Il s’agit ici de présenter les fondements d’une enquête sociologique sur un groupe classé à l’extrême-droite, les Identitaires. Bénéficiant en général d’une bonne couverture médiatique au regard de leur faiblesse numérique, les Identitaires sont connus pour mettre en scène leurs actions. Nous nous interrogeons sur le rapport de ce groupe à l’esthétique, en rappelant que les théoriciens politiques de leur mouvance accordent une grande importance à la question de l’esthétique. Nous essayons en outre de penser la place de l’esthétique dans la façon dont le groupe se définit par rapport à d’autres groupes, et la place qu’elle occupe dans leurs motivations politiques. Nous présentons ici, outre nos réflexions sur l’esthétique identitaire, nos méthodes de recherche et notre rapport au terrain, ainsi qu’un certain nombre d’hypothèses qui nous servent d’axes de recherche.
Mots-clés : Identitaires, Dominique Venner, esthétique, islamophobie, ethno-différentialisme.
I aim at presenting the basis of my sociological survey on a right-wing group ’les Identitaires’. The ’Identitaires’ are often in the media and known for ’putting on stage’ their actions. I question the way this group relates to Aesthetics, keeping in mind that their political theoreticians give much space to the question of Aesthetics. Besides, I try to think of the place given to Aesthetics in the forging of the group’s identity, in reaction to other referring groups, and the place it has in their political motivations. I present here – apart from my reflections on this group’s aesthetics – my research methods and the feedbacks from the field, and some hypotheses that will stand as a research axis.
Keywords : Identitaires, Dominique Venner, aesthetic, phobia of Islam, ethnopluralism.
Très actifs sur les réseaux sociaux, les Identitaires sont prisés des médias. De ces interactions fréquentes ressortent généralement trois points : leur hostilité à l’Islam [1], leur aisance sur Internet et leurs séances de boxe hebdomadaires. Les journalistes recherchent des discours choquants et des images marquantes, les Identitaires les leur donnent. Depuis les années 1980, les groupes se revendiquant comme radicaux ont constaté l’impact en termes de recrutement et d’aura que pouvaient avoir ces reportages tout à la fois glamours et rebutants (Petrova, 1997, p. 88 ; Rossi, 1995, p. 236 et suivantes).
Les Identitaires mettent en scène leur combat. Sur Internet, ils multiplient les visuels (Casajus, 2014) ; dans leurs manifestations, ils brandissent fumigènes, banderoles et armoiries. Certains d’entre eux assument mener un combat relevant de ce que Walter Benjamin aurait appelé une politique esthétique (Benjamin, 2012). En inscrivant le combat identitaire dans une épopée, ils tentent de ressusciter une France et une Europe dont certains intellectuels (Jean Mabire, Dominique Venner [2]) ont forgé l’image, selon des critères relevant plus du beau que de l’éthique. La formation des jeunes cadres est notamment assurée aujourd’hui par l’Institut Iliade [3] — fondé à la demande de Dominique Venner —, qui, depuis février 2015, est censé former deux promotions annuelles de vingt-cinq membres, choisis sur dossier ou, pour la première session, en fonction de leur réputation. Le 26 mai 2015, le colloque de l’Institut Iliade [4] s’intitulait « L’Univers esthétique des Européens ». Cette initiative s’inscrit dans un climat plus général, les Manif’ pour tous ayant fait émerger, ou rendu visible, un camp traditionnaliste dynamique et disparate dont l’Institut Iliade — aux thématiques européistes ou païennes — n’est qu’une facette [5]. Mais les Identitaires n’ont pas attendu l’institut Iliade pour baigner dans l’univers gréco-païen de la Nouvelle Droite : leurs camps d’été de 2002 et 2004 s’intitulaient respectivement « Sur les traces d’Ulysse » et « Va dire à Sparte ».
Il s’agira pour nous de comprendre quelle est la fonction de cet usage de l’esthétique, et jusqu’à quel point il définit ce groupe politique. Après avoir brièvement présenté sociologiquement la section parisienne de Génération Identitaire (GI), nous aborderons la question de notre rapport au terrain et présenterons notre corpus théorique. Enfin, nous tenterons, en présentant de larges pans d’entretien, d’analyser les différents rapports à l’esthétique présents au sein des Identitaires.
Génération Identitaire est le mouvement de jeunesse des Identitaires, groupe politique fondé en 2002. Les Identitaires revendiquent aujourd’hui deux mille cinq cents membres [6], associations satellites comprises [7]. Ils sont actifs à Nice et à Paris, en Alsace, ainsi qu’à Lyon et Toulouse. Au moment de sa formation en 2002, le mouvement des Identitaires chapeautait le Bloc Identitaire et les Jeunesses Identitaires (JI). Ce second groupe a disparu en 2006, sous le coup d’une accusation de reconstitution de ligue dissoute. Il avait en effet été fondé par des anciens d’Unité Radicale, mouvement lui-même dissous en 2002 après que l’un de ses membres, Maxime Brunerie, eut tenté d’assassiner Jacques Chirac lors du défilé du 14 juillet. Les JI ont cédé la place à des sections régionales, coordonnées dans le réseau informel Une Autre Jeunesse (1AJ). Chaque section possédait son site Internet et sa dénomination propre : Rebeyne à Lyon, Projet Apache à Paris, etc. En 2012, 1AJ est remplacé par Génération Identitaire (GI), organisation plus centralisée, au sein de laquelle les sections locales perdent leurs dénominations particulières (on parle simplement de GI Paris [8], etc.).
GI Paris regroupe donc les militants franciliens de moins de trente ans, les militants plus âgés étant invités à rejoindre les cadres du Bloc. De fait, les deux mouvements semblent très autonomes et assez distincts [9] ; mais, quelques membres de GI Paris ayant rejoint le Bloc l’an passé, les liens, au moins à Paris, se sont resserrés [10]. Fort d’un local situé dans le XVIIe arrondissement, GI Paris compte entre quarante et soixante militants impliqués et entre deux et trois cents sympathisants réguliers [11]. Leur marche Sainte-Geneviève rassemble annuellement entre quatre cents et sept cents participants, d’une année à l’autre.
