En adoptant l’approche historique et comparative de l’histoire des religions, l’article se propose de questionner le lieu commun selon lequel les religions reposeraient toutes sur un “ordre du sens partagé”, qui unit par-delà les différences culturelles les expériences et pratiques des humains, alors que la politique les divise. Il s’agira de mettre à l’épreuve de la comparaison interculturelle une telle affirmation, en vue de dégager son origine historique ainsi que les enjeux anthropologiques et politiques qui la sous-tendent. Cela implique toutefois qu’on écarte tout comparatisme analogique, essentiellement eurocentrique, entre les cultures et les religions, au profit d’un comparatisme différentiel, attentif aux spécificités des systèmes socio-culturels ainsi qu’à ce qui les distingue. Apprendre à penser l’altérité revient en effet à poser le problème de la mise en compatibilité de cultures multiples, sans payer le prix fort de leur réduction à l’identique.
Mots-clés : religion ; politique ; comparatisme ; culturalisme ; modèle civil.
The dialogue between religion and politics. Reflections on two approaches of their interrelations
The purpose of this paper, which takes the historical and comparative approach of the history of religions, is to question the received wisdom according to which all religions would be based upon a “shared sense and order” that unites the human experiences and practices beyond their cultural differences – whereas politics divides them. The question here will be to confront such an affirmation to intercultural comparison, in order to identify its historical origin as well as its underlying anthropological and political issues. However, I set aside any analogical – mainly Eurocentric – comparatism between cultures and religions, to the benefit of a differential comparatism that pays attention to the specificities of the socio-cutural systems and to what distinguishes them from one another. Learning how to think in terms of otherness amounts, indeed, to pose the problem of multiple cultures made compatible without paying the high price of their reduction to the identical.
Keywords : religion ; politics ; comparatism ; culturalism ; civil model.
On parle beaucoup, à notre époque, de l’importance du dialogue interreligieux comme l’un des moyens fondamentaux pour la résolution des conflits. Une telle idée, formulée à partir d’une position considérée comme « métapolitique », est celle-là même que depuis quelques années revendiquent certaines Églises, organisations ou instances publiques. Confrontée à la montée des fondamentalismes, la formule du dialogue interreligieux, aujourd’hui réduit presque à un slogan, semble suggérer que, de par leur nature même, les religions se situeraient au-delà de la politique, donc qu’elles seulement seraient en mesure de travailler sérieusement pour la paix.
Dans cet article je prendrai le contre-pied de cette idée, en réaffirmant la centralité d’une politique intrinsèquement non-religieuse pour mener à bien un programme de paix. Mon exposé suivra trois étapes. Il s’ouvre avec une première partie qui est une sorte d’état des lieux, suivie d’une deuxième partie, où j’interrogerai deux idées courantes sur la religion. Ensuite, dans une troisième partie, j’aborderai la question des particularismes religieux confrontés au modèle civil de l’état de droit. Je terminerai sur quelques perspectives.
Historiquement, l’avènement des états modernes, qui remonte au XVIe siècle, a coïncidé avec l’attribution à l’État de la gestion des différences culturelles et des conflits religieux. Il s’agit d’un État supposé élaborer des dispositifs de médiation et de compatibilisation des différences qui prolifèrent en son sein, parmi lesquelles figurent les différences religieuses. La mise en compatibilité de telles différences a cessé, depuis lors, d’être un fait de compétence des religions pour relever désormais des domaines civil et politique, tout comme depuis lors aussi relèvent de ces deux domaines les guerres ainsi que la mise en œuvre des stratégies de cohabitation pacifique des États entre eux, et des divers groupes sociaux à l’intérieur de chaque État.
Il est certain que le climat politico-culturel dans lequel nous vivons depuis quelques années est dominé par les particularismes. D’une part, ceux-ci réhabilitent les appartenances et les spécificités culturelles, mais d’autre part ils restent vulnérables à l’idée d’un “inévitable choc des civilisations” (Huntington, 2000). Confortée par la présence de fondamentalismes religieux de toute sorte, une telle idée risque de délégitimer de fait toute théorie d’égalité de principe et de compatibilité possible entre les différences. On a l’impression d’être passé de l’universalisme ethnocentrique qui a dominé la modernité, au particularisme quasi “ontologique” des différences propre à la postmodernité. Par ce terme, entendons une conjoncture historico-culturelle caractérisée, à tous ses niveaux, par la cohabitation simultanée, paradoxalement nécessaire et impossible à la fois, de diversités multiples à l’intérieur d’une “constellation post nationale” (Habermas, 2009). Dans un tel contexte agissent de concert : globalisation économico-financière et politiques locales ; communications illimitées et modèles de comportement routiniers ; expansion universelle de la technologie et particularisme socio-politique ; défense des valeurs civiles d’intérêt général et patriotisme nationaliste et régional ; universalisme des règles du contrat social et ses applications égoïstes ; perspective inclusive des sociétés ouvertes et appartenances identitaires. Une telle contradiction entre, d’une part, l’explosion des différences culturelles, revendiquées à partir de divers critères d’appartenances (de genre, de race, de religion, de culture, etc.) ; et d’autre part, une globalisation (économique, technologique et communicationnelle) de plus en plus agressive, appelle une nouvelle perspective dans l’étude des rapports entre égalité et différence.
