Les manuels scolaires sont des sources intéressantes concernant un domaine qui fut, au XXe siècle, une discipline scolaire à part entière. Petit à petit l’hygiène scolaire s’est retrouvée incluse dans les manuels d’Anatomie et de Physiologie, de Sciences Naturelles ou de Science de la Vie et de la Terre. Elle a aujourd’hui disparu de ce patrimoine matériel que sont les manuels sauf pour des sections consacrées aux questions de santé au niveau du lycée. Le corpus de manuels étudié (108 et secondairement 354) est issu du fonds du CEDRHE [1] de l’Université de Montpellier. Il est mis en regard avec l’histoire contemporaine mais aussi, quand cela est utile, avec les manuels de morale de la même période. L’analyse thématique qualitative fait apparaître un certain nombre de thèmes récurrents qui semblent constituer l’hygiène pour auteurs de manuels. Elle montre comment, progressivement, on passe d’une hygiène rituelle et imposée (comme un devoir) à une hygiène acceptée et intériorisée puis à une hygiène hédoniste et désirée touchant au bien-être personnel. Elle montre aussi comment la bourgeoisie est un modèle, le prolétariat un contre modèle et comment finalement l’hygiène est également une morale.
Mots-clefs : Hygiène, morale, Manuels scolaires, Écoles, Pédagogie
Cleanliness, diet and physical exercise, in school textbooks on hygiene (1862-1974) and moral (1880-1964). Hygiene or moral ?
The textbooks are interesting sources concerning a domain which was, in the twentieth century, a school discipline with whole share. Little by little the school hygiene is found included in the manuals of Anatomy and Physiology, natural sciences or the science of life and of the earth. As such it has disappeared today of this heritage that are the manuals except for sections devoted to health issues at the level of the High-school. The corpus of textbooks studied (108 and secondary 354) is derived from the Fund of the CEDRHE of the University of Montpellier. It is put with regard to the contemporary history but also, when this is useful, with the manuals of moral of the same period. Qualitative thematic analysis revealed a number of recurring themes which appear to constitute the hygiene for authors of textbooks. In addition it shows how, gradually, one passes from a ritual hygiene and imposed (as a duty) to hygiene accepted and internalized and then to hygiene more or less hedonistic and to personal wellbeing. It also shows as bourgeoisie is a pattern of behaviour and proletariat the opposite pattern and how hygiene is also a form of moral.
Keywords : Hygiene, moral, School textbooks, Schools, Pedagogy
De multiples travaux (Terret, 1998) ont étudié l’évolution des pratiques d’hygiène : Le Propre et le Sale (Vigarello, 1988) ou encore Le Souci du corps (Rauch, 1983). Des travaux, très vulgarisés, se sont intéressés au problème du Sain et du Malsain (Vigarello, 1993) ou encore à celui des bonnes et des mauvaises odeurs tels : Le Miasme et de la Jonquille (Corbin, 1986) évoquant incidemment le rapport à l’hygiène, à la toilette et aux parfums. Françoise de Bonneville (1997) a rédigé Le Livre du bain décrivant les nombreuses facettes du bain dans l’histoire. Les Bains à travers les âges, (Négrier, 1925) décrit les pratiques du bain de l’Antiquité jusqu’à la période de rédaction du livre. Anne de Marnhac (1986), dans Femmes au bain, étudie les rites et les métamorphoses de la beauté, y compris les bains et douches, de la Renaissance à la fin du XIXe siècle. D’avantage dans le domaine de la vulgarisation, Dominique Laty (1996), dans son Histoire des bains offre un condensé d’histoire érudite, depuis l’Antiquité, sur le bain, l’hygiène et le rapport à l’eau. Un numéro de La France Pittoresque (2005) consacre plusieurs articles : « Histoire des bains en France », « Un bon bain ou du parfum ? », « Étuves et mauvaise réputation », à des thèmes proches de la question de l’hygiène. Enfin, Madeleine Ferrières (2006) faisant l’Histoire des peurs alimentaires, a touché à un autre domaine de l’hygiène. Didier Nourrisson (2013), lui, étudie la question de l’alcool et de l’alcoolisme dans son Crus et cuites. Histoire du buveur ou des drogues comme le tabac par exemple (Nourrisson, 1999).
La référence en matière d’étude historique des manuels scolaires est, bien sûr, Alain Chopin (1992). Le manuel selon cet auteur est « une fausse évidence », en ce sens qu’il n’est pas homogène au cours du temps et notamment du XIXe au XXe. D’abord livre du maître, il deviendra ensuite ouvrage destiné aux différents niveaux de classe et aux élèves. Mais peu de chercheurs (Gleyse, 2010) se sont intéressé spécifiquement aux prescriptions d’hygiène dans ces différents domaines dans les manuels scolaires d’hygiène (et secondairement de morale).
Quant à l’hygiène, sauf à clore la discussion, si son étymologie renvoie à une déesse grecque, il est difficile d’en donner une définition définitive. Cette étude contribuera à délimiter le concept.
Le texte qui suit va montrer comment les représentations de cette discipline, dans les manuels scolaires d’hygiène, de la fin du XIXe siècle à 1974, sont bien souvent proches d’une morale et se confondent même parfois avec des préceptes présents dans les manuels de morale eux-mêmes (très brièvement évoqués). Dans les limites d’un article, il n’est pas possible d’étudier toutes les thématiques récurrentes présentes dans les manuels scolaires d’hygiène (et parfois de morale) concernant l’attention portée au corps et à l’hygiène. Celles-ci ont été regroupées en trois grands chapitres :
1— « Les exercices et les ablutions. De la séparation à la continuité », chapitre chrono-thématique, montre le changement de procédure didactique mis en œuvre ici comme pour tous les autres thèmes répertoriés : le passage du devoir imposé au bien-être supposé ressenti par l’intériorisation des normes hygiéniques (« le plaisir de la toilette »). Il montre comment deux préoccupations d’abord éloignées se rejoignent matériellement et théoriquement. Les bornes historiques sont liées aux changements de modèle au sein du corpus.
