Accueil du site > Numéros > N° 35 - De la création à la contestation : délimiter les sports (...) > Notes de lecture > Chutaux Mila Corina (2021), Esthétique de l’art invisuel, Paris, Éditions du (...)


Bideaux Kévin

Chutaux Mila Corina (2021), Esthétique de l’art invisuel, Paris, Éditions du Panthéon.

 




JPEG

Corina Chutaux Mila prépare une thèse de doctorat en études comparatistes sur la (Dé)matéralisation de l’art et de la littérature au XXIe siècle, à la Sorbonne-Nouvelle. Esthétique de l’art invisuel est son premier ouvrage, paru en octobre 2021 aux Éditions du Panthéon, et se présente comme un premier aperçu de ses recherches. Elle y aborde les « arts invisuels », une « catégorie d’art qui se construit en opposition avec l’art visuel » – qu’il ne faut pas toutefois pas confondre avec des arts qui seraient invisibles (p. 37) – et qui rassemble des «  pratiques artistiques hétérogènes qui ont pour point commun le refus de production d’objets d’art » (p. 19) [1]. Nommés ainsi en 2004 par Alexandre Gurita (Monsinjon, 2020) – à qui elle accorde un long entretien retranscrit verbatim (pp. 43-58) –, les pratiques de l’invisuel répondaient au besoin de l’artiste roumain qui, au cours de ses études à l’École des Beaux-Arts de Paris, tendait peu à peu à la dématérialisation de ses œuvres, jusqu’à se libérer de l’œuvre-même (p. 49).

Dès les premières pages de son livre, Corina Chutaux Mila ne cache pas que le concept d’arts invisuels se confronte aux critiques de « nombreux théoriciens d’art » (p. 27) – qu’elle ne nomme jamais – qui y verraient une répétition des arts conceptuels ou du situationnisme [2]. L’introduction de l’ouvrage consiste alors principalement à pointer les ressemblances et les différences entre les arts invisuels et les arts conceptuels, que la critique et historienne de l’art Lucy Lippard définit comme une catégorie rassemblant des « œuvres dans lesquelles l’idée est prioritaire et la forme matérielle secondaire, mineure, éphémère, pauvre, modeste et/ou “dématérialisée” [3] » (1973, p. vii). Ainsi, s’« [i]l est certain que l’Invisuel est lié au Conceptuel par une volonté annexe de renoncer à l’œuvre » (p. 28), « les artistes conceptuels ne renoncent pas au visuel, mais a contrario ils l’utilisent comme voie de transmission du concept, l’objet restant intrinsèquement lié à l’idée » (p. 30). L’invisuel se place donc dans la lignée de ce qu’écrivait l’historien de l’art Ernst H. Gombrich (1909-2001), à savoir qu’« à la vérité, “l’Art” n’a pas d’existence propre. Il n’y a que des artistes » (1982, p. 3), reléguant l’œuvre à un épiphénomène de l’art. Plaçant l’artiste au centre de la démarche artistique [4], les arts invisuels font ainsi écho aux mots du philosophe Jean Galard qui affirme que « [l]’artiste en sa totalité est art. […] il ne l’est pas en vertu de son œuvre, mais en vertu de son être » (2003, p. 169). Ainsi, lorsqu’Alexandre Gurita a présenté pour son diplôme son propre mariage avec sa femme, célébré dans l’enceinte de l’école (pp. 43-45, 50), il ne s’agissait pas d’art conceptuel, de performance ni de happening, mais bien d’art invisuel, puisqu’il n’y avait pas d’œuvre d’art, juste un événement de la vie quotidienne auquel l’artiste attribut le statut d’art (p. 53) [5].

Arguant à la suite d’Alexandre Gurita (pp. 52-53) que « [p]our réinventer l’art, il faut réinventer la parole » (p. 111), Corina Chutaux Mila cherche à justifier la création d’un terme nouveau pour décrire ce que le langage actuel de l’art tel ne peut pas (encore) appréhender : « un langage artistique nouveau dépend d’une terminologie nouvelle » (p. 116). Alexandre Gurita admet toutefois que l’expression « art invisuel » reste plutôt confidentielle (p. 54), même si elle se diffuse progressivement en France [6], notamment via la Biennale de Paris, événement bisannuel consacré aux arts invisuels [7] (pp. 151-156).

