Dans une série de fiches antérieures, j’ai exposé les différentes dimensions du concept de capital tel que Marx le déploie dans sa critique de l’économie politique, concept qui nous est ainsi apparu dans toute sa richesse mais aussi dans toute sa complexité (Bihr, 2009, 2010a, 2010b, 2011, 2012). Le capital est tout d’abord ce singulier rapport social de production basé sur l’expropriation des producteurs des moyens de production, la transformation de la force de travail en marchandise et la formation d’un surtravail sous forme de plus-value. Valeur en procès, c’est-à-dire valeur capable de se conserver et de s’accroître en un incessant processus alternant production et circulation de marchandises, il rend ainsi possible de nouvelles formes de l’autonomisation de la valeur qui culmine dans le capital financier, sous sa double forme de capital de prêt et de capital fictif. Le capital prend ainsi finalement la forme d’un pouvoir qui plie tous et tout aux exigences de sa reproduction : la forme d’une puissance sociale aliénée et aliénante qui se soumet la société elle-même, la forme d’une médiation sociale autonomisée, la forme d’une communauté humaine réifiée.
A différentes reprises au cours de ces développements, il a été mentionné que, comme valeur en procès, le capital prend des apparences fétichistes qui se renforcent au fur et à mesure que se consolide l’autonomisation de la valeur dans le cadre et sur la base des procès de production et de circulation du capital. Il s’agit dans cette fiche de comprendre comment ces apparences fétichistes imprègnent les représentations courantes du capital, qu’elles soient vulgaires ou savantes.
Commençons par rappeler ce qu’il faut entendre par fétichisme de la valeur d’une manière générale.
« (…) par fétichisme de la valeur, Marx entend une double opération de réification et de déification des rapports capitalistes de production. La réification s’opère par confusion de ces rapports avec leurs supports matériels (valeurs d’usage, métal monétaire, moyens de production, titres de propriété, etc.), avec les objets, les choses, les dispositifs matériels, les signes dans et par lesquels les rapports de production se matérialisent et se signifient, qui leur servent donc de médiations physiques ou symboliques. Et cette réification se double d’une déification (d’une personnalisation surhumanisante) de ces mêmes objets, qui conduit à leur attribuer en tant que tels, substantiellement, des qualités, des propriétés, des vertus et des pouvoirs qu’ils ne doivent qu’à leur fonction de supports des rapports sociaux qui se trouvent réifiés en eux. » (Bihr, 2010a)
Le capital industriel peut ainsi prendre l’apparence d’une « substance automatique » (Marx, 1948-1960, I : 158) capable d’entretenir son procès de valorisation par lui-même, sans rien devoir à la force de travail qu’il exploite et domine. Le capital commercial semble de même se valoriser par le simple fait de faire circuler des marchandises, tandis que, sous la forme du capital de prêt, l’argent semble capable d’engendrer de l’argent « tout aussi naturellement que le poirier porte des poires » (Marx, 1948-1960, VII : 57). Et nous avons vu (Bihr, 2011) que ce fétichisme du capital culmine avec le capital fictif, dont le mouvement propre (celui des opérations sur les marchés financiers) donne l’illusion que l’on peut engendrer de la valeur en mettant en circulation (en vendant et en achetant) des titres de propriété et crédit dont les valeurs fictives sont constituées par capitalisation des revenus, réels ou escomptés, qu’ils valent à leur titulaire.