Sur les soixante membres actifs, les responsables de GI Paris estiment à environ un tiers la proportion des jeunes filles. Si ce pourcentage paraît élevé — les photos de leurs évènements montrent un public nettement plus masculin — il est clair que les Identitaires cherchent à attirer un public féminin. Le webzine Belle et rebelle travaille notamment, à proposer une version féminine du « non-conform[isme] » des Identitaires. Il semble que les militantes identitaires, décrites comme « moins grandes gueules, plus bosseuses » [12], soient très impliquées, le Comité exécutif de huit membres étant composé de deux membres féminins [13]. La section parisienne de GI est composée de jeunes travailleurs assez qualifiés (ceux que j’ai rencontrés avaient suivi plusieurs années d’étude ou de formation après leur bac) et d’étudiants. Si Sylvain Crépon (2006) souligne la difficulté à aborder la question de l’origine sociale dans ses entretiens avec des jeunes militants frontistes, les militants identitaires trouvent au contraire intéressant d’en parler. Quelques-uns de ceux que j’ai interrogés appartenaient à des familles paysannes ayant connu une ascension sociale sur trois générations. S’ils sont souvent issus de familles de droite, votant occasionnellement pour le Front National, ils y sont généralement les premiers à militer — et le militantisme identitaire est souvent leur première expérience politique — ce qui peut être une source d’incompréhension familiale. Une grande partie d’entre eux sont originaires de province et ont rejoint Paris à l’occasion de leurs études. Précisons que beaucoup d’entre eux sont ou ont été des afficionados du stade. Selon la typologie de Nicolas Hourcade (Hourcade, 2002), il s’agissait généralement d’« ultras » [14].
Si les campagnes se décident au niveau national, il n’y a aucune consigne de la part du canal national de GI sur la façon dont les sections doivent s’organiser. GI Paris a développé un système assez formel et institutionnalisé, tandis que les plus petites sections se contentent d’avoir un leader, s’appuyant éventuellement sur des adjoints. À GI Paris, les décisions sont prises par le comité directeur, sélectionné par cooptation. Pour ce qui est des critères d’admission, Pierre Larti évoque « une sorte de hiérarchie naturelle » et, « plus sociologiquement », « l’âge et l’expérience », « le degré d’activisme » [15]. Si cette hiérarchie militante est justifiée par un discours mêlant des idées élitistes et méritocratiques, ses ressorts sociologiques restent flous et je compte y consacrer mes prochaines recherches. Ce comité a été mis en place pour « éviter les discussions interminables » [16]. Néanmoins, les militants soulignent l’aspect autogestionnaire du GI Paris, où chaque militant est invité à proposer et à mener ses propres projets, s’ils sont validés par le comité.
Assez ouverts aux journalistes, les Identitaires sont plus méfiants à l’égard des chercheurs. La raison en est, je suppose, que les journalistes se satisfont très bien des images télégéniques que leur donnent les Identitaires. Ceux-ci se présentent comme un groupe radical et moderne, obsédé par l’Islam. Cette image leur plaît : que l’on parle d’eux en mal ou bien, cela leur rapporte des « contacts ». Et ce que le téléspectateur peut voir avec dégoût comme du racisme, l’afficionado des plateformes d’extrême-droite l’appelle du « réalisme » ou du « langage sans langue de bois » [17]. Si le discours simple des Identitaires peut passer pour du fanatisme, il est en fait élaboré suivant une logique pragmatique. Ainsi, quand j’interroge Pierre Larti sur ses diatribes contre l’Islam devant les caméras de la BBC, il me répond :
« Il y a certaines choses que je dis, je me dis putain mais des fois, quand je me réentendais, ça fait un peu brut de décoffrage, mais c’est de la poli… c’est du… c’est quasiment de la com’. C’est-à-dire : on ne fourvoie pas notre message, on le grossit juste, on grossit les traits, tu vois… Donc c’est un peu ça, je pense que… j’ai gagné en politique politicienne et je vais te mettre que j’ai quand même perdu en finesse. J’ai pas perdu. Je l’ai relayé à un second plan. » [18]
Le sociologue, en revanche, est nettement moins rentable que le journaliste, car peut-être jugé plus apte à rendre compte de la mise en scène identitaire, et de surcroît facilement soupçonné de gauchisme (Crépon, 2006, p. 26). Mais s’il est suspect, il jouit aussi d’une aura de professionnalisme et d’objectivité que n’a pas le journaliste. Jouant là-dessus, et conscient que le sociologue en « terrain difficile » (Boumaza, 2007) doit savoir adapter sa pratique, je joue le jeu de la blouse blanche, composant des questionnaires en police helvetica, affublés de l’en-tête de Paris 7. Je m’efforce d’être transparent, rendant compte auprès des responsables identitaires de mes travaux. Il s’agit de leur montrer qu’ils sont les principaux bénéficiaires de mon travail, en leur faisant miroiter l’intérêt d’une étude quantitative sur leur mouvement, et de leur donner des gages de ma bonne foi. De leur côté, les responsables aiment à dire qu’ils n’ont rien à cacher [19] et, dans les différents entretiens, les militants, conscients d’être porteurs d’un stigmate, tiennent à se présenter comme des individus ’normaux’. Se joue ici un jeu de construction où il s’agit à la fois de récuser ce qui leur apparaît comme les normes d’une société à combattre, tout en montrant qu’ils sont des représentants légitimes de leur génération :
« C’est un réenracinement qui nous permet justement, après, de mieux construire notre vie, mais après, je veux dire, c’est pas pour autant qu’on va se marginaliser, c’est pour ça que je ne dirai pas qu’on est extrémiste, c’est parce qu’on n’a pas l’objectif de… de se différencier tant que ça… Moi ce que j’ai envie, c’est que les autres jeunes de mon âge, qui sont comme moi, bah ils deviennent vraiment comme moi, quoi. Et qu’ils apprennent à se réenraciner. Donc c’est le but au final. » [20]
La même ambiguïté se retrouve dans la façon dont les responsables identitaires collaborent avec moi : ils me donnent accès aux militants (« on n’a rien à cacher ») tout en faisant écran entre eux et moi, vraisemblablement par crainte que cette image de normalité ne soit faussée par un élément incontrôlé.