L’autrice se donne donc pour mission de légitimer l’existence des arts invisuels malgré la jeunesse du concept, en les ancrant dans une histoire des arts plus globale qu’elle déroule en différents chapitres de tailles inégales et à l’articulation parfois maladroite : « Histoire de l’art invisuel » (pp. 59-80), « Esthétique de l’art invisuel » (pp. 81-136), « Marché de l’art et art invisuel » (pp. 137-150), « Biennale de Paris » (pp. 151-156) et « Artivisme dans l’invisuel » (pp. 157-168). Elle en situe ainsi les prémices au XIXe siècle, « au moment où l’invention de la photographie ébranle l’autorité de la peinture en se présentant comme son double » (p. 59), remettant en question le concept-même d’œuvre de par la reproduction de multiples désormais possible. Puis, Corina Chutaux Mila multiplie les références et les citations pour replacer les arts invisuels à la suite de « deux siècles d’histoire qui ont préparé le terrain pour son avènement et qui ont imperceptiblement poussé l’objet d’art vers la désuétude  » (p. 79) : des objets ready-made de Marcel Duchamp (p. 69) aux body artists des années 1970 (pp. 74-78), en passant par des peintres abstractionnistes tels que Vassily Kandinsky (pp. 68-69), Kasimir Malévitch (pp. 69-73) ou Yves Klein (pp. 73-74). Elle multiplie pour ce faire les exemples de ce que sont ou ne sont pas les arts invisuels sur les modes de la description – présentant les pratiques de Bernard Delville (p. 21), Ricardo Mbarkho (pp. 32-37), Michel Schalamon (pp. 111-115), etc. –, de la comparaison – notamment entre Marcel Duchamp et Gary Bigot (pp. 26-28) – ou de la relecture de certaines pratiques initialement qualifiées de « conceptuelles » – André Cadere (1934-1978) et son bâton (pp. 91-94).

L’autrice ne parvient pourtant que difficilement à nous convaincre d’une véritable distinction entre les arts conceptuels et les arts invisuels, et donc de la nécessité de créer cette catégorie. Par exemple, quand elle tente de montrer les particularités des arts invisuels vis-à-vis du marché de l’art, précisant que « [l]e souci permanent de l’Art invisuel est de se libérer des contraintes économiques qui assurent la pérennité de l’œuvre par sa survalorisation » (p. 146), on peut se surprendre de ne voir aucune mention des travaux de Yann Toma sur les « entreprises critiques ». Pourtant, parmi les exemples cités par Corina Chutaux Mila, il en est plusieurs qui répondent pleinement à la définition d’entreprise-artiste proposée par Yann Toma : « une mouvance qui se déploie depuis les années 1960, qui porte par le vecteur de la structure entrepreneuriale certains désirs d’autonomie et de transformation de la relation entre l’artiste et son environnement » (2011, p. 12) ; l’agence Global Screen Shot [8] pour l’emploi des artistes fondée en 2016 par Baptiste Pays (pp. 132-135), La Bourse du travail parallèle [9] de Jan Middelbos (pp. 141-142) et le Musée des Nuages [10] de Sylvain Soussan (pp. 163-167) entrent dans cette catégorie.

Permettant de porter un regard neuf sur des pratiques artistiques dont on ne saisissait peut-être pas jusqu’alors toute l’ampleur, la notion d’arts invisuels n’en est qu’à ses prémices, et peine à s’exporter au-delà de la France – voire au-delà de la Biennale de Paris. Premier livre sur le thème – peut-être écrit dans l’urgence et la précipitation [11] –, Corina Chutaux Mila a le mérite de porter à la connaissance du public certaines de ces pratiques qui, par définition, peuvent passer inaperçues ou alors ne pas être valorisées par un marché de l’art dont elles se dissocient. L’autrice aurait toutefois dû prendre davantage de recul sur ses rencontres avec des artistes de l’invisuel et leurs propos qu’elle rapporte dans son ouvrage sans toujours les commenter – l’exemple le plus parlant étant de loin celui de l’artiste canin Litchi de Fraisno (pp. 172-175) – et ce afin de mettre en exergue les limites de leurs discours comme de leurs pratiques. Même si elle « ne cherche pas forcément à encadrer et à formaliser cette tendance de l’Invisuel » (p. 175), une posture critique plus affirmée aurait pourtant permis à l’autrice de l’Esthétique de l’art invisuel de tracer plus nettement les contours d’une définition des arts invisuels, ce qui aurait fait sortir son ouvrage de l’apparente forme de manifeste artistique qu’il peut prendre parfois.