2 — « L’équilibre alimentaire, la boisson et l’alcoolisme », permet de percevoir comment le modèle de vie « bourgeoise » et laborieuse est valorisé et comment, au contraire, les chômeurs et prolétaires sont stigmatisés dans leurs goûts et pratiques.
3 — « L’exercice, le mouvement, le grand air et le redressement des corps » étudie comment un contexte historique spécifique (la sportivisation) s’inscrit dans les manuels scolaires d’hygiène (et de morale).
Dans un premier temps, on décrira le corpus étudié. Ensuite seront analysés les principaux thèmes présents dans les manuels d’hygiène (et de morale) à tous les niveaux de la scolarité. On verra que l’hygiène est souvent aussi une morale présente dans les manuels éponymes.
Le corpus correspond au fonds du CEDRHE. Ce fonds comprend aujourd’hui environ 50.000 manuels ou ouvrages scolaires, depuis le début du XIXe siècle. Les manuels, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe, sont comptabilisés de la façon suivante (les périodes sont définies simplement au regard des deux guerres mondiales et de la date de fin de publication des manuels d’hygiène seuls) :
Les ouvrages qui servent de bornes sont le manuel de Jean-Baptiste Fonssagrives intitulé : Entretiens familiers sur l’Hygiène (Fonssagrives, 1867) et celui de Charles Désiré, François Villeneuve (Désiré, Villeneuve, 1974), Anatomie, Physiologie, Hygiène.
Les thèmes récurrents abordés par ces manuels sont : la propreté corporelle, l’équilibre alimentaire, la respiration. Des thèmes sont aussi présents dans les manuels de morale et dans les manuels d’hygiène : l’attention portée au corps, la tempérance, la sobriété, l’ivrognerie et l’alcoolisme, la propreté, le travail et l’exercice physique puis le sport.
Au cours de la période, certaines différences existent entre les manuels destinés aux écoles religieuses et ceux destinés aux écoles publiques. Par contre, il n’y a pas de différence notoire entre les manuels destinés au Primaire supérieur (à partir de 1886 et des lois Goblet) et au Secondaire qui n’ont pourtant pas la même orientation idéologique ni les mêmes programmes. Cela pourrait s’expliquer par le fait que des stéréotypes puissants transcendent les ordres d’enseignement. Précisons que lorsque l’enseignement secondaire féminin (5 ans d’études et des programmes différents) est distingué de l’enseignement secondaire masculin (jusqu’en 1924), les contenus proposés aux filles sont ceux du Primaire supérieur. On ne note pas non plus de différence thématique majeure entre les manuels destinés à l’enseignement du premier degré et l’enseignement du second degré, si ce n’est, évidemment, l’approfondissement des concepts et les types d’exercices proposés : historiettes personnalisées pour les plus petits, préceptes à apprendre par cœur pour les moyens et références à des auteurs célèbres ou à des faits scientifiques pour les plus grands. Il n’était donc pas utile de réaliser une étude spécifique pour chaque niveau ou chaque type d’enseignement. L’étude d’archive effectuée au fonds du CEDRHE montre en effet une récurrence des thématiques quel que soit le niveau et l’ordre d’enseignement étudié.
Enfin, il n’est pas possible dans cet article de donner en bibliographie terminale, ou en notes, la liste exhaustive des documents étudiés. Le texte se contentera donc de fournir, la liste des ouvrages utilisés en citations et un ouvrage prélevé dans le thesaurus complet, tous les dix ans environ pour la morale (sur 354 étudiés).
L’un des premiers manuels constituant le corpus étudié, destiné aux Écoles Normales, montre que l’hygiène doit être constituée de nombreuses techniques (voir les thèmes supra). Les ablutions et les exercices physiques en font systématiquement partie. Ici, le conseil formulé est celui d’un bain complet par semaine : « Nous diviserons pour plus de clarté, ces ablutions en deux catégories, suivant qu’elles n’intéressent que le visage et les mains ou qu’elles portent au contraire sur le corps entier. […] L’habitude de se laver chaque matin le visage et les mains est suffisamment générale pour que, sur ce point l’hygiéniste n’ait pas grand’chose à redire.[…] cette toilette matinale doit être largement faite, à grande eau et toujours à l’eau froide […] Il est bon de donner dès le jeune âge, aux enfants, le pli de se laver en même temps le cou, la poitrine, les bras […] Il convient d’ajouter au moins une fois par semaine le lavage de la tête. » (Pécaut, 1882, : 100). La prescription réalisée dans ce document concernant les ablutions semble conforme aux normes de la période et peut être novateur, si l’on se fie aux indications concernant l’année 1850 et affirmant que les Parisiens ne prennent qu’en moyenne 2, 23 bains par an.
Les ablutions font partie de l’hygiène et sont considérées comme contribuant à fortifier le corps. Mais on peut être à peu près certain que les douches sont très loin d’être monnaie courante, surtout lorsque l’on constate qu’elles sont encore minoritaires dans les habitations dans les années 1960. La politique de bains douches municipaux ne verra le jour que dans les années 1920-1930. En outre, la crasse reste considérée comme une protection contre les maladies (Vigarello, 1983). Trop se laver est perçu comme dangereux. La prescription réalisée dans ce manuel, relève davantage d’une vision issue des représentations de la bourgeoisie, voire de l’aristocratie ou plus généralement des classes sociales favorisées (qui écrivent les livres), que de celles du peuple. Les auteurs des manuels sont, en effet, le plus souvent des agrégés de l’université, des professeurs de médecine ou d’autres disciplines, des docteurs en médecine ou plus rarement des institutrices ou instituteurs. Dans la même dynamique que celle décrite par Norbert Élias dans : La Civilisation des mœurs, l’école obligatoire joue peut-être un rôle important pour la mise à distance de « l’animalité », par la généralisation de « technologies de soi » (Foucault, 1976, 1984, 2001).