Mais les rapports de distribution (les rapports régissant la répartition entre les différents agents sociaux de la richesse sociale produite sous forme valeur) auxquels donnent naissance les rapports capitalistes de production engendrent des développements supplémentaires du fétichisme de la valeur. En effet, dans le cadre de ces rapports, en vertu des rapports de propriété inhérents aux rapports capitalistes de production, toute valeur nouvellement formée (sur une période donnée, par exemple une année) se répartit en trois éléments différents : le salaire, le profit moyen scindé en profit d’entreprise (revenant au capital productif) et en intérêt (revenant aux propriétaires du capital) et la rente foncière, éléments qui échoient respectivement aux travailleurs salariés, aux capitalistes et aux propriétaires fonciers. Ainsi peut se former, dans l’esprit de ces différents acteurs, la représentation selon laquelle la propriété foncière d’une part, le capital d’autre part, la force de travail enfin sont trois sources différentes et autonomes de revenu : le capital génèrerait par lui-même du profit, comme la propriété foncière de la rente et la force de travail du salaire :
« Capital, propriété foncière et travail apparaissent à ces agents comme trois sources différentes et autonomes des trois éléments différents de la valeur annuellement produite, donc aussi des produits dans lesquels elle existe. Pour eux, ce ne sont pas seulement les diverses formes de la valeur qui sous forme de revenus échoient à divers agents du procès social de production, c’est la valeur elle-même qui provient de ces sources, partant la substance de ces revenus. » (Marx, Le Capital, VIII : 201)
De la sorte se trouvent autonomisées les différentes fractions en lesquelles se répartit la valeur nouvellement formée et qui donnent naissance aux revenus des différents acteurs économiques, en perdant ainsi de vue et en occultant leur source commune, le travail social. Ces différentes fractions sont rapportées aux différents « facteurs de production » (le capital, la terre, le travail) comme à autant de sources différentes de la valeur. Dès lors, rente, profit et salaire n’apparaissent pas comme le produit de la division d’une même quantité de valeur nouvellement formée, division dont les éléments constituent les revenus des différentes classes sociales ; c’est inversement la valeur nouvellement formée qui apparaît comme résultante de l’addition de trois éléments hétérogènes (la rente, le profit et le salaire), apparemment produits de ces trois facteurs naturels de tout procès de production que sont censés être respectivement la terre, le capital et le travail.
Cette inversion condense tous les traits du fétichisme de la valeur en le parachevant. A commencer par la réification des rapports de production : leur confusion avec les éléments matériels du procès de travail qui leur servent de supports. Ainsi le capital comme rapport social d’exploitation et de domination du travail est-il ici identifié aux moyens de production dans lesquels il s’incarne. De même, la propriété foncière, comme rapport social procédant de la monopolisation de la terre (des ressources naturelles), est-elle confondue avec la terre elle-même comme champ, matière et moyen du procès de travail. Enfin, le travail salarié, comme forme socialement et historiquement déterminée de la combinaison de la force de travail avec les moyens de production, est-il confondu avec le procès de travail en général, abstraction faite des rapports sociaux de production qui le structurent.
Et cette réification des rapports de production se double et se prolonge inévitablement d’une personnification des différents éléments du procès de production. Car, dès lors qu’ils sont confondus avec les rapports de production auxquels ils servent de supports, ces éléments se voient attribuer la capacité occulte et mystérieuse d’engendrer par eux-mêmes différentes fractions autonomes de valeur. Le capital, confondu avec les matières et moyens artificiels de travail (outillage, machines, infrastructures productives) dans lesquels il se matérialise, est censé engendrer par lui-même, en dehors de toute exploitation et domination du travail des producteurs sous sa forme salarié, du profit, tandis que la terre engendrerait tout aussi bien par elle-même de la rente et que le travail, comme procès entre l’homme et la nature en général, fournirait un salaire au travailleur comme prix du travail :
« Rente, profit et salaire semblent ainsi être issus de la fonction que jouent, dans le procès de travail simple, la terre, les moyens de production créés et le travail, même si nous considérons que ce procès se déroule seulement entre l’homme et la nature en dehors de toute détermination historique. » (Marx, Le Capital, VIII : 204)
Nous sommes à présent en mesure de procéder à la critique des représentations vulgaires du capital en en relevant le caractère non moins foncièrement fétichiste [1]. L’Encyclopédie Larousse, décalquant la définition du Petit Larousse illustré, en donne un bel exemple en fournissant la définition suivante du capital : « Ensemble des biens, monétaires ou autres, possédés par une personne, une famille ou une entreprise, constituant un patrimoine et pouvant rapporter un revenu » [2]. On y retrouve le double caractère du fétichisme capitaliste tel que précédemment défini : d’une part, la réification par confusion du capital (rapport social) avec les différents supports matériels qui en sont autant de formes phénoménales possibles (les marchandises, l’argent, les moyens de production, les titres de propriété ou de crédit, etc.) ; d’autre part, la déification (la subjectivation surhumanisante) qui attribue à ses éléments la capacité d’engendrer par eux-mêmes de la valeur, de générer un revenu. Et c’est bien dans ce sens fétichiste que le mot est couramment utilisé : tel dira qu’il s’est constitué « un beau capital » avec son épargne qui lui sert tout au plus de réserve monétaire et qui, placé sur un compte épargne à la banque, lui rapporte quelques maigres intérêts, tandis que tel autre traitera son voisin de « capitaliste » parce qu’il gagne gros, mène grand train et accumule des moyens de consommation durables (une belle résidence principale, une grosse voiture, une résidence secondaire, etc.)