Bibliographie :

Galard Jean (2003), « L’Art sans œuvre », dans L’Œuvre d’art totale, Jean Galard, Julian Zugazagoitia, Antoine Compagnon, Serge Gruzinski, Marcella Lista, Éric Michaud et Glenn W. Most, Paris, Gallimard, pp. 161-182.

Gombrich Ernst H. (1982), Histoire de l’art. Traduit par C. Lauriol. Paris, Flammarion.

Gurita Alexandre, Biennale de Paris, [En ligne]. https://biennaledeparis.org (consulté le 21 novembre 2022).

Lippard Lucy (1973), Six Years : The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, Berkeley, University of California Press.

Monsinjon Éric (2020), « L’art invisuel, qu’est-ce que c’est ? », Revue de Paris, 7 mars, [En ligne]. http://www.revuedeparis.fr/l-art-invisuel-qu-est-ce-que-c-est (consulté le 21 novembre 2022).

Revue de Paris (2022), « Entretien avec Corina Chutaux Mila sur son ouvrage Esthétique de l’art invisuel », Revue de Paris, 6 février, [En ligne]. https://www.revuedeparis.fr/esthetique-de-l-art-invisuel (consulté le 21 novembre).

Toma Yann (dir.) (2011), Artistes & Entreprises, Besançon, École régionale des beaux-arts de Besançon ; Paris, Art & Flux (CERAP-Université Paris 1 Panthéon Sorbonne).

Notes

[1] Au vu d’une telle définition, on peut se surprendre du choix de l’autrice de ne jamais parler des arts invisuels au pluriel, donnant l’impression d’une définition figée et univoque.

[2] L’autrice qui a présenté son livre à la Librairie du Palais de Tokyo le 10 novembre 2021 s’est également confrontée au scepticisme de son lectorat (Revue de Paris, 2022).

[3] Traduit par l’auteur. « Conceptual art, for me, means work in which the idea is paramount and the material for mis secondary, lightweight, ephemeral, cheap, unpretentious and/or “dematerialized” ».

[4] On peut d’ailleurs se demander pourquoi les artistes qui ont fait de leur corps, et plus largement de leur vie, l’objet principal de leur démarche – EVA & ADELE, Albrecht Becker ou Neil Harbinson – ne sont pas représenté·es dans le livre de Corina Chutaux Mila.

[5] Le mariage d’Alexandre Gurita se distingue ainsi du mariage-performance d’EVA & ADELE au Martin-Gropius-Bau (Hochzeit Metropolis, 1991) et de la mise en scène du Faux mariage (1992) de Sophie Calle en prenant prise dans une réalité administrative et institutionnelle indépendante de sa définition artistique.

[6] L’autrice travaille sur une traduction en anglais dont on peut espérer qu’elle propagera le concept en dehors de l’hexagone.

[7] Créée en 1959 par André Malraux alors ministre de la culture, elle devait doter Paris d’un grand événement artistique pouvant rivaliser avec les biennales de Venise et Sao Paulo, avant de s’arrêter en 1983. Alexandre Gurita en a repris le nom déposé en 2000 (Gurita, Biennale de Paris).

[8] En ligne : https:/www.globalscreenshot.com (consulté le 21 novembre 2022).

[9] En ligne : https:/jan-m.org/bourse-du-travail-parallele (consulté le 21 novembre 2022).

[10] En ligne : https:/museedesnuages.fr (consulté le 21 novembre 2022).

[11] Sans vouloir trop insister sur la forme plutôt que le fond de l’ouvrage, on ne peut pas omettre de notifier les nombreuses erreurs typographiques et de mise en pages, plusieurs manques de références en note de bas de page (p. ex : p. 73), et une bibliographie classée selon un ordre tout à fait aléatoire (ni par ordre alphabétique, ni par ordre d’apparition dans le texte) (pp. 177-185).

Pour citer l'article


Bideaux Kévin, « Chutaux Mila Corina (2021), Esthétique de l’art invisuel, Paris, Éditions du Panthéon. », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 35 - De la création à la contestation : délimiter les sports alternatifs, décembre 2022 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/Chutaux-Mila-Corina-2021,756 (Consulté le 11 octobre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation