Promenade de la mémoire, paru en juin 2020, près de quatre ans après l’événement, nous invite sur les traces de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, où un « camion-bélier » fonce dans la foule présente sur la promenade des Anglais pour admirer le feu d’artifice à l’occasion de la fête nationale française. À la beauté, l’insouciance et la joie que montre la couverture succède la mise en images des récits de six témoins : « le crissement de frein » (récit de Lisa par Alexis Sentenac, p. 4-14), « le temps arrêté » (récit de Patrick par Edmond Baudouin, p. 16-28), « la douleur des mots » (récit d’Anne par Céline Wagener, p. 30-42), « paroles pour Aldjia » (récit de Seloua par Jeanne Puchol, p. 44-55), « anesthésié et abasourdi » (récit de Franck par Joël Alessandra, p. 56-68) et « le silence qui unit » (récit de Didier par Alexis Robin, p. 70-85). Leurs titres révèlent la sidération liée au surgissement d’un inattendu insoutenable, le rôle de la parole et des émotions pour recréer du lien ; les dessins montrent l’apport de la diversité des points de vue pour s’approcher du réel.
Cet ouvrage s’inscrit dans le genre de la « bande dessinée documentaire,[…] un genre visant à rendre compte du réel pour témoigner »(Géhin, 2018) qui se développe particulièrement depuis les années 1990 en lien avec le courant autobiographique, avec lequel il partage souvent engagement et réflexivité (ibid.). « Médium visuel », la bande-dessinée documentaire est « contrainte à une part d’imagination » (Lesage, 2017) permettant une « nouvelle expression de la pensée savante » (Groensteen, 2016), mobilisant « la narration et le recours au sensible dans l’analyse du social » (REAS, s.d.). Comme d’autres bandes dessinées de « non-fiction », qu’elles soient de reportage, qu’elles relèvent de la vulgarisation ou encore de l’essai sur des sujets scientifiques (Groensteen, 2016), Promenade de la mémoire associe le travail d’artistes graphistes à celui de chercheurs en sciences sociales, dans une forme de coopération différente du « schéma de collaboration traditionnel entre un dessinateur et son scénariste » : les dessinateurs y sont « responsable[s] de la mise en récit d’une matière première amenée par le spécialiste/documentaliste/enquêteur », adaptant « des éléments de savoir pour les exprimer dans le langage de la bande dessinée » (ibid., accentué par l’auteur). En l’occurrence, cette « matière première » a été amenée par le délicat travail de recueil de témoignages de victimes mené par Isabelle Seret, victimologue et sociologue clinicienne ayant mobilisé la méthodologie des récits de vie dans le cadre d’entretiens individuels. Elle précise le dispositif dans la postface de l’ouvrage, insistant sur l’importance de l’écoute clinique [1] : « Cette écoute fine, sensible, au plus près du vécu offre un cocon d’où émerge peu à peu une identité narrative non figée par le traumatisme. On y apprivoise ce qui est advenu, qui on est devenu » (p. 89). Elle souligne également l’importance de la dimension artistique, présente dès l’origine du projet, qui vise à faciliter la transmission et à« contrecarrer l’oubli » (p. 87), grâce à la mise en images de maux difficiles à mettre en mots, mais aussi à « transcender l’événement » par l’art (p. 91). Cette dimension artistique contribue à distinguer le cadre proposé aux témoins de « tout cadre prescriptif lié à l’évaluation de leur bien-être psychique et physique » (p. 87), et porte une dimension potentiellement libératrice : « le témoignage et le partage de l’expérience traumatique peuvent avoir un effet libérateur, pour autant que cette parole puisse être entendue et comprise. » (p. 89).
