nettoyés avec du vinaigre blanc chaud, y compris les toilettes. La maison est aérée : les fenêtres des chambres sont ouvertes presque tous les matins, et celle de la cuisine à chaque cuisson car les parents de Manon n’ont pas équipé la cuisine d’une hotte aspirante. Le père estime que « Deux-trois minutes, des fois ça suffit hein. Enfin, pour changer d’air un petit peu. ». Il mise aussi sur « la venti naturelle ». La VMC jugée trop bruyante a été mise hors service sur les conseils des pompiers en raison des risques d’incendie présentés par ce type d’équipement. Il arrive au père de faire brûler un peu d’encens, « Il y a plein de substances mais bon… […] Moi c’est un bâton d’encens allez une fois par mois grosso modo. Mais bon, ça fait pas la différence. C’est juste de l’ambiance. ». Pour le père, ce sont surtout les périodes de travaux dans la maison qui peuvent poser problème en termes de qualité de l’air intérieur : « C’est quand on fait des travaux surtout qu’il faut faire attention à ce qu’il y ait pas trop de poussières. Tout ce qui est les odeurs nocives des peintures. ». Depuis la naissance de Manon, un poêle à granulés a été installé dans le séjour et quelques peintures ont été effectuées pendant qu’elle était chez sa nourrice, « en contact avec plein d’enfants […] Elle est pas dans un milieu fermé quoi je veux dire. ».

Les sociabilités sont essentielles pour ce couple très investi dans la vie politique et associative locale. Ils reçoivent beaucoup chez eux. Ils sont aussi très sollicités pour des sorties, ce qui les amène à confier régulièrement Manon pour une soirée et une nuit à la famille, à leurs amis ou ceux des grands-parents. Aucune recommandation d’hygiène n’est adressée à ces personnes qui accueillent l’enfant chez elles. Seule la prise des médicaments fait l’objet de consignes particulières : un peu comme à la maison, « il y a pas de contraintes précises. Juste le traitement à suivre. ». Les parents de Manon ne se soucient pas plus qu’auparavant des conditions d’hébergement pendant les vacances. Pour les lieux que Manon fréquente de manière plus quotidienne, la maison de l’assistante maternelle (la même que ses frères) ou bientôt l’école, ils n’interviennent pas non plus : « on s’est un peu déchargé de tout ça ». Ils laissent le CRCM gérer la transmission de l’ensemble des informations relatives à la mucoviscidose de leur fille.

Ces extraits de monographies domestiques mettent en évidence le processus par lequel les familles s’approprient les recommandations et les mettent en œuvre. Ils montrent que cette appropriation dépend des institutions sociales du groupe domestique : ces manières d’être et de faire orientent la perception des risques sanitaires dans l’habitation familiale et structurent la réponse mise en place pour les prévenir. Ils témoignent des implications familiales de la mise en question de l’hygiène domestique dans le cas d’institutions sociales hiérarchiques ou individualistes. Ces deux types d’institutions, les principaux, se traduisent par des dynamiques familiales différentes, et même opposées par certains de leurs aspects. Mais ils permettent au groupe domestique de refonder des pratiques stables.

Hygiène domestique et implications familiales

La plupart des familles du corpus constitué vient s’inscrire dans l’un de ces deux modes de structuration des dynamiques familiales en réponse à la prévention des risques respiratoires, avec des particularités dépendantes de variables attribuables à l’enfant (son âge, son rang dans la fratrie, sa maladie) mais aussi à ses parents et à leur parcours de vie. La définition des rôles parentaux y revêt une dimension singulière.

Dans la France contemporaine, « Les femmes demeurent toujours les premières responsables de la bonne tenue de la maison et des membres de la famille » (Champagne, Pailhé, Solaz, 2018 : 41). Les mères d’enfants atteints de mucoviscidose ne font pas figure d’exception. Si elles n’effectuent pas toujours elles-mêmes toutes les tâches hebdomadaires d’hygiène domestique (les plus consommatrices de temps, et donc les plus contraignantes en termes d’organisation), elles en sont responsables. Le cas échéant, elles sont chargées du recrutement de la femme de ménage, de la transmission des consignes et de la planification des activités. Elles prennent son relais au quotidien, et parfois sur des points sensibles comme le nettoyage et la désinfection de la douche à l’eau de Javel.

Cela dit ce rôle prend ici une connotation particulière. S’appuyant sur la sociologie de la déviance développée par Becker (1963), Freidson analyse la maladie en général comme une déviance [17]. L’hygiène domestique, et la formulation de recommandations auxquelles elle donne lieu, prend part à ce processus de déviance.