Cette vision d’une normalisation descendante des classes populaires par les classes dominantes intellectuelles au travers du bain et ensuite, aussi par l’exercice (puis le sport) est clairement exprimée dans ce même manuel, au moment, précisément, où l’école devient obligatoire, gratuite et laïque : « Il ne faut pas oublier un point de la toilette trop universellement négligé dans les classes populaires : le nettoyage des dents. » (Pécaut, 1882 : 100). Élie Pécaut affirme que les instituteurs doivent devenir les fers de lance de la « civilisation ». C’est un peu le même processus qui se produit pour l’hygiène comme processus de « civilisation des mœurs » que ce qui a lieu dans le domaine de la langue avec l’éradication des « patois », idiomes et autres langues dites « régionales » combattus par les instituteurs eux-mêmes au profit du français académique.
Mais si l’exercice physique est aussi présent dans cet ouvrage, les ablutions n’y sont pas nécessairement associées, au moins dans le plan de l’ouvrage puisqu’elles se retrouvent dans deux chapitres assez éloignés. Se laver après avoir fait de l’exercice ne semble pas être une évidence en 1882. Dans le corpus exploré, c’est au tournant du XIXe et du XXe siècle, très précisément autour de 1905, dans certains manuels, ou 1909, dans d’autres, que les pratiques d’exercice et celles des ablutions commencent à être a minima dans un rapport de contiguïté.
Est-ce le développement de lieux d’exercices de plus en plus nombreux dans le domaine sportif, de gymnases (Defrance, 1987) ou de piscines dans les villes ? En tout état de cause, les pratiques d’exercices se retrouvent, dans le plan de l’ouvrage (voir illustration ci-dessus), proches des ablutions. Pour l’instant, rien n’est dit sur leur association au quotidien mais on voit que la « propreté corporelle » est aussi associée à la pratique physique.
On notera que les pratiques physiques proposées correspondent, très largement, à des activités valorisées par la bourgeoisie voire l’aristocratie, au cours de cette période. Les jeux traditionnels paysans ne figurent pas dans la liste des pratiques qui, pourtant, sont adressées à des élèves d’une France rurale et populaire. Le modèle bourgeois sera d’ailleurs utilisé pour d’autres thèmes comme celui de la boisson par exemple ou de la tempérance alimentaire. On verra cela plus loin.
On n’est donc pas surpris que l’exercice, visant à renforcer le corps et les soins de la toilette soient considérés, dès lors, comme une véritable leçon de morale et un devoir envers soi. En fait, la bourgeoisie urbaine adresse aux masses entrant progressivement dans le processus de scolarisation (environ 3,5 millions d’élèves du primaire et primaire supérieur en 1900, plutôt issus du peuple et environ 50 000 élèves dans le secondaire essentiellement bourgeois) (Prost, 1968), des prescriptions visant au contrôle des comportements. Il s’agit d’appliquer l’adage, bien décrit par Michel Foucault (2001) dans L’Herméneutique du sujet, du : épiméléia hautou (« soucie-toi de toi »). Sur cette base, l’hygiène devient, en quelque sorte, une morale sociale tout autant qu’une technique du corps.
Un double système de contrôle, associant lavage et exercice se met en place : « Comment il se fait que les conseils d’hygiène soient de la morale. — (sic) Tiens ! Direz-vous, c’est donc un devoir de se bien porter ? Mes enfants c’est du moins un devoir de faire ce que nous pouvons pour cela […]. Au lieu d’organes forts et vigoureux, ayez-en de faibles et de délicats, vous ne pourrez accomplir convenablement la mission qui vous incombe ici-bas. […] si c’est par désobéissance, vanité, avarice, entêtement, que vous avez ainsi affaibli vos puissances, détérioré votre instrument de travail, vous êtes coupables. » (Masson, 1910 : 84).
« Se bien porter », pour un prolétaire ou un paysan, c’est, sans aucun doute, être en mesure de « valoriser sa force de travail », mais aussi, finalement, adopter un modèle de comportement conforme à la morale. Détériorer son instrument de travail (autrement dit le corps) serait donc une faute pour un enfant de l’enseignement primaire supérieur auquel est destiné ce manuel de 1909.
À partir de ce moment, l’exercice, l’eau et la diète (se nourrir correctement et sans excès) sont assez systématiquement associés. On notera d’ailleurs l’emprunt de la citation de l’extrait ci-dessous à un médecin du XVIIIe siècle Abraham Boerhaave (1668-1738) qui a rédigé de nombreux ouvrages sur la santé recouvrée notamment, selon lui, « par l’exercice physique et le bain ». Par le truchement d’un manuel de morale du début du XXe siècle, l’un de ses principaux préceptes paru dans un ouvrage de 1722 [2] est utilisé dans le but de rappeler au plus grand nombre comment entretenir son corps : « La nature est un grand médecin et on ne l’écoute pas assez. Un docteur consciencieux disait à ses malades : “ De l’exercice, de la gaité, surtout point d’excès, et moquez-vous de moi ”. Un autre, le savant Boerhaave disait au moment de mourir : “ Je laisse après moi trois grands médecins qui préviendront plus de maladies que j’en ai guéri : l’exercice, l’eau et la diète ”. » (Masson, 1910 : 84).
L’eau (pour la toilette et pour la boisson) et l’exercice sont dès lors associés dans la plupart des manuels d’hygiène et de morale. L’une des explications possibles est que les écoles et la plupart des gymnases vont se trouver dotés, autour de cette période, de lieux permettant les ablutions. Mais cette logique matérialiste n’est sans doute pas suffisante pour expliquer cette dynamique. Les représentations vont, à la suite de la « pasteurisation » de l’espace scientifique et surtout d’une vision positiviste de la santé voire d’une gestion sociologique et hygiénique des populations, ainsi que le formalisera, entre autres, le baron Haussmann pour Paris, muter et associer différentes « technologies de soi » (voir : Foucault, 2001).