Pour que ce changement de perspective se produise il faut toutefois émanciper nos schémas mentaux de l’opposition classique entre une nature (qui unit) et des cultures (qui divisent et éloignent les humains les uns des autres). Une telle opposition entre nature unifiante et cultures qui séparent se retrouve non seulement dans le discours commun, mais également dans celui des théologiens et des sciences sociales du religieux, qui, dans cette nature supposée unir, font figurer la religion, envisagée comme l’expression d’une tendance naturelle propre à l’espèce humaine [1].
Dans cette perspective, ce qui produirait les conflits et les antagonismes religieux ce sont les effets historiques d’une interprétation “politique” et particulariste de la religion, l’instrumentalisation de celle-ci de la part d’intérêts stratégiques locaux, lesquels soumettent la religion à un processus de “rigidification” contraire à sa nature œcuménique. Pour conforter une telle affirmation, on convoque souvent le cas des fondamentalismes contemporains, qui touchent non seulement les traditions monothéistes (lesquelles, du fait de leur exclusivisme intrinsèque, affichent une affinité élective pour le fondamentalisme), mais également certaines formations religieuses jusque-là étrangères à l’exclusivisme intransigeant des monothéismes.
Cette naturalisation de la religion, comprise comme une composante anthropologique transhistorique et transculturelle, est celle-là même qui justifie l’idée selon laquelle les religions peuvent, si elles collaborent entre elles, travailler à la paix dans le monde afin de contrer les effets de la politique qui, elle, engendre divisions et discordes de toutes sortes.
La conséquence inévitable d’une telle idée est la disqualification de la politique en tant qu’institution appelée à construire des modèles alternatifs à l’ordre du monde actuel, accusée d’être incapable d’éviter le conflit et d’élaborer des nouvelles formes de compatibilité des différences. À l’inverse, pour les défenseurs de cette position, la religion serait propre à remplir ce rôle de médiation du fait de son enracinement dans un ordre universel et naturel partagé par les peuples, ordre qui unirait et embrasserait tout, par-delà les différences historiques entre les cultures.
Un tel raisonnement illustre à quel point, encore de nos jours, la manière d’envisager les religions est hypothéquée par une vision foncièrement théologique et anti-historique. De là découle aussi la pratique du “comparatisme analogique” appliqué aux religions, un comparatisme que les missionnaires du Nouveau Monde adoptaient déjà lorsqu’ils comparaient les pratiques et les cosmovisions des autochtones avec les pratiques et les constructions théologiques chrétiennes, dans le but de dégager leurs dénominateurs communs et de faciliter ainsi l’évangélisation et la conversion. La méthode du “comparatisme analogique” repose sur la mise en parallèle de formes culturelles inconnues, appréhendées à travers la catégorie de “religion”, avec des formes religieuses déjà connues, tirées aussi bien du répertoire de la tradition chrétienne (comme les sacrements) que de paganismes de l’Antiquité (comme le culte des idoles ou les sacrifices). Dès la découverte du Nouveau Monde, cette méthode a permis d’établir une “interprétation analogique” (en lieu et place d’une interprétation différentielle) des conceptions, pratiques et institutions symboliques des cultures autochtones extra-européennes [2].
Il s’agit ici de soumettre à la critique deux lieux communs. À savoir, a) celui selon lequel les religions se ressemblent toutes et partagent des fondements similaires qui les amèneraient à poursuivre les mêmes objectifs ; b) celui selon lequel une affinité élective existerait entre les religions, d’une part, la paix et le consensus de l’autre.