Au demeurant, l’étymologie même du mot capital exprime déjà la nature fétichiste de la représentation courante de ce dernier. Le mot dérive du latin caput (pluriel capita) qui signifie « la tête » et qui a donné naissance, en français, à « capitaine » (celui qui marche à la tête de la troupe, celui qui commande la troupe ou le navire), « ville capitale » ou « capitale » (la ville qui est la principale du point de vue administratif, parce qu’y réside le chef de l’Etat ou qu’y siège le gouvernement) et « peine capitale » (parce qu’elle coûte sa tête au condamné et parce qu’elle est la plus haute), etc. Mais, plus proche de nos préoccupations, par formation vulgaire, caput a également donné naissance à « cheptel » qui est un doublet de « capital » : le cheptel, c’est l’ensemble des têtes de bétail que possède un éleveur et dont l’élevage et l’exploitation (du lait, de la laine, de la peau, de la viande, des os, etc.) lui rapporte un revenu. Dans les sociétés précapitalistes (au sens de Marx), le principal et quelquefois le seul capital (au sens vulgaire) a été le cheptel, bien avant la terre elle-même.
La langue courante et son usage témoignent ainsi du profond enracinement des représentations fétichistes du capital qui marquent la conscience vulgaire. Pour partie de ce fait, elles se retrouvent aussi là où on serait en droit de ne pas (plus) les rencontrer, autrement dit chez ceux et celles qui prétendent faire œuvre de science en rompant précisément avec les représentations communes et leur régime fétichiste. Or c’est très loin d’être le cas.
A commencer par les économistes, dont les définitions et conceptions ordinaires du capital, toutes empreintes de fétichisme, soutiennent et inspirent en retour le sens ordinaire du terme évoqué plus haut. C’est d’ailleurs là le principal reproche que Marx a formulé à leur encontre, qu’ils aient été mercantilistes, physiocrates ou libéraux, et qui a motivé sa démarcation radicale à leur égard, sa critique de l’économie politique, sous-titre du Capital par lequel il tenait à signifier que, pour sa part, il n’entendait pas être un économiste – quoique des générations de commentateurs, marxistes ou non, aient pu dire et continuent à dire à son sujet. Et cela vaut non seulement pour « l’économie vulgaire qui se contente des apparences, rumine sans cesse pour son propre besoin et pour la vulgarisation des plus grossiers phénomènes les matériaux déjà élaborés par ses prédécesseurs » mais aussi pour ce que Marx nomme « l’économie politique classique (…) qui, à partir de William Petty, cherche à pénétrer l’ensemble réel et intime des rapports de production dans la société bourgeoise ». Dès les premières pages du Capital, Marx dénonce dans l’économie politique, savante (classique) ou vulgaire, une représentation fétichiste des rapports capitalistes de production qui procède de leur naturalisation et éternisation et qui la rend incapable d’analyser correctement les formes (marchande, monétaire, capitalistes, etc.) sous lesquelles ils se présentent :
« L’économie politique classique n’a jamais réussi à déduire de son analyse de la marchandise, et spécialement de la valeur de cette marchandise, la forme sous laquelle elle devient valeur d’échange, et c’est un de ses vices principaux. Ce sont précisément ses meilleurs représentants, Adam Smith et Ricardo, qui traitent la forme valeur comme quelque chose d’indifférent ou n’ayant aucun rapport intime avec la nature de la marchandise elle-même. Ce n’est pas seulement parce que la valeur comme quantité absorbe leur attention. La raison en est plus profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui acquiert par cela même un caractère historique, celui d’un mode particulier de production sociale. Si on commet l’erreur de la prendre pour la forme naturelle, éternelle, de toute production dans toute société, on perd nécessairement de vue le côté spécifique de la forme valeur, puis de la forme marchandise, et à un degré plus développé, de la forme argent, forme capital, etc. » (Marx, 1948-1960, I : 83)