C’est également la représentation de la peau qui a changé ainsi que sa fonction tout comme celle de la fonction de la crasse :
« Bien que notre respiration s’effectue surtout par les poumons la peau n’y est pas étrangère. C’est un tissu très poreux ; par ses pores l’air pénètre dans nos organes et diverses sécrétions ou humeurs doivent au contraire en sortir. Sous l’influence […] d’un violent exercice, […]. Si quelqu’un s’avisait de couvrir la peau d’un enduit ou d’un vernis il éprouverait des maladies ; eh bien ! celui qui ne se lave pas tous les jours laisse amasser sur la peau un enduit formé de poussière ou d’autres malpropretés extérieures, de la sueur, cet enduit (la crasse […]) bouche les pores ; l’air n’y pénètre plus. » (Masson, 1910 : 95).
Dès lors, la sueur sécrétée pendant l’exercice doit être nettoyée. Cela devait sembler moins évident au cours de la période précédente. On retrouvera dès ce moment les deux pratiques (dans les textes) de plus en plus proches et souvent associées. La peau permet de mieux respirer en toute circonstance, notamment dans l’exercice.
Après la première guerre mondiale, les manuels, qu’ils soient de morale ou d’hygiène, associent quasi systématiquement l’exercice et les soins du corps telles la nutrition ou les ablutions. Ce dernier point est d’ailleurs de plus en plus décrit comme « hygiène ». Il s’agit, plus généralement, de ce qui est considéré comme les « devoirs de l’homme envers soi-même ».
Ici, la présence de la particule « et » entre « Hygiène » et « Culture physique » témoigne d’une association dans l’esprit du législateur concernant ce qu’il appelle les « devoirs de l’homme envers soi-même ». Elle atteste également du lien de plus en plus fort qui unit ces deux éléments. On voit cependant que c’est une inculcation scolaire qui est là mise en œuvre. Mais, sans doute, trouverait-on des confirmations de ce propos purement scolaire dans d’autres institutions. On note aussi que la sobriété et la tempérance suivent immédiatement l’exercice physique dans l’ordre des chapitres.
L’armée et l’école sont décrites comme devant œuvrer de pair pour l’application de ces prescriptions hygiéniques. À ce sujet la référence au matériel déficient ou manquant est claire. Les douches et autres éléments de toilette sont décrits comme en nombre notoirement insuffisant. En tout état de cause, il s’agit finalement de purifier le corps de l’extérieur (ablutions) et de l’intérieur (exercice et nutrition, sobriété…). À partir de ce moment, l’un ne peut plus aller sans l’autre dans une perspective morale de devoir envers soi et les manuels d’hygiène et de morale font exactement les mêmes propositions :
« Il n’y a pas longtemps encore, les casernes, les lycées, les écoles enseignaient par la pratique et par l’exemple un mépris superbe de l’hygiène. Or, que vaut la plus belle leçon sur la propreté, si les bains-douches ne fonctionnent pas ? Dans un autre ordre d’idées, il ne faudrait pas remonter à plus d’une génération en arrière pour rappeler que le “ fort en thème ”, n’avait pas assez de mépris pour le “prix de gymnastique”. “nous avons changé tout cela” et nul ne trouvera surprenant qu’un cours de morale commence par une leçon sur l’hygiène et la culture physique. » (Ab Der Halden, 1935 : 15).
C’est bien dans l’optique d’un devoir envers soi que le processus est pensé et décrit. Après la première guerre mondiale, il semble que les représentations aient radicalement basculé au regard du paysage de 1862. L’exercice est toujours présent dans les manuels d’hygiène et il est associé étroitement à la toilette et à la nutrition. Finalement, des auteurs tels Georges Hébert [3] valorisant la cure d’air, d’eau et d’exercice (la méthode « naturelle ») sont bien dans leur temps en ce qu’ils partagent les mêmes représentations que celles trouvées dans les manuels scolaires, quel que soit le type d’École et quel que soit le niveau de classe.
En tout état de cause, la plupart des manuels étudiés reprennent le même argumentaire d’un mépris de l’hygiène et du corps en voie de résorption, au début des Années Folles. « L’eau, l’air, la lumière » reviennent systématiquement dans les manuels. Toutefois les auteurs notent qu’il est plus facile d’obtenir des résultats dans le domaine de l’exercice que dans celui de l’hygiène :
« Si c’est bien lentement que les prescriptions de l’hygiène entrent dans la vie française, nous devons reconnaître, par contre, que la cause de l’éducation physique est gagnée. » (Ab der Halden, 1935 : 18).
La science, comme on le voit dans l’illustration ci-dessus, est de plus en plus utilisée par les auteurs du discours moral et moralisateur. De fait peut-être aussi est-il plus difficile de faire basculer les représentations sur la crasse que celles sur les pratiques corporelles.
Plusieurs manuels d’hygiène se réfèrent aux pratiques Antiques pour valoriser, à la fois, hygiène corporelle et exercice. Les thermes romains sont souvent cités en référence. On en trouve plusieurs représentations dans les divers manuels.
La représentation, ci-dessus, des thermes de Cluny, lie l’article sur l’exercice et celui sur la propreté. Dans ce même manuel, par exemple, le « tub », sorte de bassine plate, est très valorisé et il est expliqué que les douches de plus en plus fréquemment présentes dans les écoles, les casernes, les lycées et les usines doivent être utilisées toujours dans la perspective de restituer à la peau sa capacité respiratoire mais aussi de la purifier des microbes.