Pour ce qui est du premier cliché, la comparaison historico-religieuse montre précisément l’inverse : que les cultures productrices de ces pratiques, institutions et conceptions symboliques que nous Occidentaux appelons “religions” sont très différentes entre elles, comme différentes sont les circonstances sociales, historiques et anthropologiques qui ont engendré les systèmes de valeurs et les cosmologies qu’elles véhiculent. Ces différences se manifestent dans leur manière respective de concevoir les relations entre l’esprit et corps, le social et la nature, l’humain et le non humain, la vie et la mort, au point que les facteurs qui séparent et distinguent les cultures entre elles sont plus nombreux que ceux qui les rapprochent. Tout historien des religions sait à quel point les monothéismes diffèrent des polythéismes antiques ou des cosmovisions des peuples autochtones d’Amérique, d’Australie et d’Afrique ainsi que des soi-disant “spiritualités” orientales, lesquelles refusent à juste titre d’être qualifiées de religions. À rendre possible l’idée que les religions partageraient une substance commune, et rempliraient partout la même fonction, a contribué à l’incorporation inconsciente, de la part de l’anthropologie religieuse (et les des sciences religieuses en général), du point de vue du christianisme lui-même et de la démarche conceptuelle missionnaire. L’opposition sacré-profane, postulée comme le noyau dur et irréductible commun à toutes les religions, a fini par se trouver au cœur aussi bien de la théorie de la religion d’Émile Durkheim (théorie relayée par toute la sociologie religieuse), que de la conception de la phénoménologie religieuse, issue de la théologie protestante libérale et illustrée par les travaux de Rudolf Otto (1995), de Gerardus Van der Leeuw (1948), et surtout de Mircea Eliade (1965). Elle réapparaît aujourd’hui au cœur de la structure du multiculturalisme religieux post-moderne, qui procède à une véritable “deshistorisation” de cette opposition. En privilégiant les expressions spirituelles de l’homme au détriment des dynamiques socio-institutionnelles, le multiculturalisme religieux, qui qualifie notre époque de “post-séculière”, redécouvre que la religion, dans son fondement, incarne le lieu qui contient toujours les principes instituant l’ordre du sens. Centre de la vie symbolique de par sa valeur structurant la vie humaine, la religion offrirait ainsi une réponse paradigmatique aux problèmes de l’existence et aux déterminismes de la nature. Voilà pourquoi, contrairement à tous les autres codes de la vie culturelle relevant du “séculier” – tous soumis à l’arbitraire de l’histoire sociale et politique -, pour les tenants du multiculturalisme religieux postmoderne la valeur existentielle de la religion ne peut pas être “déconstruite”. Au contraire, elle constitue une perspective nécessaire de la société. Ce n’est pas par hasard si, dans la définition américaine du concept anthropologique de “culture”, la religion est toujours essentielle et prioritaire (cf. Clifford Geertz, déjà cité, ainsi que Peter. L. Berger (1971) et Charles Tylor (2009)). La postmodernité redécouvre en somme le pouvoir et la valeur de sens de la religion, et se sert de celle-ci pour contrecarrer la capacité d’inclusion et de généralisation du modèle civil issu de la modernité. Le pouvoir symbolique de la religion, de nos jours, consiste précisément en ceci : elle se présente en même temps comme un “code culturel” parmi d’autres, et comme code prioritaire du sens, mais elle est capable de passer d’un statut à l’autre en fonction des circonstances historiques et des contingences de la politique. Voilà pourquoi la pensée théologique se sert de la perspective anthropologique postmoderne pour combattre la sécularisation de la modernité. La revendication de la présence du religieux dans le débat public, dans ce climat intellectuel “post-séculier”, cache justement l’aspiration postmoderne de rendre compatibles la rationalisation historico-sociale de la religion et son charisme implicite en tant que “ordre du monde nécessaire”, horizon et perspective de la condition humaine.