Et, tout au long du Capital, Marx de montrer dans quelles erreurs, impasses, incohérences et absurdités le fétichisme égare les économistes. Et ce jusque dans les dernières pages où il s’en prend avec mordant à la formule trinitaire Terre – Capital – Travail naturalisant les rapports de distribution :
« C’est le grand mérite de l’économie politique classique que d’avoir dissipé ces fausses apparences et ces illusions : l’autonomisation et la sclérose des divers éléments sociaux de la richesse, la personnification des choses et la réification des rapports sociaux, cette religion de la vie quotidienne (…) Néanmoins mêmes les meilleurs de ses porte-parole restent plus ou moins captifs des apparences de cet univers que leur critique a disséqué (du point de vue bourgeois, il ne pouvait pas en être autrement) ; ils sombrent donc plus ou moins dans les inconséquences, les demi-vérités et les contradictions non résolues. » (Marx, 1948-1960, VIII : 207-208).
Et la situation ne s’est certes pas améliorée, sous ce rapport, au cours du siècle et demi écoulé depuis que Marx a rédigé ces lignes, qui aura vu l’économie politique progressivement dominée par le modèle néo-classique dont le principe d’intelligibilité est le postulat de l’existence d’un homo oeconomicus intemporel et universel, sujet individuel détaché de tous les rapports sociaux et uniquement mû par la maximalisation rationnel de son intérêt personnel dans et par les rapports marchands avec ses semblables. Car, ainsi qu’on le verra encore plus loin, cet homo oeconomicus n’est jamais que l’individu le plus parfaitement assujetti aux exigences des rapports capitalistes de production et dont l’horizon est borné et le mode d’action structuré par le fétichisme le plus complet des dits rapports.
Encore ne faut-il pas croire que l’économie politique serait la seule science sociale à sacrifier à cette « religion de la vie quotidienne » que constitue le fétichisme de la valeur sous ses différentes formes. L’histoire en offre également le spectacle. Victimes à la fois de leur positivisme récurrent, qui les tient trop souvent à l’écart de toute réflexion épistémologique, et d’une confiance aveugle dans les économistes à l’école desquels ils se sont mis et auxquels ils reprennent les concepts de marchandise, argent, capital, etc., les historiens multiplient eux aussi les exemples de fétichisme. Ainsi Fernand Braudel dans l’œuvre qui lui a pourtant valu la reconnaissance universelle de ses pairs, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979). Lorsqu’il se donne la peine – ce que peu de ses confrères font – de définir le capital, il le confond systématiquement avec les différents supports matériels de son procès de valorisation :
« On disait du capital, il y a cinquante ans, qu’il était une somme de biens capitaux – expression qui passe de mode, et cependant elle a ses avantages. Un bien capital, en effet, se saisit, se touche du doigt, se définit sans ambiguïté. Son premier trait ? Il est ’le résultat d’un travail antérieur’, il est ’du travail accumulé’. » (Braudel, 1979, 2 : 278-279)
Braudel a beau employer ici des formules qu’on pourrait trouver sous la plume de Marx, il est aux antipodes de ce dernier lorsqu’il érige n’importe quel moyen de production en un « bien capital » sous le prétexte qu’il est du travail matérialisé. Dans ces conditions, n’importe quelle matière de travail ou moyen de travail devient du capital à ses yeux : « Le blé que je sème est un bien capital : le charbon jeté dans la machine de Newcomen est un bien capital (…) » (Braudel, 1979, 2 : 279) Ce qui le conduit aussi à confondre capital et argent, y compris dans sa simple fonction de moyen de circulation :
« Mais l’argent qui va de main en main, qui stimule l’échange, règle les loyers, les rentes, les revenus, les profits, les salaires – cet argent qui s’engage dans les circuits, en force les portes, en anime les vitesses, cet argent est un bien capital. » (Braudel, 1979, 2 : 279)