L’argumentaire, en tout cas, se répète à l’identique dans les ouvrages d’hygiène et de morale à la fin des Années folles : « La propreté était à l’honneur dans l’Antiquité. […] Les Grecs associaient les bains à la gymnastique pour le développement de la beauté plastique. » (Eisenmenger, Coupin, 1928 : 300). Les élèves et plus généralement les Français doivent donc en faire de même, d’autant que cela est rendu possible par le fait que : « Les appartements des nouveaux immeubles sont pourvus chacun d’une salle de bain. » (Eisenmenger, Coupin, 1928 : 300).
Autour de la deuxième guerre mondiale (un peu avant et un peu après), sous diverses influences, les modèles pédagogiques (on pense à l’omniprésence de la pédagogie Freinet dans le primaire et à « l’École Nouvelle » sous le Front Populaire) et didactiques présents dans les manuels pour inciter, entre autres, à la toilette ont totalement muté. Jusqu’à la fin des années trente, les stratégies didactiques consistaient à faire apprendre par cœur des maximes comme celles que l’on trouve dans un ouvrage de 1890 : « La propreté est à l’homme ce que le parfum est à la fleur » (Nonus, 1890 : 34), « l’habitude de la propreté est un des premiers signes de cette estime de soi qui est le commencement et la fin des bonnes mœurs. » (Ibid.). On utilisait aussi des historiettes décrivant, par exemple, la saleté comme un obstacle aux relations sociales. Le manuel Devinat destiné à l’enseignement primaire propose des paraboles organisées autour d’un personnage auquel les enfants pourraient potentiellement s’identifier. Dans ce cas, il s’agit de Berthe Longuet :
« Berthe Longuet a toujours les mains sales. Un anneau de crasse entoure ses poignets ; une couche de crasse s’étend sur ses doigts ; une matière grasse et noire borde ses ongles. Son visage paraît terne et sans fraîcheur. Les replis et les profondeurs de ses oreilles sont remplis de vilaines choses. Quant à son cou, j’aime mieux n’en rien dire. […] Cette enfant-là n’a jamais pu souffrir la belle eau fraîche et claire. […] Sa maîtresse, qui pourtant est douce et affectueuse, n’a jamais voulu l’embrasser. C’est à peine si, du bout des lèvres, elle effleure son front dans les grandes circonstances, et elle s’en éloigne vivement comme d’un objet qu’on n’approche qu’avec déplaisir. […] Dès qu’elle vient s’asseoir sur un banc, le vide se fait peu à peu autour d’elle. […] Si j’étais sa maîtresse voilà ce que je lui dirais : “Ma petite, prenez garde ! votre malpropreté est répugnante. On s’écarte de vous aujourd’hui, on s’en écartera davantage plus tard si vous ne vous corrigez. […] Quand on a le grand honneur, mademoiselle d’être une personne humaine, il faut savoir se respecter. Être malpropre, c’est se manquer de respect à soi-même”. » (Devinat, 1911 : 113-114).
Dès le retour de la deuxième guerre mondiale les manuels d’hygiène ont totalement changé de vision didactique. On est passé du « vous devez » au « je » fais. Ainsi la toilette semble devenue quelque chose de naturel et de normal :
« I. “ J’éprouve un grand plaisir à être très propre. ” Chaque jour je prends soin de mon visage, de mes mains, de mes dents, de mes cheveux. Je nettoie mes vêtements, mon chapeau, mes chaussures ; je prends des bains assez souvent. La malpropreté m’inspire de la répugnance. Je n’aime pas serrer une main sale ni embrasser un visage malpropre. ». (Bourceau et Fabry, 1949 : 200).
À partir des années soixante, une nouvelle mutation va se produire au plan didactique. Cette fois c’est le plaisir qui devient le moteur de la toilette. Des images significatives sont introduites dans les manuels et des textes sensuels viennent soutenir l’injonction de propreté :
« Aujourd’hui c’est jeudi, le jour où je prends ma douche, et j’en suis très heureuse. Je me déshabille en vitesse et je tourne le robinet. […] Alors quel plaisir de sentir cette pluie fine qui s’abat sur moi et dont les mille petites aiguilles me picotent la peau ! L’eau délicieusement tiède ruisselle le long de ma colonne vertébrale. Plaisir aussi de savonner vigoureusement avec un savon délicatement parfumé. L’eau m’éclabousse quand je me rince, elle rentre dans mes yeux, dans mes oreilles, et je ris toute seule. Je ferme le robinet et je me secoue pour faire tomber les mille gouttelettes qui brillent sur ma peau comme des perles. Enfin, je m’essuie soigneusement. Je me sens bien, j’ai envie de chanter. C’est avec regret que je me rhabille. » (Villard, 1964 : 6).
Mais si la toilette est maintenant associée au plaisir, il en va de même de l’exercice physique et des autres composantes de l’hygiène. Avec l’intégration du sport dans les manuels d’hygiène le moteur de l’exercice physique n’est plus le devoir de l’homme envers son corps mais plutôt le plaisir de la pratique même si celui-ci est parfois associé à un entraînement astreignant. En tout état de cause, c’est autour de la fin des années cinquante que les manuels renoncent aux pratiques de gymnastique plus ou moins ascétiques pour privilégier davantage le plaisir du jeu voire du sport. On va y revenir plus loin dans le chapitre consacré aux pratiques d’exercice et au sport.