Le projet dont résulte cet ouvrage est motivé par la thèse portée par son initiateur, Séraphin Alava (professeur en sciences de l’éducation, membre de la Chaire Unesco de prévention des radicalisations et de l’extrémisme violent) et l’enquêtrice, Isabelle Seret, selon laquelle « l’action des personnes victimes du terrorisme[est]fondamentale pas seulement comme levierde résilience mais aussi de prévention humaine » (p. 86). Il a bénéficié d’un engagement individuel et collectif autour de la prévention de la radicalisation et des fractures sociales que peut favoriser le sentiment de non reconnaissance (p. 87). La préface, écrite par Boris Cyrulnik (neuropsychiatre et psychanalyste), situe « l’événement » dans le contexte plus général de la radicalisation violente. La postface par Isabelle Seret (p. 86-91) et les crédits (p. 92) précisent les autres parties prenantes : deux associations de victimes de Nice (Mémorial des anges et La promenade des anges) ayant facilité l’accès aux « personnes victimes, endeuillées ou témoins » (p. 87), Marie Tihon, la transcriptrice des entretiens, Marie Moinard, l’éditrice (fondatrice en 2004 des éditions Des ronds dans l’O pour « parler des femmes, du monde qui nous entoure et pour dialoguer [2] »), les personnes ayant accepté de témoigner et les artistes graphistes ayant accepté d’adapter leurs récits, mais aussi l’association Les Militants des savoirs et la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme (AFVT), qui apportèrent un soutien financier au projet. La postface, que complètent les interviews croisées d’Isabelle Seret et Marie Moinard (AFVT, 2020) et un post du blog de l’autrice Jeanne Puchol, en éclairent le making-off, du dispositif de recueils des témoignages au dispositif de création artistique. Liberté était laissée aux artistes graphistes, tant pour le dessin que pour les choix de scénarios en appui sur les récits qui leur avaient été remis pour adaptation en un nombre restreint de planches (dix à quinze planches par récit).
Les huit planches présentées sur le site de l’éditeur [3] donnent un aperçu de la diversité des styles de dessin (figuratif, surréalisme, cubisme…), coloris (noir et blanc ou couleurs) et techniques (encre, aquarelle…) utilisés pour les récits, qui mettent aussi en scène une diversité de témoins dont les profils s’entrecroisent. Certains sont rescapés (Lisa, Patrick, Seloua, Didier) ou/et ont perdu des proches (Anne, Seloua, Didier) ou/et sont intervenus auprès des blessés après le drame en tant que civil (Patrick) ou pompier (Franck)… Les six récits en BD montrent la violence de l’attentat mais aussi son intrication avec d’autres violences sociales : « refus d’écoute » (Rimé, 2009 : 133) que peuvent rencontrer les locuteurs quand ils rappellent aux auditeurs leur propre vulnérabilité (Patrick, Baudouin, p. 22 ; Didier, Robin, p. 84), assignation identitaire (origine et religion assimilées à une identité de « terroriste » - Seloua, Puchol, p. 50), violences institutionnelles (indélicatesse de la police - ibid., p. 52-53 ; procédures administratives - Didier, Robin, p. 85 ; « récupération » politique et médiatique - Franck, Alessandra, p. 63) et symboliques (manque de reconnaissance ressenti au niveau individuel et collectif - Seret, p. 87). Le récit d’Anne, mère d’une jeune femme tuée lors de l’attentat, témoigne également d’une dimension centrale dans un autre projet de prévention de la radicalisation porté par Isabelle Seret [4] : celle d’un vécu partagé par les victimes de la radicalisation violente, qu’elles soient des familles concernées par l’engagement d’un des leurs, des personnes endeuillées ou rescapées. Anne dit sa proximité avec la mère du terroriste, qui elle aussi a perdu son enfant :« je sais que ce camion était conduit par quelqu’un, je ne peux pas dire que j’ai de la peine pour lui, non, mais je reste dans le cadre d’une maman qui a perdu son fils » (Anne, Wagener, p. 34).
« Et il y a cette robe qui vole. Sauf qu’une robe… …une robe ça ne fait pas ce bruit-là quand ça tombe… et tout est au ralenti. » (Lisa, Sentenac, p. 13 [5]). Cette bande dessinée propose une illustration magistrale de la richesse de l’écoute clinique en rendant visibles différentes dimensions de l’expérience traumatique auxquelles elle permet d’accéder, à l’articulation du social et du psychique, de l’individuel et du collectif. Elle ne montre pas seulement la violence et la sidération ; elle donne aussi à sentir la diversité des émotions ressenties par les victimes (peur, colère, angoisse, honte, tristesse…), la difficulté à se projeter dans un monde qui a soudainement perdu sens, mais aussi la reconstruction, le rétablissement d’un lien à la vie et au mouvement, le retour de la joie, que marquent certains traits et/ou couleurs (par exemple dans le récit de Lisa par Sentenac, p. 6 et p. 14 ; celui de Patrick par Baudouin, p. 28 ; ou encore celui de Seloua par Puchol, p. 55). Ce faisant Promenade de la mémoire contribue au « partage social des émotions [6] » conceptualisé par Bernard Rimé (2009[2005]), dont il souligne l’importance pour l’intégration sociale et la production de sens, pour celui qui a vécu l’expérience émotionnelle initiale comme pour autrui – ses proches et plus largement la société. Souhaitons que cet ouvrage rencontre un large écho.