J’ai pris contact avec les Identitaires parisiens pour la première fois en 2012 dans le cadre d’un mémoire de Master 1. Devant leur refus de me voir mener une enquête, je m’étais alors déplacé vers l’étude de leur propagande Internet, puis de la sphère antifasciste contre-culturelle de Ménilmontant. Devenu plus légitime après la publication des recherches que j’ai menées sur leur blogosphère, j’ai pu rencontrer les responsables de GI Paris. C’est par leur truchement que je peux faire passer des entretiens à leurs militants. Il y a là un biais évident : les responsables sélectionnent les profils qu’ils m’envoient, présentés comme « représentatifs ». Certains militants, disent-ils, répugnent à parler de leurs idées en vis-à-vis, d’autres habitent loin. En règle générale, « il n’est pas facile de découvrir une personne volontaire pour une collaboration avec un chercheur et disposée à prendre sa propre vie comme thème de recherche ou de discussion. Ce retour sur soi est souvent perçu comme temps gaspillé, dévoilement désagréable et indiscret, effort vain de fouille et d’explication » (Peneff, 1990, p. 103). En l’occurrence, je ne pense pas que les entretiens qu’on m’a accordés aient été considérés comme vains, mais comme un « travail facultatif », nettement moins stimulant qu’un collage de nuit. Les militants que j’ai rencontrés ont toujours eu un aperçu de la sociologie, ne serait-ce que parce qu’ils ont pour la plupart passé un baccalauréat de la série Économique et Sociale (ES), et ce sont des militants très investis, probablement plus facilement mobilisables.
Lorsqu’elle est évoquée lors de nos rencontres, la question du terrain ne pose aucun problème, puisque, disent-ils, ils n’ont rien à cacher. Si nous en reparlons par mail, les choses se compliquent, il faut en parler au « comité », etc. J’ai donc commencé à me rendre à des événements qui ne sont pas organisés par les Identitaires, mais par d’autres cercles plus ouverts fréquentés par eux.
De fait, la famille politique des Identitaires, que l’on pourrait qualifier « d’ethno-différentialiste » [21], se trouve dans une sorte de paradoxe : certains de ses membres se plaignent d’être ostracisés, d’autres ont envie d’en rester à l’entre soi et ont peur d’être jugés (Venner, 2006, p. 495). Ajoutons à cela que l’extrême-droite est sous pression constante : ses militants peuvent perdre leur travail, leurs groupes peuvent être dissous, leurs gestes suspects sont immédiatement rapportés. Cette surveillance est assurée, outre par les Renseignements généraux (aujourd’hui Service central de renseignement territorial), par des blogs se présentant comme antifascistes ou antiracistes. Elle ne porte d’ailleurs par seulement sur l’extrême-droite mais aussi sur des militants de gauche suspectés de « confusionnisme ». C’est ce climat tendu qui explique la suspicion qui a entouré mon enquête.
Si l’anthropologie, la phénoménologie ou l’interactionnisme symbolique se sont intéressés aux conceptions du monde de l’acteur, la sensibilité esthétique dans ce regard sur le monde (ou sur l’œuvre d’art) a été assez peu étudiée en tant que telle par la sociologie. Nous avons néanmoins essayé de dresser un état des lieux, provisoire et non-exhaustif, des recherches sur le sujet. L’analyse marxiste orthodoxe et, plus généralement, l’approche socio-économique en sciences sociales ont eu tendance à rejeter ce genre d’approche comme « idéaliste » ; et la sociologie délaisse ces sujets jugés peu sérieux. Mais ce qui est peu sérieux pour les sociologues l’est parfois énormément pour ceux qu’ils étudient. Néanmoins, une tendance de la sociologie marxiste non-orthodoxe s’est attachée à l’étude de la superstructure et à l’aura de ses artifices. Dans ce cadre, elle s’est intéressée aux conditions du « fétichisme » de l’objet, et à l’esthétique de l’univers fabriqué par les différentes cultures. Citons Walter Benjamin (2012), Ernst Bloch (1976), Theodor Adorno (2012) ou encore Guy Debord (1967) Ce dernier a influencé Michel de Certeau (1990), qui a théorisé une esthétique de la quotidienneté. Dans une toute autre tradition, certains anthropologues ou sémiologues se sont intéressés aux mythes collectifs modernes, sur le registre de la politique (Raoul Girardet (1990)) ou de la consommation (Roland Barthes (1957), Jean Baudrillard (1970)) [22]. Ces derniers, ainsi que les grands noms du marxisme cités plus haut ont inspiré de nombreux axes de recherche dans le monde anglo-saxon, les cultural studies notamment, et à partir des années 1990, s’est constitué tout un axe de recherche autour de Mike Featherstone (1992), Andy Bennett (2005), David Chaney (1996), portant sur l’esthétisation de la vie quotidienne et du self dans la post-modernité.
Si tous ces auteurs sont extrêmement stimulants, ils pèchent presque tous par manque relatif d’études empiriques. En outre, leurs analyses, pertinentes quand il s’agit d’analyser la culture, négligent souvent le poids des déterminants socio-économiques. Pierre Bourdieu, notamment à travers son concept d’illusio [23] ou ses analyses de l’œuvre d’art (2013), qui se référent à Erwin Panofsky, Michael Baxandall, et John Dewey, permet de remplacer les notions de vision du monde de l’acteur, ses ressentis esthétiques et sa morale dans un jeu social fait d’intérêts, d’enjeux de pouvoir et de rivalité.
Afin d’éviter les angles morts et les contradictions méthodologiques, nous tentons de sélectionner les auteurs les plus indispensables. Dans l’état actuel de nos réflexions, nous utilisons Bourdieu pour comprendre les enjeux du monde social, et les recherches de Bennett, de Chaney et Featherstone pour comprendre le rapport à lui-même de l’individu. Les remarques de l’École de Francfort sur l’aura de l’œuvre d’art, le fétichisme et la fantasmagorie de la marchandise nous ont permis d’avancer, mais ce corpus nous paraît inutilisable en l’état. Les réflexions plus récentes de Bourdieu sur la transsubstantiation d’un produit en œuvre d’art, et plus généralement, sur les stratégies à même de conférer un « capital symbolique » à un acteur ou à un objet nous permettent de faire ici l’économie de ces références. Si Bourdieu est parfois caricaturé en utilitariste, il porte une attention particulière à la sensibilité des acteurs, et, dans ses réflexions sur Flaubert (2002), à la « poétique » qu’ils portent en eux. Il s’agit donc d’utiliser Bourdieu en nous inscrivant dans une démarche de sociologie compréhensive, c’est-à-dire en portant une importance particulière au ressenti de l’acteur, à sa vision du monde social, à ses espérances et aux enjeux de son rapport au monde.