En fait, Braudel n’a en rien assimilé la leçon de Marx à cet égard. De fait, chaque fois qu’il cite Marx, c’est pour commettre une erreur. Ainsi : « Un coup de pouce et nous arriverions ’au sens que Marx donnera explicitement (et exclusivement) au mot : celui de moyen de production’. » (Braudel, 1979, 2 : 272). Que Braudel soit ici induit en erreur par un tiers (un dénommé Deschnepper) ne l’excuse pas : cela dit tout simplement son ignorance du concept marxien du capital, qui se situe précisément aux antipodes de cette conception réifiante qui le confond avec ses supports matériels, les moyens de production. Et c’est l’aveu en même temps de la raison de cette ignorance : comme l’immense majorité de ceux et celles qui citent Marx, généralement pour signifier leur désaccord avec lui, il ne l’a pas lu mais se contente de répéter les erreurs et incompréhensions communes à son égard. Tant il est vrai qu’on prend peu de risques à se tromper en une compagnie qui, à défaut d’être bonne, a l’avantage d’être nombreuse et d’avoir pignon sur rue.
S’ils communient volontiers dans un commun fétichisme du capital, du moins les économistes et historiens précédemment évoqués ont-ils la prudence et la décence de limiter leur fétichisme… au capital. Certains de leurs collègues, économistes mais aussi sociologues, les surpassent largement dans l’ordre du fétichisme en transformant en capital le contraire, l’opposé même, du capital : la force de travail. Un tour de force dont la voie leur a été ouverte par Gary Becker, l’inventeur et le promoteur de l’oxymore « capital humain ».
Actuellement professeur à l’université de Chicago dans les départements d’économie et de sociologie, Gary Becker (né en 1930) a poursuivi explicitement, dans son œuvre, le projet d’étendre à l’ensemble des activités humaines (de la discrimination et de la criminalité… à la vie familiale : nuptialité, fécondité, divorce, etc.), bien au-delà de la seule sphère économique, le modèle d’intelligibilité de l’analyse néoclassique précédemment évoqué. Ce qui lui a valu l’attribution du « prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d’ Alfred Nobel » en 1992. Il a notamment postulé l’existence d’un « capital humain » dont la composition (qualitative) et le volume (quantitatif) sont cependant variables d’un individu à l’autre ainsi qu’au cours du cycle de vie d’un même individu. Ce ’capital’ se réduit en définitive à l’ensemble des capacités personnelles, innées mais aussi et surtout acquises, dont chaque l’individu peut être doté à un moment donné. Ce ’capital’ est essentiellement fonction de l’origine sociale de son détenteur, de son éducation familiale, de sa formation initiale, générale et professionnelle, des « investissements » dans sa formation personnelle auxquels il peut procéder au cours de son existence mais aussi de ses ’investissements’ dans sa santé, sa prestance corporelle, etc. ’Investissements’ qui ont un coût (en argent, en temps, en efforts personnels, etc.) ; ce qui contraint chacun à arbitrer ses ’investissements’ dans son « capital humain » entre ce coût et les bénéfices qu’il peut espérer en retirer (en termes de supplément de revenus, de promotion sociale, de satisfaction dans leurs relations matrimoniales et familiales, etc.) selon les principes du « choix rationnel ».
En fait, qu’est ce que ce « capital humain » ? Ni plus ni moins qu’une partie de ce que Marx a nommé la force de travail : l’ensemble des facultés physiques (puissance, endurance, dextérité, savoir-faire), morales (patience, courage, persévérance, conscience morale et professionnelle.), intellectuelles (connaissances générales et spécialisés, imagination et intelligence), esthétiques (goût, talents), relationnelles (capacité d’empathie, sens de la relation ou de la négociation), etc., que possèdent à des degrés et titres divers et sous différentes formes les individus et que, réduits au statut de salariés, ils sont contraints de mettre en vente sur le marché du travail et de mettre en œuvre dans les innombrables procès de travail (activités productives) dont ils sont les agents. Cette même force de travail à travers l’exploitation de laquelle la plus-value se forme et, par conséquent, le capital (au sens de Marx) parvient à se valoriser et s’accumuler. Représenter la force de travail comme du « capital », c’est donc inverser le rapport capitaliste de production et le rendre littéralement inintelligible.