Bibliographie
AFVT (2020), « Entretiens croisés avec Isabelle Seret, sociologue clinicienne, et Marie Moinard, éditrice », Association française des victimes du terrorisme, 09 juillet 2020 [en ligne] https://www.afvt.org/bande-dessinee-promenade-de-la-memoire-14-juillet-interviews-croisees/ (consulté le 14 juillet 2020).
Gaulejac (de) Vincent, Seret Isabelle (2018), Mon enfant se radicalise, Paris, Odile Jacob.
Géhin Jean-Paul (2018), « La bande dessinée montre le travail de l’intérieur. 1. Un regard à la fois documenté et intimiste », Images du travail, 16 mai 2018 [en ligne] https://itti.hypotheses.org/818 (consulté le 07 mars 2021).
Groensteen Thierry (2016), « Extension du domaine de la non-fiction », Neuvième art 2.0, septembre 2016 [En ligne]http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1091 (consulté le 07 mars 2021).
Lesage Sylvain (2017), « La bande dessinée, une nouvelle écriture de l’info », La revue des médias, 18 janvier 2017 actualisé le 06 février 2019 [en ligne] https://larevuedesmedias.ina.fr/la-bande-dessinee-une-nouvelle-ecriture-de-linfo (consulté le 07 mars 2021).
Mairesse Yves (2019), « Écoute clinique », dans Vandevelde-Rougale Agnès et Fugier Pascal (dir.), Dictionnaire de sociologie clinique, Toulouse, Érès, pp. 218-221.
Puchol Jeanne (2020), « En mémoire de la Promenade »,Le blog BD de Jeanne Puchol, 12 juin 2020 [en ligne] https://jeanne-puchol.blogspot.com/2020/06/en-memoire-de-la-promenade.html (consulté le 07 mars 2021).
REAS, s.d., « Présentation », Réseau national des écritures alternatives en sciences sociales, [en ligne] https://gdrecritures.hypotheses.org/reas (consulté le 07 mars 2021).
Rimé Bernard (2009 [2005]), Le partage social des émotions, Paris, Puf.
Vandevelde-Rougale Agnès, « Bernard Rimé, Le partage social des émotions, Puf, Paris, 2009 », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 26. Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge, juin 2018 [en ligne]http://www.revue-interrogations.org/Bernard-Rime-Le-partage-social-des (consulté le 13 mars 2021).
[1] Sur l’écoute clinique, voir aussi (Mairesse, 2018).
[2] https://www.desrondsdanslo.com/15ans.html (consulté le 11 mars 2021)
[3] 8 planches accessible sur :http://desrondsdanslo.com/Promenade.html (consulté le 07 mars 2021)
[4] Groupe « Retissons du lien : penser ensemble pour agir en commun » créé en 2017. Voir notamment :https://www.plateforme-air.org/p18/retissons-du-lien-penser-ensemble-pour-agir-en-commun (consulté le 13 mars 2021). Sur la radicalisation violente, voir aussi (Gaulejac, Seret, 2018).
[5] Texte extrait de la planche p. 13. Celle-ci peut être vue dans l’extrait en ligne de l’ouvrage sur le site de l’éditeur mentionné plus haut.
[6] Pour un développement sur la notion de « partage social des émotions », on pourra se reporter au compte-rendu de l’ouvrage dans la revue ¿Interrogations ? (Vandevelde-Rougale, 2018).
Vandevelde-Rougale Agnès, « Collectif (2020), Promenade de la mémoire. 14 juillet, Vincennes, Des ronds dans l’O », dans revue ¿ Interrogations ?, N°32. Communautés informelles d’apprentissage, communautés de pratique – Apprendre avec, par et pour les autres, juin 2021 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Collectif-2020-Promenade-de-la (Consulté le 11 décembre 2024).