Outre les analyses soulignant le caractère artistique de la construction des identités nationales (Anderson, 1983 ; Thiesse, 2001), certaines études ont parfois analysé le fascisme comme projet esthétique en soi. Mentionnons les travaux de Michel Lacroix (2000), et d’Éric Michaud (1996), ainsi qu’un court article d’Olivier Odaert (2005), qui propose la formule de « poétique de l’idéologie ». Stéphane François s’est penché pour sa part sur la fascination d’un pan de l’extrême-droite pour le folklore néo-païen (François, 2006, 2008a) et son goût pour les grandes épopées fictionnelles (François, 2008b, 2014). Dans une perspective assez proche de la nôtre, Fiammetta Venner (2006) s’intéresse au processus de reconstruction de l’identité qui accompagne la socialisation militante. Nous essayons de penser cette problématique de l’identité en nous appuyant sur Featherstone ou Bennett, non pas sous un angle politique, mais au regard de la place grandissante de la consommation dans la définition de soi.
Le rapport à l’esthétique, chez les Identitaires et chez les intellectuels ethno-différentialistes, se fait à plusieurs niveaux. Les intellectuels, qui ont pris du recul sur leur activisme de jeunesse [24], théorisent et rationalisent l’esthétique militante, quand les militants la vivent ou essaient de la créer. Les militants identitaires connaissent ces intellectuels, par leur formation militante, ou au moins par les citations que véhiculent leurs sites internet [25].
Sous la plume des intellectuels, l’esthétique apparaît comme une vision du monde à laquelle l’individu choisit d’adhérer. Ainsi, dans Pensées corsaires, abécédaire qui a connu un certain succès dans les milieux identitaires, le militant et idéologue d’extrême-droite italien Gabriele Adinolfi oppose, sous la rubrique Weltanschauung, la Romanitas à l’Ahnenerbe. Il s’agit de deux âges d’or, l’un valorisé par les fascistes, l’autre par les nazis. Étant donné que « celui qui se réfère à des images, des mythes et des expériences du passé est généralement attiré par des critères esthétiques, sentimentaux, irrationnels » (Adinolfi, 2008, p. 307), le lecteur est invité à choisir, selon sa propre sensibilité, l’âge d’or qui lui convient. De même Dominique Venner insiste sur la capacité d’un homme à se choisir un style, à adhérer à des normes esthétiques et, ainsi, à se donner une forme. Il était notamment essentiel, pour lui, de proposer des modèles (des figures telles que Lyautey, Jünger, von Salomon ou lui-même) à la jeune génération. Le Cœur rebelle, dans lequel il raconte ses expériences de combattant en Algérie et d’activiste de l’OAS, a été lu par nombre de jeunes militants et pourrait servir de « profession de foi » [26] à un bloggeur comme Pierre Chatov, qui s’attache à forger des modèles d’identité sociale et à faire la passerelle, via internet, entre intellectuels et militants.
L’esthétique est question d’intériorité mais aussi de communauté : dans les écrits de ces intellectuels, les Européens possèderaient leur « univers mental » propre, un ensemble de normes morales et esthétiques donnant sens à leur vie. Cet univers mental aurait disparu et c’est à la communauté ethno-différentialiste de le ressusciter. À la fin de Un Samouraï d’Occident (2013, p. 298), Dominique Venner livre cette directive : « C’est une antiquité vivante que nous avons pour tâche de réinventer. Ainsi nous avons entrepris de recomposer notre tradition pour en faire un mythe créateur. » Dans cette perspective, l’Histoire est une pratique artistique visant à faire naître un « rêve-souhait », pour reprendre le terme d’Ernst Bloch (1976, p. 261), « pré-apparaître d’un monde accompli ».
Cette tâche d’édification, il l’a confiée, avant de se donner la mort dans la cathédrale de Notre-Dame, à Bernard Lugan, Philipe Conrad et Jean-Yves Le Gallou (tous trois issus de la Nouvelle Droite). Ceux-ci fondent alors l’Institut Iliade, « institut pour la longue mémoire européenne ». Au programme : l’héritage grec ou médiéval, et l’histoire des idées. Cet institut assure notamment la promotion de jeunes artistes politisés et a organisé un concours sur le thème de l’« esthétique européenne ». Les affiches étaient vendues lors du colloque éponyme.
Chez les jeunes militants, le rapport à l’esthétique se manifeste à plusieurs niveaux. Dans un rapport à des univers imaginés, certes, mais d’abord au niveau social. S’il est clair que des normes « inscientes » [27], dont certaines sont esthétiques, structurent leur habitus et leurs choix militants, les considérations esthétiques ne sont pas le fruit d’une introspection — celle-ci vient plus tard, nous semble-t-il — mais apparaissent lorsque le groupe est évoqué contre d’autres groupes. Dans la construction du monde social des jeunes militants, l’Autre (Venner, 2006) dont, pour des raisons de style et de stratégie, il s’agit de se distinguer par le bon goût n’est pas un ennemi politique lointain, mais un référent proche :
« Moi j’estime que pour qu’un message passe bien, il faut qu’il soit beau à regarder, parce que même si la personne elle est pas d’accord avec ton message, elle te dira “putain c’est beau ce qu’ils ont fait”, et puis peut-être que bah du coup elle va réfléchir mieux au message. Puis ça pousse les gens à s’interroger, je veux dire, que tu vois, euh que tu vois dix skins dégueulasses avec un drapeau bleu blanc rouge et une banderole horrible avec une croix celtique machin qui défile, ça parle beaucoup moins à quelqu’un que quand tu vois des centaines de jeunes avec des blasons de Paris, euh, une jolie banderole bien réalisée, de la pyrotechnie, un feu d’artifice à la fin, des gens un peu joyeux et tout, ça a pas du tout le même rendu pour l’observateur, que un truc… »
– Et c’est uniquement pour l’observateur ?