Pareille inversion nous renvoie en fait, une fois de plus, vers le fétichisme de la valeur, plus exactement vers la catégorie éminemment fétichiste de capital fictif procédant, comme je l’ai rappelé plus haut, de la capitalisation de toute source de revenu régulier (Bihr, 2011). Or, dans le cadre des rapports capitalistes de distribution, sous forme de la « formule trinitaire », le travail salarié apparaît comme une telle source régulière (pour autant que le salarié soit régulièrement employé) et, par conséquent, la force de travail peut, elle aussi, prendre la forme de capital fictif.
« L’absurdité du mode de représentation capitaliste atteint ici son point culminant : au lieu d’expliquer la mise en valeur du capital par l’exploitation de la force de travail, on explique au contraire la productivité de la force de travail [= sa capacité de générer un revenu] en faisant de celle-ci cette chose mythique : du capital productif d’intérêt. » (Marx, 1948-1960, VII : 128)
C’est de cette absudité dont Gary Becker et ses disciples sont en définitive victimes, en même temps qu’ils confortent cette fiction en lui apportant une caution universitaire.
Mais là ne s’arrête pas la fonction idéologique de la notion de « capital humain ». Car désigner la force de travail comme un « capital humain », c’est laisser entendre aux travailleurs salariés que chacun d’eux possèderait en fait lui aussi, avec sa force de travail, un « capital » au sens d’un ensemble de ressources, en l’occurrence immatérielles bien qu’incorporées dans sa personne, qu’il lui appartiendrait de valoriser au mieux sur le marché du travail, de vendre au meilleur prix et dans les meilleures conditions, en veillant à en maintenir et même à en accroître la valeur par sa formation initiale et continue, par son expérience professionnelle, par sa carrière, tout comme par le soin apporté à sa santé, par ses activités culturelles et de loisirs hors du travail, par ses relations personnelles, etc. Autrement dit, dans toutes les dimensions de son existence, chacun devrait se considérer et se comporter comme un centre potentiel autonome d’accumulation de richesse monétaire, à l’instar de l’entreprise capitaliste. En somme, il appartiendrait à chacun de se comporter comme un capitaliste dont le « capital » qu’il aurait à gérer ne serait autre que sa propre personne, soit l’ensemble de ses qualités ou propriétés valorisables sur le marché. Tous capitalistes, tous entrepreneurs de soi-même, voici ce que présuppose et laisse entendre la formule « capital humain ».
Concluons provisoirement notre critique des représentations fétichistes du capital en remarquant que les recherches de Gary Becker, et notamment sa théorie du « capital humain », ont inspiré de nombreux économistes mais aussi sociologues en Europe même. Parmi ces derniers, et pour en rester à l’espace français, on pense immédiatement à Raymond Boudon. Mais il faut aussi compter parmi eux François de Singly et … Pierre Bourdieu, chez lequel le concept de capital est omniprésent, dans un usage non moins fétichiste que chez Becker. Mais la chose est trop importante pour être liquidée en quelques mots. Il faudra y revenir.
[1] J’entends ici par représentations vulgaires les représentations communes, ordinaires, couramment répandues dans la population, par opposition aux représentations savantes qui rompent (ou prétendent rompre) avec les précédentes. Mais nous verrons que, s’agissant du capital, les secondes ne se distinguent guère des premières.
[2] Consulté en ligne http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/capital/30524 le 13 mars 2013.
Bihr Alain, « Critique des représentations fétichistes du capital », dans revue ¿ Interrogations ?, N°16. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (II), juin 2013 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Critique-des-representations (Consulté le 4 octobre 2024).