Les mères évaluent leurs compétences ménagères en fonction des normes nouvellement portées à leur connaissance. Si certaines sont rassurées d’être les « fées du logis » (contentes d’avoir un aspirateur greffé au bras et capables de tenir une « maison-témoin »), d’autres vont s’estimer déviantes à des degrés divers : elles ne sont pas assez ou pas du tout « maniaques ». De façon plus ou moins consciente et importante, cet « auto-diagnostic » de déviance entre en ligne de compte dans l’ajustement du rôle de la mère. Il vient renforcer chez elle la perception d’une maladie grave, dans la mesure où les routines les plus tacites, ordinaires et quotidiennes lui incombant, en termes de responsabilité, vont devoir être adaptées ou radicalement transformées. En découle, dans les cas extrêmes, la mise en cause de son emploi : la mère trouve de bonnes raisons d’y renoncer d’emblée, partiellement ou totalement, sans que l’état pathologique de l’enfant ne le justifie (la mucoviscidose est rarement sévère en tout début de vie). Elle répond au désajustement qu’elle ressent à l’égard de normes médicales, s’ajoutant à d’autres, plus sociétales : celles relatives à la prise en charge des questions de santé au sein de la famille, et du travail de soins (dévolu aux mères) dans la mucoviscidose (Cresson, 2006).

Les pères ne sont pas exempts de ce processus d’évaluation de leurs compétences. Telle que promue par les professionnels de santé, l’hygiène domestique concerne également le bâti et son fonctionnement. Dans cette perspective, ce sont plutôt les compétences masculines qui sont mobilisées. Certains pères surinvestissent alors les tâches ordinairement dévolues à l’homme de la maison. Ils se chargent de la remise en état annuel des joints silicone de la douche ou de la baignoire, du démontage des siphons de canalisation, de la révision de la VMC. Ils assurent en priorité la maintenance et la surveillance techniques des lieux, dont ils se sentent responsables et experts en tant que « bricoleurs ». D’autres valorisent leur rôle de pourvoyeur économique du foyer, la mise aux normes de l’habitation pouvant s’avérer onéreuse en cas de respect minutieux de toutes les recommandations : les matériaux de construction, d’aménagement et de décoration peu émissifs de COV sont plus chers que ceux généralement mis en œuvre. Dans l’ensemble, ils s’emparent au quotidien des menus gestes ayant acquis une certaine valeur en termes de prévention comme ouvrir les fenêtres ou les robinets.

Les rôles des parents sont définis ou négociés selon les institutions sociales du groupe domestique. Ils s’équilibrent et se solidarisent en fonction du sentiment de compétence ou d’incompétence que chacun ressent en considération des normes médicales d’hygiène. Ils s’adaptent aussi au contexte social dans lequel évolue la famille. Quand le salaire de la mère est indispensable aux revenus du foyer, les tâches domestiques sont plus aisément partagées, dans l’intérêt de l’enfant et de la famille. L’activité professionnelle de la mère ainsi maintenue, l’achat d’une maison adaptée au mieux est par exemple envisageable.

Les recommandations d’hygiène domestique contribuent à faire ou défaire les solidarités au sein du couple parental (Challan Belval, Banovic, 2018), mais également entre les générations. Les grands-parents notamment n’échappent pas au jugement de leur fille ou fils sur la base des critères d’hygiène. Ce jugement, positif ou négatif, conditionne en partie les demandes d’entraide que les parents s’autorisent à adresser aux grands-parents, qu’il s’agisse d’un hébergement temporaire, de la garde régulière ou bien occasionnelle de l’enfant, de la participation aux travaux nécessaires dans l’habitation parentale ou à son entretien. Des filiations matrilinéaires ou patrilinéaires se mettent en place. La figure qui domine alors est celle de la grand-mère dont les habitudes sont les plus conformes aux recommandations de bonnes pratiques.