« Non et puis c’est pour nous, on se fait plaisir aussi. Moi franchement, je veux dire, ça me ferait chier de pas être beau, quoi. Enfin je veux dire, on a un truc qu’on dit souvent pour rigoler mais qui est assez vrai, c’est on se dit souvent, “on est les plus beaux”, quoi, on se motive comme ça. On est les plus esthétiques. “On est les plus beaux”, c’est important. C’est aussi important, pour, pas se dédiaboliser, mais faire passer une meilleure image, parce que bon, quand t’es un mouvement dégueulasse, mais qui vraiment ressemble à rien, tu peux avoir les idées aussi bonnes que tu veux, bah si tu rebutes les gens, les gens ils vont pas t’écouter. Donc c’est vraiment, oui, dans un état d’esprit vraiment esthétique… » [28]
Tout se passe, dans l’esprit de V, comme si la politique devait se faire dans un cadre esthétique : « ca me ferait chier de pas être beau » (sic !). Mais il s’agit d’être plus beau qu’un autre qui sert de référent, notamment que « les skins dégueulasses », qui possèdent leur esthétique, mais une esthétique à la fois vulgaire et inefficace. Cet investissement esthétique sur le champ politique attire des militants ne se reconnaissant pas dans les groupuscules « horribles ». Avant de rejoindre les Identitaires, P a milité au RED, un mouvement nationaliste actif à Assas dans les années 2000. Il en tire une expérience mitigée : « C’était typiquement le stéréotype de l’extrême-droite. Et ça me saoulait, en fait. Donc j’ai fait un an, et je me suis dépucelé, politiquement, sur l’activisme avec eux, quoi. Mais en fait je me suis vite barré. » [29] Puis il rejoint les Identitaires :
« Quels ont été les facteurs déclencheurs ? Euh. L’esthétisme. Hyper important. Le sérieux. La volonté de gagner.
– Alors tu peux développer sur “esthétisme” et “volonté de gagner ?”
[…] Alors l’esthétisme, déjà, voilà. Les Identitaires, on a toujours fait attention à être des gens à la fois présentables, virils, enfin, présentables, mais en même temps on sait qu’on se reconnaît les uns entre nous. Tu vois, il y a un côté un peu casual, en fait. C’est-à-dire, je mets des fringues qui sont pas choquants, c’est pas des bombers, c’est pas… mais on sait qui on est quand même. Donc y a ça, y a l’esthétisme des visuels, tu vois, on utilise des couleurs vives, euh… des formes futuristes, des choses comme ça, la volonté de gagner c’est : on n’est pas là pour jouer. C’est-à-dire que moi, justement, au RED, t’as l’impression que, à part montrer ses gros muscles, boire des bières, et parler de baston, bah y a rien, en fait. » [30]
Les Identitaires font très attention à « l’esthétique de groupe », à la fois mode de reconnaissance stratégique (un ensemble de codes complexes, « hiérarchisé et hiérarchisant », permet de distinguer amis et ennemis) et ferment de l’identité du groupe. On retrouve ce « regard » dans l’AntiFasciste Action (AFA), et c’est pourquoi mon enquête sur les Identitaires m’a fait croiser, dès la rédaction de mon mémoire de Master 2, des mouvances qui se présentent comme opposées. Un champ étant défini par le capital qui y est mobilisé, l’esthétique de groupe, ressource et enjeu, prend sens vis-à-vis de l’esthétique des autres groupes. Il est ici instructif de confronter le témoignage de P avec celui d’un militant antifasciste proche de l’AFA puis avec un texte de Philippe Vardon :
« Au niveau vestimentaire, de groupe, c’est-à-dire, dans le groupe où je suis, y en a qui viennent, qui sont issus de la mouvance, du mouvement skin tel qu’on l’entend, enfin, skinhead, crâne zéra et tout, y en a d’autres qui viennent du hardcore, d’autre du stade, genre casu’ [casual] et tout, et d’autres qui viennent — pas mal d’ailleurs — qui viennent du mouvement hip-hop, et tout ça. Au final même si tous on écoute ce genre de musique, genre pour les casu’ ça va être le rock, type Oasis et tout ça, les skins de la Oi !, on écoute tous aussi du Hip-Hop et du Hardcore, y a une certaine homogénéité de style, tu vois, ça fait partie de l’esthétique de groupe, tu vois ? […] Enfin voilà si jamais il se passe un truc avec le groupe, faut pouvoir après être mobile, faut pouvoir se disperser et pouvoir rentrer sans avoir à se faire gauler. Donc c’est sûr qu’il y a pas d’uniforme, mais, en gros, le but c’est d’être : aux yeux de tout le monde, Monsieur Tout le monde, mais pour les gens qui connaissent, de voir que ça peut faire tiquer, tu vois ce que je veux dire ? Genre les gens qui se baladent dans la rue, ils voient quoi : ils voient un mec avec un Fred Perry et des baskets, bah voilà, quoi, c’est un mec avec un Fred Perry et des baskets. Un mec qui connaît un peu le mouvement, il va s’arrêter, il va regarder, il va se dire, “Tiens, lui, il vient d’où ?” C’est un truc pour permettre de se reconnaître entre nous sans forcément attirer tout de suite l’attention. […] Et on n’est pas… donc pour en revenir aux skins, on n’est pas… à part les vieux, qui sont très carrés dans leur truc. Même s’il y en a qui se considèrent skinheads, ils vont pas se trimballer en bombers, paras et crâne rasé avec « skinhead » et « Oi ! » patchés partout sur le bomber tu vois ? […] A part les quelques guignols [ton méprisant] qui débarquent chaque année à la Fédération Anarchiste [Rire]. Mais… ouais, enfin c’est… le but aussi, c’est quand t’es dans ce genre de truc, c’est de pas se faire gauler. Donc tu vois, si quand on a des rendez-vous ou quoi, d’un bout à un autre de Paname, genre faut pouvoir y aller sans se faire mécra par les chtars. […] Et puis y a aussi le fait que, en tant que skin ou punk, j’ai pas envie de passer pour un asocial, euh… parce que c’est quand même, franchement, c’est l’image que renvoient les punks, tu vois, t’sais quand tu les vois — bon ils sont sympas et tout, quand tu les connais, p’t’être, hein… même certains sont un peu cas soc’ [à voix basse et l’air entendu]. » [31]
Chez D s’entremêlent ici deux thématiques, l’importance d’une esthétique individuelle et collective et la nécessité de nuancer cette esthétique pour l’adapter aux normes sociales et au système de repérage policier. Dans l’extrait ci-dessous, tiré du livre Militants, de Philippe Vardon-Raybaud, se retrouve cette même tension :
« Des militants, puisque c’était le mot juste, voilà exactement ce à quoi ressemblait le petit groupe. Sans tomber dans l’uniforme, on pouvait ressentir une certaine harmonie vestimentaire, et même une certaine esthétique générale, trop évidente pour qu’elle ne fût pas un minimum pensée. […] Sans totalement trancher avec le look d’autres jeunes de leur âge, on pouvait néanmoins sentir que ces gars-là n’étaient pas de ceux qui se laisseraient facilement marcher dessus. C’était le but. “Politique mais viril” […] » (Vardon-Raybaud, 2014, p. 24)
Chez D, V, P et Vardon, on trouve une suite de considérations relevant de la stratégie sociale : il s’agit de pouvoir se reconnaître, et en même temps d’éviter de « trancher », d’afficher un stigmate, de paraître asocial ou agressif. Et dans les deux textes, il y a une même attention au dedans et au dehors. Il faut être différent du reste de la société, sans que cette différence soit trop criante et n’en vienne à stigmatiser ceux qui la cultivent. Position en demi-teinte qu’on atteint d’autant mieux qu’on s’écarte d’un repoussoir, les punks ou les « guignols » chez D, les skinheads ou le RED chez les Identitaires.