La sobriété et la tempérance alimentaires sont présentes aussi bien dans les manuels d’hygiène que dans ceux de morale de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe. Si au début de la période cela est lié le plus souvent à la question du péché chrétien (la gourmandise est un péché capital dans la religion catholique) que l’on retrouve plutôt dans les manuels de morale, à partir des années vingt et avant tout dans les manuels d’hygiène, la tempérance et la sobriété (le sens de ce mot change de sobriété nutritive à sobriété alcoolique entre 1890 et 1930) sont des éléments clefs de l’hygiène. Comme pour la question des ablutions et de la toilette, selon le niveau de classe, sont utilisées des maximes : « le gourmand creuse sa tombe avec ses dents », ou des historiettes, voire dans certains cas des paraboles. Dans un premier temps, la frugalité est associée à la bonne santé voire même à la récupération de la santé, on retrouve cela aussi bien dans les manuels de morale que d’hygiène. Si les manuels d’hygiène présentent une vision scientifique et rationaliste des choses les manuels de morale en font parfois une sorte de régime de vie : « Voulez-vous connaître un exemple de sobriété parfaite et juger par là de son utilité ? Écoutez l’histoire du Vénitien Cornaro […] il mourut à quatre-vingt-dix-neuf ans. Cependant vers sa trente-cinquième année, il était si faible, si maladif que les médecins le considéraient comme perdu, s’il ne changeait pas de régime. Il en changea sans hésiter. “ L’idée de mourir, dit-il, m’était particulièrement désagréable ”. […] À partir de ce moment, il ne prit par jour qu’une petite quantité de nourriture, sans varier jamais douze onces d’aliments, pain, potage, œufs, viande ou poisson, et quatorze onces de vin [l’once pèse entre 23 et 24 grammes]. C’est grâce à ce régime qu’il vécut de trente-cinq à quatre-vingt-dix-neuf ans, sans maladie et sans infirmités. […] Il ne peut être question d’imposer le même régime à tout le monde. […] Mais l’histoire de Cornaro prouve au moins ce que peut la régularité, ce que peut la frugalité, pour maintenir, pour rétablir la santé. » (Compayré, 1883 : 122-123).
Les manuels d’hygiène s’appuient sur des éléments rationnels et diététiques : « Le choix judicieux et raisonné des aliments exerce sur la santé la plus grande influence » (Debove, Plicque, 1910 : 1). Globalement, pourtant, ce sont les mêmes préceptes qui sont présent du début à la fin de la période, à savoir : manger raisonnablement et sans excès, ne pas abuser des graisses ou de sucreries. L’hygiène alimentaire, en termes de nourriture est donc fondée sur une vision constante de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe, dans les manuels scolaires d’hygiène. Dans les manuels d’hygiène on cherche à convaincre en citant les maladies provoquées par une alimentation déséquilibrée : « les coliques rénales, hépatiques, la goutte, l’obésité, la gravelle, les hémorragies cérébrales » (Delobel, 1905 : 171). On donne aussi les rations alimentaires nécessaires en fonction du travail effectué « Travail moyen (menuisier) 3053 calories, Travail fatigant (mineur) 3880 calories, Travail très fatiguant (Bûcheron) 5183 calories. » (Boulet, 1926 : 224).
Et des menus types :
« Petit déjeuner. Café au lait avec pain ; Déjeuner : Potage vermicelle, bifteck aux pommes frites, camembert, 10 pruneaux ; Dîner : Potage purée de lentille aux croûtons, deux œufs pochés aux épinards, riz au lait, deux biscuits, une banane. » (Boulet, 1926 : 222).
On doit souligner que si les manuels d’hygiène s’attardent très peu sur la question de la gourmandise, à l’inverse, les manuels de morale en font leur cheval de bataille et des plus petites classes jusqu’au plus grandes, le goût des sucreries et des friandises est clairement condamné sous la forme de fabliaux pour les plus petits, de paraboles ou de maximes à apprendre par cœur pour les plus grands.
En tout état de cause, il faut noter une grande constance des prescriptions pour ce qui est des régimes alimentaires. La tempérance et l’équilibre en sont les maîtres mots. En ce sens, ce serait donc plutôt la gloutonnerie — mot utilisé pour ce qui est considéré comme un péché capital dans d’autres pays que la France — que la gourmandise qui est condamnée.
Il n’en va pas exactement de même pour les boissons alcoolisées. Là, un élément de contexte est à prendre en compte : le fait que des épidémies de choléra touchent encore la France à la fin du XIXe siècle, dont l’une, en 1865, qui se répandra de Marseille à Paris et à la Normandie. La deuxième qui décimera comme la première des milliers de personnes se développe à Paris, Marseille et Toulon en 1884-85 et à nouveau en 1892-94. L’eau ne saurait avoir bonne presse à la fin du XIXe siècle et jusqu’au début du XXe. À l’inverse le vin est considéré tout autant que le cidre, la bière ou le poiré comme une boisson saine.
« Le vin est une boisson des plus salutaires, surtout s’il n’est plus trop jeune, et qu’il provient d’un raisin mûr. La quantité de vin peut être évaluée à 250 à 300 g de vin par personne par jour. » (Boulet, 1926 : 41).
Mais si le vin et d’autres boissons fermentées sont tolérés, l’alcool et surtout la « fée verte » (l’absinthe) sont toujours décrits comme toxiques. Cette dernière est d’ailleurs interdite le 16 mars 1915 par décret ministériel, suite aux combats des « Ligues de vertu ». Dès 1882, Élie Pécaut, voue aux gémonies « ces pernicieux liquides » (Pécaut, 1882 : 41) :
« Le plus connu et le plus meurtrier des apéritifs est l’absinthe, véritable poison lent, qui tue ceux qui en usent journellement, en les réduisant au plus misérable état (épilepsie, manie furieuse) ; l’effet de cette terrible liqueur ne s’épuise pas sur le malheureux qui en meurt ; ses enfants, dès leur naissance, sont marqués du triste sceau de l’idiotie et peuvent héritier plus tard de l’épilepsie paternelle. » (Pécaut, 1882 : 42-43).
Cela se retrouve dans quasiment tous les manuels sur la période étudiée : « L’alcool tue plus d’hommes que l’épée », « un petit verre d’alcool tous les matins c’est la maladie à brève échéance », « l’absinthe est la plus active pourvoyeuse des hôpitaux et des asiles d’aliénés. » (J. Steeg). (Manuel sans nom, 1890 : 57).