 Conclusion

Lorsqu’un enfant naît atteint de mucoviscidose, un conflit de perspective se met rapidement en place entre les normes d’hygiène domestique promue par les équipes soignantes et les manières d’habiter des familles. Ces normes se traduisent par des recommandations de bonnes pratiques dont l’appropriation et la mise en œuvre par les groupes domestiques donnent lieu à une grande variabilité de réponses. La mobilisation de l’analyse culturelle des risques permet d’analyser cette variabilité et d’identifier le processus selon lequel se construisent ces réponses. Elles se fondent sur les institutions de chaque famille. Celles-ci orientent l’interprétation des risques respiratoires et structurent la dynamique familiale visant à les prendre en charge. La majorité des familles ont des institutions positionnelles-hiérarchiques ou relationnelles-individualistes. Cela renvoie aux deux principaux types de réponses apportées : l’une correspond à l’adoption des normes médicales quand l’autre engage leur discussion. Les logiques sous-jacentes sont respectivement celles de la « sécurisation » et de la « normalisation » de la vie de l’enfant et de sa famille. Elles traduisent la tension existant pour les parents entre la priorité à donner à la recherche d’un gain « en quantité de vie » ou « en qualité de vie » [18]. Cette tension traverse aussi la production et la diffusion des recommandations des bonnes pratiques dans la mucoviscidose telle qu’analysée par Langeard et Minguet (2018). La poursuite de l’analyse du matériau de recherche devra déterminer dans quelles mesures les stratégies médicales de prévention des risques respiratoires, différentes selon les époques et les centres de soins (Carricaburu, 1999), interagissent avec les institutions familiales et contribuent à moduler leurs réponses, dans le sens d’une majoration (« hyperhygiénisme ») ou d’une minimisation. En participant au contrôle des incidences respiratoires de la mucoviscidose, l’hygiène domestique est au cœur de la gestion quotidienne de la maladie. Sa responsabilité en incombe en premier lieu aux parents de l’enfant. L’intérêt porté aux rôles de ces « non-malades » (Baszanger, 1986) montre que les normes médicales d’hygiène introduisent dans la mucoviscidose un processus de déviance, qui a des conséquences importantes sur la définition des rôles parentaux. L’hygiène domestique a ainsi des implications familiales fortes : elle contribue à mettre la famille « dans tous ses états ».

 Bibliographie

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Notes

[1] Les CRCM : Centres de Ressources et de Compétences de la Mucoviscidose.

[i] « (risque d’aérosol émis par la chasse d’eau) », Vaincre la Mucoviscidose, Recommandations pour la prévention de l’acquisition et de la transmission des germes respiratoires dans la mucoviscidose, 2004, p. 7.

[2] « La construction de la qualité de l’air intérieur par les habitants en Bretagne : le cas de la mucoviscidose et de l’asthme infantile », sous la direction de Marcel Calvez. Cette thèse de doctorat en sociologie est financée par l’association Vaincre la mucoviscidose et la région Bretagne (dans le cadre d’une allocation de recherche doctorale).

[3] https://www.inserm.fr/information-en-sante/dossiers-information/mucoviscidose

[4] http://atlasgeneticsoncology.org/Ed…

[5] Freidson, La profession médicale, Payot, Paris, 1984, p. 275.

[6] Freidson, op. cit., p. 275.

[7] En alternance : Les Entretiens de la Mucoviscidose (depuis 2005) et les Journées Francophones de la Mucoviscidose en partenariat avec la Société Française de la Mucoviscidose (depuis 2014).

[8] Hartemann Philippe, Maisonnet Maurice, «  Hygiène  », Encyclopædia Universalis.

[9] Vaincre la Mucoviscidose, op. cit., p. 5.

[10] Particulièrement résistante aux antibiothérapies, cette bactérie colonise les poumons du malade et les détruit.

[11] Freidson, op.cit., p. 282 et suivantes.

[12] Ibidem, p. 284.

[13] Freidson, op. cit., p. 288.

[14] En date du 1er Février 2019. Il est co-signé par l’association Capt’air Bretagne collaborant avec le CRCM sur la question de l’hygiène domestique.

[15] Cet extrait et les suivants sont issus de l’entretien MUCRen01.

[16] Tous les extraits de ce paragraphe sont issus de l’entretien MUCRos04.

[17] Freidson, op. cit., Troisième partie, Chapitre X.

[18] C. Langeard, G. Minguet (2018), « Généalogie des bonnes pratiques d’hygiène : déclinaisons locales et travail d’accord dans le cas de la mucoviscidose », Sciences sociales et Santé, vol. 36, p. 91.

Pour citer l'article


Loizeau Virginie, « L’hygiène domestique dans la mucoviscidose : la prévention des risques respiratoires et ses implications familiales », dans revue ¿ Interrogations ?, N°31. L’hygiène dans tous ses états, décembre 2020 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/L-hygiene-domestique-dans-la (Consulté le 26 avril 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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