Le style casual, évoqué chez D et chez P, désigne une mode vestimentaire née dans les stades de foots britanniques, autour de marques comme Stone Island. Jugée plus « classe » et plus discrète que la panoplie skinhead, elle a commencé à être arborée par des militants parisiens antifas ou d’extrême-droite au milieu des années 2000.
Qu’ils aient ou non fréquenté le stade, les Identitaires se reconnaissent dans son esthétique et ils établissent des parallèles entre les deux mondes. Les manifestations identitaires s’inspirent des démonstrations de supporters, car les militants issus du stade importent des normes esthétiques et un savoir-faire :
« C’est pas pour rien que nos opérations d’agit prop’ fonctionnent bien, qu’on a une certaine culture de la banderole esthétique, qui n’est pas simplement un vieux graffiti dégueulasse sur un bout de tissu, comme on peut le voir dans d’autres mouvements. Une certaine culture de la pyrotechnie, aussi, quand on fait des manifestations et des événements, je veux dire, on a une certaine influence du milieu du stade sur le militantisme. » [32]
L’esthétique, une fois encore, permet de se distinguer de la « banderole dégueulasse » du groupe rival. D’après V, les supporters de foot sont attirés par les Identitaires, car les uns et les autres mettent en avant les identités locales. C’est possible, et ce pourrait même être vrai aussi pour certains antifascistes : ceux-ci, après avoir reçu, à la suite du plan Leproux [33], un grand renfort de supporters du PSG issus de la tribune Auteuil, ont édité des badges représentant la nef parisienne, à l’image du célèbre club. Chez les Identitaires comme chez les ultras, on retrouve, outre des méthodes partagées, un goût de l’action et de la mise en scène. Ainsi l’exprime V, qui n’a pourtant jamais fréquenté le stade :
« C’est une culture qui m’intéresse. Je veux dire, en tant que contre-culture jeune, c’est un truc qui m’intéresse. Notamment, le côté fringue… euh fringue/copain/violence, on va dire, y a une certaine, un certain état d’esprit, on va dire, qui me parle un peu, donc c’est une certaine esthétique, qui me parle… » [34]
Par « contre-culture », V désigne ici un monde qu’il ne connaît pas directement. C’est seulement dans cet emploi que j’ai rencontré le terme au cours de mes différentes enquêtes : pour mes interlocuteurs, il désigne soit un monde qui a disparu (celui de l’adolescence ou de la génération précédente) soit un mouvement culturel lointain. Quand des militants antifascistes ou identitaires évoquent leur contre-culture, elle est toujours passée ou à venir. Et dans le présent, ce n’est que le reflet imparfait d’un ailleurs idéalisé. Ainsi faut-il comprendre, dans une certaine mesure, la production et la consommation d’images, T-shirts, tatouages, affiches à laquelle se livrent les Identitaires. Il s’agit de fabriquer, non seulement une esthétique et une identité de groupe, mais aussi, par le biais de signes, un univers.
L’esthétique s’ordonne par rapport à un référent qui donne sens à la vie quotidienne. Ainsi Dominique Venner a pensé sa vie en fonction de modèles. Le discours identitaire fait pour sa part un parallèle entre militantisme et Quête du Graal, voyage initiatique et mystique qui change la nature de celui qui l’entreprend et le transporte dans une autre dimension de l’existence :
« [… ] vous l’avez déjà compris — peut-être même avec agacement voire jalousie si vous n’avez jamais donné un peu de vous-même, si nous n’avez pas trouvé l’Idée qui ordonnerait votre existence — : je m’enorgueillis d’appartenir à cette petite noblesse. Ô c’est vrai dans cette chevalerie on se retrouve plus souvent autour d’un pub irlandais qu’autour de la fameuse Table Ronde ; la forteresse à défendre est un local dans une cave voûtée, un coin de rue ou de quartier, ou bien une fac ; plutôt que de tournoi à cheval c’est en stoppant les ennemis avec une chaise comme bouclier dans un couloir de cette même fac que se conqui[èren]t ses titres de gloire ; et pour le chevalier militant l’armure est un coupe vent North Face ou un blouson de cuir, le heaume un bonnet commando ! » (Vardon-Raybaud, 2014, p. 16).
Exprimé ici par écrit sur un ton où le lyrisme n’exclut pas l’autodérision, on retrouve en entretien cette idée que le militantisme est une geste qui donne du sens à la vie. P explique ainsi pourquoi il préfère fréquenter ses amis identitaires ou supporters que ses « amis apolitiques » :
« […] quelque part, ce sont “que des potes”, mais des potes, des copains, des… tu vois, on peut boire un coup, mais en fait, on construit rien. On ne construit rien [après avoir beaucoup cherché ses mots, P semble avoir mis le doigt sur quelque chose]. C’est vraiment ça le problème. C’est-à-dire que… voilà… on passe un bon moment, mais en fait, on est des jouisseurs de la vie… mais pas plus quoi… on fait pas… on n’inscrit rien dans le temps, alors que tu vois, j’ai l’impression qu’avec les Identitaires, ou avec d’autres choses, tu… c’est comme si t’écrivais un livre… alors les gens, ils aiment le lire ou pas, les gens… le livre, il sera peut-être détruit bientôt, j’en sais rien, mais au moins on laisse une trace. Et ça c’est fort. C’est pareil pour le stade. Dans une moindre mesure et dans toutes proportions gardées. Le stade c’est, ça fait, je sais, depuis, en France depuis les années 80 que ça existe, euh avant y avait… et puis y a toujours eu en Italie et en Angleterre : c’est comme un bouquin, ou grosso modo t’écris une histoire et euh… un jour alors c’est Paris qui est le meilleur, un autre c’est… les Anglais, un autre jour c’est les Italiens, blablabla, on crée une histoire, il y a des gens qui s’intéressent à cette histoire. Toi, tu crées ton truc, t’as ton groupe, t’as ta tribune, et voilà. Et bah là, c’est pareil. C’est-à-dire que tu… en faisant, tu participes à une histoire, alors il y a peut-être de moins en moins de gens qui s’y intéressent, mais ça existe toujours, et bah là c’est pareil pour le militantisme. Enfin vraiment, c’est cette notion d’essayer de t’inscrire dans le temps. Laisser une trace. » [35]
Écrire une geste, c’est rejeter l’absurdité du monde en définissant soi-même le sens de ses actes. L’aspect esthétique du combat identitaire, exprimée par les militants que j’ai rencontrés, existe pour elle-même, comme « enjeu du jeu », indépendamment des thématiques plus politiques du groupe.