Jusqu’au sortir de la deuxième guerre mondiale, les alcools légers ne sont pas perçus comme dangereux. Par contre, les alcools forts le sont car ils conduisent à l’ivrognerie et au-delà à l’alcoolisme. « L’ivrogne n’est plus un homme ; c’est un être dégoûtant et méprisable, au-dessous de la bête. » (Martin, Lemoine, 1900 : 160). Dans ce cas, les manuels de morale et d’hygiène s’accordent sur la prohibition des alcools forts. Les premiers pour des raisons morales, les seconds pour des raisons sanitaires. Les manuels d’hygiène s’appuient pour ce faire sur des statistiques nationales : 800 aliénés dus à l’alcool en 1868, 3400 en 1893, dont 53 meurtriers (Baudrillard, 1904 : 43), ou internationales : « La consommation d’alcool pur par habitant est de 23 litres par an, en 1825 en Suède, contre 3,25 litres en 1890 par exemple ou respectivement de 9,5 et 4,4 litres en Allemagne, alors qu’au contraire en France elle est passée de 1,12 litres à 3,8 litres. » (Baudrillard, 1904 : 44). Les manuels de morale montrent de leur côté des familles détruites ou ruinées par l’alcoolisme ou l’ivrognerie du père.
Soulignons que l’alcoolisme et l’ivrognerie sont systématiquement associés aux classes pauvres et non à la bourgeoisie. Ce sont les ouvriers, les journaliers hommes qui sont désignés comme les principales victimes de l’alcoolisme ou de l’ivrognerie. À l’inverse, les bourgeois et les femmes sont montrés comme des modèles de tempérance dans ce domaine particulier.
Après la deuxième guerre mondiale pratiquement plus aucun alcool n’est toléré, y compris le vin. La seule boisson considérée comme saine est l’eau. Cependant on valide encore rarement les boissons à faible taux d’alcool dans certaines conditions puisque :
« Un travailleur de force peut boire par jour 1 litre de vin à 10 ou 12° mais un homme sédentaire n’en doit boire, au grand maximum, qu’un demi-litre. Aux enfants on en donnera peu et toujours coupé d’eau. Le vin mêlé aux aliments a moins d’action ; il est recommandé de ne pas en boire entre les repas. » (Foulon-Lefranc, 1944 : 44).
Le chapitre suivant montre comment le corps purifié extérieurement par la propreté, l’est aussi, intérieurement par l’exercice et comment celui-ci mute d’un exercice plus ou moins ascétique à des jeux et des sports plus ou moins ludiques.
Les tout premiers manuels d’hygiène insistent sur la nécessité de s’aérer et de se récréer. Le mouvement est donc mis en exergue comme nécessaire, voire vital : « On pourrait dire que la vie n’est pas autre chose que le mouvement. » (Pécaut, 1882 : 51). Pécaut critique également l’enfermement de l’enfant et de l’adolescent :
« Il ne suffit pas, pour écarter ce péril, de quelques heures de gymnastique par semaine, ni d’une promenade tous les huit jours. Il faut qu’un nombre suffisant d’heures (au moins quatre à cinq heures sur vingt-quatre) s’écoule chaque jour, pour l’enfant, en plein air et dans des exercices ou jeux violents. Le rôle du maître doit favoriser ces jeux le plus possible. » (Pécaut, 1882 : 154-155).
L’internat où l’on laisse les enfants enfermés pratiquement toute la journée est donc considéré comme catastrophique dès la fin du XIXe siècle.
On notera sur ce point que si les prescriptions de l’exercice et du grand air sont très fortes pour les garçons, elles le sont beaucoup moins pour les filles au moins jusqu’à la deuxième guerre mondiale.
« Un abaissement certain de l’intelligence c’est aussi l’abus d’une chose excellente en elle-même : le sport, comme on veut l’appeler à l’anglaise l’exercice physique. Si la bicyclette nous dérobe le temps de lire et de penser, si le golf et le tennis donnent aux femmes des allures garçonnières, si les mots de pneu et d’auto, sonnent sans relâche dans la conversation, les sports deviennent un mal au lieu d’être un bien. » (Benthzon, 1911 : 238).
Plusieurs manuels d’hygiène, jusqu’en 1936 au moins, conseillent pour les filles une « gymnastique masculine atténuée », selon l’expression de Pierre Arnaud (1996 : 10).
Un autre thème est présent pendant plus de 70 ans dans les manuels d’hygiène, il s’agit des déformations vertébrales. C’est seulement les années soixante qui voient disparaître ce thème. Les filles sont particulièrement ciblées par cette rubrique.
« Les déviations latérales ou scolioses, se rencontrent presque exclusivement chez les filles. Elles sont beaucoup plus fréquentes dans la classe aisée que dans la classe pauvre. Elles s’observent surtout à l’âge de l’adolescence, au moment où les études atteignent leur maximum d’intensité. » (Debove, Plique, 1910 : 307). Ce manuel dénombre même 93% de filles qui ont une attitude défectueuse contre 6% de garçons.
C’est donc l’amélioration de la santé et de la statique des corps au-delà de l’aération qui rend la pratique de la culture physique nécessaire. On notera d’ailleurs que toute la fin du XIXe siècle parle de gymnastique puis le début du XXe de culture physique ou d’éducation physique et enfin, à partir des années cinquante, de sport. Et si tous les manuels jusqu’à l’avènement du sport parlent d’une activité physique modérée, ils préconisent ensuite « le dépassement de soi », la performance, le combat pour la vie, etc. On y trouve aussi la notion de plaisir qui contribue à donner goût à l’exercice.
« Le plaisir [sic] est un excitant de l’énergie ; aussi plus les exercices sont récréatifs, plus ils rendent de services en accoutumant les apathiques et les faibles à déployer, sans même qu’ils s’en doutent, une activité extrêmement favorable à la santé. » (Galtier-Boissière, 1921 : 200).