Nous avons essayé de comprendre l’idée que les jeunes militants identitaires se faisaient de leur propre combat, en insistant sur la dimension esthétique qu’ils lui confèrent, et sur les implications sociales de leur approche. Il nous est apparu que le rapport que les Identitaires entretiennent à l’esthétique n’est pas homogène. Les militants plus anciens ou issus de familles militantes sont plus sensibles à cette approche de la politique. Les militants qui n’ont pas baigné auparavant dans la culture d’extrême-droite, et qui ont rejoint les Identitaires par seul rejet de l’Islam, se sentent, dans un premier temps, moins concernés par cet enjeu. Cette tension semble être ressentie à un niveau générationnel (Boumaza, 2004), opposant nouveaux venus et détenteurs de la tradition. Ainsi Chatov m’explique que « les zids [les Identitaires] ont réussi à rameuter des gens qui n’ont pas du tout les mêmes références. Le problème, c’est que c’est des gens, ils le disent eux-mêmes, s’il n’y avait pas l’immigration et l’Islam, ils seraient centristes. Ils ne sont pas d’extrême-droite pour de bonnes raisons » [36].
Chatov se place ici dans une perspective que l’on retrouve chez V, lui aussi issu d’une famille très marquée à droite :
Ces thèmes là [Islam, immigration], ‘fin je veux dire, l’Islam, c’est un thème qui est porteur en général pour les jeunes militants et tout, les mecs nous rejoignent à cause de ça, mais je veux dire, pour moi il y a des trucs plus importants […] Aujourd’hui en Europe, il y a un vide à combler, quoi. Il y a une espèce de vide, qui a été creusé, justement, par le modernisme. Toutes leurs conneries de sécularisation, de laïcité, de… d’anti-traditions et tout machins, tout ça, ça a creusé un vide.
Le vide dont il parle, ce sentiment de perte de sens associé au déclin de l’autorité religieuse et à la perte de foi dans les grands récits politiques (Shilling, 2003), V tente de le combler par le « réenracinement » et le retour à la tradition païenne. Comme le rappelle Jagger (2000, p. 46), « we are obliged to make our lives meaningful by selecting personal lifestyle from those offered to us in adversiting, soap operas, and films […] » [37]. Ainsi expliquons-nous l’esthétique dans la vie militante identitaire : elle s’inscrit dans une stratégie identitaire [38] permettant de se distinguer, de se définir et de donner du sens à sa vie, en convoquant des mondes absents et des valeurs transcendantes. Le corps, par le biais du tatouage (Sweetman, 2000), du style vestimentaire ou de la pratique sportive, devient le dépositaire de ce travail sur soi.
Ainsi se dessinent deux approches, et deux raisons d’être du militantisme identitaire, qui s’opposent et se complètent à la fois : une peur de la relégation sociale devant une altérité perçue comme invasive, et une volonté de donner du sens et de la grandeur à sa vie. Reflet des angoisses des enfants de la classe moyenne, dans une France en crise où ils se sentent abandonnées.
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[1] Si les Identitaires se focalisent beaucoup sur l’Islam, c’est surtout pour des raisons stratégiques ; et les membres que j’ai rencontrés n’en ont pas une peur d’ordre névrotique. C’est pourquoi le terme d’« islamophobie » en vogue dans la presse serait impropre en ce qui les concerne. C’est avant tout l’origine « extra-européenne » d’une partie de la population qui les dérange. Convoquer l’Islam présente l’avantage de leur éviter d’être stigmatisés comme racistes. Ce thème est très porteur : il est bien plus facile de combattre l’obscurantisme supposé d’une religion que de défendre la ’race blanche’. Ils tentent de faire glisser le débat à un autre niveau, celui de la civilisation (comprise comme une entité culturelle), afin d’avancer leur solution : une renaissance culturelle européenne.
[2] Jean Mabire et Dominique Venner, avec des personnalités comme Pierre Vial ou Alain de Benoist, ont contribué, à partir des années 1960, à renouveler les paradigmes d’extrême-droite, en mettant en avant les thématiques de l’Europe, du terroir régional ou du paganisme (François, 2008 ; Taguieff, 1994).
[3] L’Institut Iliade n’est pas dirigé par les Identitaires. C’est une structure, au sein de la mouvance ethno-différentialiste, permettant de faire le lien entre la jeune génération militante et la vieille génération intellectuelle.
[4] L’Institut Iliade envisage de tenir un colloque par an. Celui de 2015 est, selon la manière de compter, le premier ou le second. Les mêmes personnes avaient organisé, en 2014, un colloque à la mémoire de Dominique Venner. Bien que le label « Institut Iliade » n’existât pas encore, ce colloque est considéré dans ce milieu comme le premier.
[5] Ainsi la présentation d’Alain de Benoist, qui ouvrait le colloque susnommé, a été brièvement perturbée par un individu hurlant sa ferveur envers le Christ Roi.
[6] Dans Militants, Philippe Vardon, qui fut porte-parole des Jeunesses Identitaires (voir plus loin), met en scène un jeune adhérent s’interrogeant sur sa carte de membre : « “Adhérent n° : 1836”. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si le chiffre n’était pas un brin gonflé (le défi aurait été de savoir si le chiffre en trop était le premier ou le dernier) mais cela lui importait peu. » (Vardon-Raybaud, 2014, p. 117.). Vardon-Raybaud est le nom sous lequel il signe certaines de ses publications.
[7] Afin de minimiser les dissolutions ou les interdictions de rassemblement, les Identitaires ont développé un certain nombre d’associations prenant en charge des activités parallèles. Ainsi, une partie des manifestations culturelles identitaires est organisée à Paris par le Cercle Sainte-Geneviève.
[8] Notons que certaines sections peinent à renoncer à un label auquel elles se sont attachées. Ainsi Génération Identitaire Lyon se fait toujours appeler Rebeyne.
[9] Dans son étude — réalisée de l’intérieur — sur les groupes néofascistes des années 1980-1990, Éric Rossi (qui anime la revue d’extrême-droite Réfléchir & Agir) note ce décalage entre les « troupes fraîches » et les « vieux routiers ». Notons néanmoins que les cadres actuels du Bloc sont nettement plus frais que les « paléo-nazis » de l’époque (Rossi, 1995, p. 260).
[10] Selon les informations de Pierre Larti (responsable GI au niveau parisien et national) et Erwan (responsable GI Paris, qui est aussi mon interlocuteur privilégié depuis le début de mon enquête), entretien, 13 janvier 2015, Paris.
[11] Dans son enquête effectuée au début des années 2010, Samuel Bouron (2014) parle de soixante-huit militants dont cinq filles. La fourchette de militants actifs et de sympathisants que je donne ici provient de mes entretiens avec des militants.
[12] Pierre Larti et Erwan, entretien, 13 janvier 2015, Paris.
[13] Samuel Bouron (2014, p. 71) note que l’investissement purement militant (distribuer des tracts, organiser des actions de sensibilisation) est vu comme autant de « sale[s] boulot[s] » délaissés par les militants masculins. Ils sont par conséquent un refuge pour les militantes féminines, qui y trouvent un moyen « d’exister à distance de la sociabilité viriliste ». Les militants préfèrent quant à eux les activités plus métapolitiques, favorisant un entre-soi : cours de boxe, soirées dans les maisons de l’Identité.
[14] Les supporters ultras sont issus d’associations indépendantes du club et sont généralement tapageurs. Les supporters violents (Bromberger, 1998 ; Hourcade, 2014) ne sont politisés que de façon assez relative, et parfois de façon paradoxale. Ainsi P a ramené aux Identitaires un camarade de sa tribune, les Lutèce Falco, réputée antifasciste… Il n’en reste pas moins qu’à Paris des passerelles se sont tissées entre ces deux mondes depuis les années 1980.
[15] Pierre Larti et Erwan, id.
[16] Ibid.
[17] La dissolution des JI en 2006 a été perçue par certains comme un gage de radicalité. Ainsi les Identitaires apparaissent, si l’on en croit nombre de commentaires Facebook comme de « vrais résistants ». Le succès de ce genre de tactique est poussé à l’extrême par des pages Facebook comme Stop avec Le Radicalisme en France, En Europe et dans le Monde ou L’œil de la HONTE, qui, usant d’une rhétorique du « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas », ont plusieurs milliers de followers chacune.
[18] Pierre Larti et Erwan, id.
[19] Ibid.
[20] V, entretien, 15 avril 2015, Paris.
[21] Nous utilisons ici ce terme pour désigner les groupes influencés par la Nouvelle Droite qui mettent l’accent sur la nécessité de préserver et défendre la culture et le folklore européen. Si ce terme a été défini académiquement (Taguieff, 1994), il est parfois utilisé à l’extrême-droite pour désigner cette mouvance.
[22] Signalons aussi Henri Lefebvre (1975 ; 2011) ou Yvon Bourdet (1976) – sans parler de Georges Sorel (1908) –, qui se sont interrogés, chacun à leur manière, sur les justifications romantiques ou esthétiques de l’action révolutionnaire.
[23] L’illusio est définie par Bourdieu comme « la croyance dans le jeu, l’intérêt pour le jeu et les enjeux ». Il précise : « Chaque champ produit sa forme spécifique d’illusio, au sens d’investissement dans le jeu qui arrache les agents à l’indifférence et les incline et les dispose à opérer les distinctions pertinentes du point de vue de la logique du champ, à distinguer ce qui est important […]. » (Bourdieu, 1998, p. 373)
[24] Nous faisons le choix de mettre en parallèle des entretiens de jeunes militants, et des textes de producteurs d’idées ou des cadres plus mûrs. Il nous semble que le regard que ces aînés portent sur le monde s’est construit, au moins en partie, selon les catégories de perception acquises lors de leur jeunesse militante et que leurs productions écrites donnent des clefs pour comprendre l’état d’esprit de la jeunesse militante. En outre, ces restitutions d’expériences anciennes permettent de repérer des constantes dans l’engagement d’extrême-droite.
[25] Ainsi la formule de Dominique Venner, « la nature comme socle, l’excellence comme but, la beauté comme horizon », qui, dans son livre testament, Un Samouraï d’Occident (p.220), résume la vision du monde européenne, est devenu un slogan reproduit sur des affiches, sur des slogans, et nombres d’images disponibles sur Internet.
[26] Pierre Chatov (Xavier Eman dans Éléments), entretien, Paris, 5 novembre 2014. Il est un des fondateurs du blog Zentropa, qui fonctionne en réseau avec différents blogs européens (Zentropa Iberia, Badabing) au sein du « Clan Zentropa ». S’il s’est aujourd’hui éloigné des Identitaires, il a été à une époque à la pointe de leur « combat culturel », à ID mag (où il était rédacteur en chef) ou à Novopress.
[27] Bourdieu (2002, p. 133) reprend le mot à Flaubert, pour désigner l’ensemble des principes esthétiques incorporés dans le corps du poète, qui lui permettent instinctivement de distinguer le beau du laid.
[28] V, id.
[29] P, entretien, 28 avril 2015, Paris.
[30] Ibid.
[31] D, entretien, 30 avril 2014.
[32] V, id.
[33] Robin Leproux, alors président du PSG, met en place en 2010 un « plan de lutte » contre les violences au Parc des Princes. La mesure phare consiste à répartir aléatoirement les supporters dans les virages des tribunes, où se retrouvent les supporters organisés les plus agités.
[34] V, id.
[35] P, id. Les mots en roman ont été accentués par P.
[36] Pierre Chatov, entretien, Paris, 5 novembre 2014.
[37] « Nous devons donner du sens à nos vie en choisissant nos styles de vie dans l’offre qui nous est proposé par la publicité, les feuilletons télévisées ou les films ».
[38] Nous prenons ici le nom « identitaire » au sens sociologique, reprenant la définition de Jagger (2000, p. 46) : « by “identity” is meant a sense of who we are, and how we relate to others and to the cultural and social context in which we live ». « par “identité”, nous entendons la façon dont nous nous concevons, et comment nous nous situons par rapport à nos relations et dans le contexte social et culturel dans lequel nous vivons ».
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ISSN électronique : 1778-3747