Avant la fin des années cinquante le sport n’est pas considéré comme une bonne chose au plan hygiénique :
« Les gymnastes professionnels et les athlètes sont généralement refusés au conseil de révision pour hypertrophie du cœur. Enfin, l’abus des sports épuise le système nerveux et arrête la croissance. » (Démousseau, s.p., 1926 : 347).
Tous les manuels s’accordent, cependant, sur une pratique d’activités physique modérée jusqu’à l’après deuxième guerre mondiale cela est vrai a fortiori pour les filles. À partir des années soixante ce ne sont plus des photos de jeux ou d’exercices physiques qui sont associées à l’activité physique mais des photos de performances sportives.
L’image des champions fera même la couverture de plusieurs manuels d’Anatomie, de Physiologie et d’Hygiène au cours des années soixante, soixante-dix. Au début du XXe siècle c’était plus fréquemment la statue d’Hygie ou des dessins évoquant la propreté et la nourriture saine qui illustraient les couvertures des manuels d’hygiène. L’exercice quel qu’il soit est cependant décrit comme une sorte de purification et de nettoyage des corps. Soit il le nettoie de trop de nourriture, soit il le nettoie de trop d’activité intellectuelle, soit il le purifie en l’aérant.
Comme cela a été précisé en introduction, les limites d’un article ne permettaient pas l’exhaustivité sur la question de l’hygiène dans les manuels et éponymes et de morale. On notera que d’autres aspects apparaissent, dont il n’a pas été question comme la propreté, l’ordre et l’aération des logements. Il existe aussi des chapitres consacrés essentiellement à la respiration qui ont été éludés. Il semble toutefois possible de réaliser une analyse surplombante du contenu des manuels scolaires d’hygiène à partir de travaux d’anthropologie relativement anciens.
Mary Douglas dans Purity and danger : an analysis of concepts of pollution an taboo (Douglas, M. 1966) traduit en français par : De la souillure. Essai sur les concepts de pollution et de tabou (2001, [1971]) explique, s’appuyant à la fois sur des rituels de groupes dits « primitifs » — dénomination qu’elle récuse bien sûr — (les Nuers et les Anzades du Soudan), sur les interdits du Lévitique de la Bible, et sur nos comportements quotidiens au regard de la saleté et de la pollution, que le rapport à la souillure du corps est avant tout un rapport à l’ordre social.
Ainsi écrit-elle que : « le nettoyage est un rite, une mise en ordre de notre expérience » (Douglas, 1971, 2001, 23). Plus précisément elle explique que : « si nous réfléchissons honnêtement à nos récurages et à nos nettoyages, nous conviendrons aisément qu’ils n’ont pas pour but principal d’éviter les maladies. Comme les Boschimans, nous évitons les souillures et nous justifions ce comportement en invoquant certains dangers. » (Douglas, [1971], 2001 : 183). En conséquence de quoi Mary Douglas montre qu’il y a un lien extrêmement fort entre le pouvoir et la souillure ou du moins entre le pouvoir, le pur et l’impur. Les exclusions pour cause d’impureté renvoient à un « ordre du monde » spécifique. La pollution (la souillure du corps, l’impureté) est, en ce sens, un type de danger qui se manifeste là où la structure sociale est clairement définie. Dans cette logique, le corps humain est en quelque sorte la métaphore du social.
On peut donc convenir que les prescriptions des manuels d’hygiène correspondent assez bien à une délimitation de l’ordre social (et scolaire) de la période étudiée. Les ablutions, la tempérance en nourriture comme en boisson et même les exercices sont, au final, une forme coordonnée de gestion des corps, une morale en acte que les classes dominantes tentent, par le biais de manuels scolaires d’une école qui se généralise, d’imposer à l’ensemble des populations françaises. Les ablutions purifient l’extérieur et les exercices, la nourriture, l’eau purifient, en quelque sorte, l’intérieur (comme la diète ou les jeûnes en général). Ce faisant, ils tentent de diffuser auprès du plus grand nombre une « civilisation des mœurs » descendante ainsi que cela a pu être décrit par Norbert Élias pour une autre période historique et à partir d’un tout autre corpus de textes et de pratiques. On voit aussi que les préceptes de la religion catholique et notamment la lutte contre les « péchés capitaux » ou à l’inverse la mise en avant de valeurs cardinales (tempérance, prudence, force d’âme, etc.) sont souvent présents sous couvert de prescriptions hygiéniques et morales (gourmandise, paresse, etc.) pourtant laïques ou du moins séculières.
On notera que les prescriptions concernant la propreté et une stature droite sont plus souvent présentes dans les manuels destinés aux filles que dans ceux destinés aux garçons. À l’inverse, les injonctions à pratiquer de l’exercice physique et surtout du sport sont davantage tournées vers les garçons tout comme la lutte contre l’ivrognerie et l’alcoolisme. Mais la question du genre dans les manuels d’hygiène et de morale pourrait être à elle seule l’objet d’un autre article. Enfin, pour la plupart des thèmes retenus, si le modèle didactique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe est essentiellement la contrainte, les années trente voient davantage une conviction par l’appropriation et la personnalisation alors que les années soixante visent à une appropriation par le plaisir généré par l’activité hygiénique elle-même.
Illustration, NB. Certains manuels ne comportent pas les prénoms des auteurs en entier et il n’a pas été possible de les retrouver malgré les recherches d’archives.
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[1] Centre d’Etude et de Recherche en Histoire de l’Education, Université de Montpellier
[2] Voir à ce sujet Gleyse Jacques (1997), L’Instrumentalisation du corps. Une archéologie de la rationalisation instrumentale du corps, de l’Age classique à l’époque hypermoderne, Paris : L’Harmattan.
[3] Voir par exemple : Hébert, Georges, Muscle et beauté plastique féminine, Paris, Vuibert, 1919 ou un peu avant Hébert, Georges, Guide pratique d’éducation physique, Paris, Vuibert, 1909 et tous ses ouvrages suivants.
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