Notre vision de la religion est de fait issue directement de deux circonstances historiques spécifiques : d’une part, l’expérience des monothéismes du monde méditerranéen, notamment du christianisme, qui repose sur l’idée d’un Dieu personnel et transcendant, sur le concept de foi, sur une éthique individualiste, sur l’idée d’un salut ultra-mondain et d’une âme individuelle – autant d’éléments complètement absents dans d’autres mondes culturels. D’autre part, l’expérience d’un modèle civilisationnel qui, après l’avènement du christianisme, a procédé à autonomiser le religieux par rapport à d’autres domaines de la vie sociale et culturelle. Avec le christianisme, une séparation nette entre une sphère religieuse et une sphère civile apparaît, autre caractéristique que l’on ne retrouve guère au sein des “religions ethniques” (Sabbatucci, 1976, ; 2002). Entendons par là, celles qui ne reposent guère sur un projet de salut individuel, ni sur l’idée de transcendance, ni sur la priorité accordée à la relation Dieu-homme, mais qui, en revanche, privilégient les rapports d’un groupe humain donné avec les autres groupes humains, et avec la nature. Ici, les formes de culte et les institutions symboliques sont au service de la construction d’une véritable cosmo-politique, car destinées à régler à la fois les relations entre l’homme et la nature, entre les humains entre eux, et entre les hommes et le non humain. En instituant une séparation entre l’ordre mondain-terrestre et l’ordre divin-céleste – et en focalisant son attention sur la relation Dieu-homme –, le christianisme a du même coup exclu la nature et les rapports politiques de son champ d’intérêts. Voilà pourquoi faire passer pour universelle une vision de la religion héritière de la conception chrétienne, et attribuer cette vision aux autres revient à nier leur diversité, et à construire une hypothétique égalité entre les cultures sur des bases euro-centrées et christiano-centrées.
Pour ce qui concerne le second cliché, l’idée que les religions, grâce au dialogue, apporteraient la paix [3], il vaut peut-être la peine de rappeler que les monothéismes sont le fruit non pas d’une évolution historique, mais d’une véritable révolution culturelle lancée à l’encontre des polythéismes antiques. Voilà pourquoi les trois monothéismes ont dû se doter d’un appareil de dogmes reposant sur l’idée de “vérité révélée” non questionnable. Jamais les polythéismes n’ont postulé un message de vérité exclusif, ni énoncé un ordre du monde dont la légitimité repose sur une transcendance pensée comme une donnée naturelle non négociable. Différemment des divinités du polythéisme, ou des figures non-humaines protagonistes des mythes des peuples autochtones, le Dieu unique est par définition exclusif, n’admet pas de rivaux et ne tolère pas la concurrence d’autres divinités (Sloterdijk, 2012). Les polythéismes et les cosmovisions des sociétés extra-européennes agrègent sans limites des nouvelles divinités à la liste de dieux car ici le rajout, la redondance, l’alternance et le dédoublement l’emportent sur l’opposition, sur la négation et l’alternative qui fondent l’essence des monothéismes (Augé, 1982). C’est là l’origine du dogmatisme théologique, qu’on peut difficilement penser en syntonie avec une politique de paix (Assmann, 2006). Les tensions entre judaïsme et christianisme, et entre celui-ci et l’Islam en constituent une illustration historique éloquente.
Ce qui est certain, est qu’un ordre du monde qui repose sur l’opposition vrai/faux ou vérité/mensonge, qui est bâti sur un principe hiérarchique et vertical, et qui attribue aux relations Dieu-homme une priorité fondatrice par rapport aux relations des hommes entre eux et des hommes avec la nature, facilite rarement le désamorçage des conflits.
C’est précisément pour ces raisons, que l’Europe de l’âge moderne a tenté de répondre au problème du conflit inévitable entre les religions et les cultures, en inventant un dispositif, de nature juridique et civile, fondé sur le principe de l’égalité de droit des citoyens dans un État neutre du point de vue religieux, mais qui laisse aux particuliers la liberté d’adhérer, dans la sphère privée, au credo qu’ils choisissent. Il ne s’agit donc pas d’un processus de “sécularisation” (terme, celui-ci, issu du langage ecclésiastique et théologique, qui renvoie à la perte de la valeur sacrale attribuée à des institutions postulées à l’origine comme divines). Ce dispositif civil, en effet, ne procède pas, à proprement parler, par désacralisation /sécularisation, mais par autonomisation de sphères d’action distinctes, la sphère civile apparaissant séparée de la sphère religieuse, laquelle se trouve inclue dans celle-là et subordonnée à elle, à ses propres règles de fonctionnement, dont le principe d’égalité, lequel relègue dans le domaine privé l’exercice de la liberté de culte.
Dans la conjoncture historique que nous vivons, tout semble se passer comme si l’opinion dominante ne parvenait pas à concevoir en termes de droit les différences éthiques et culturelles que notre système pluriculturel rend particulièrement évidentes. Dans ce cadre, les politiques comme les intellectuels et les media semblent rencontrer des difficultés à reconnaître que le “modèle civil”, propre à notre modernité occidentale, distingue celle-ci de toutes les autres civilisations non-occidentales, anciennes ou modernes. Ce modèle, quand il s’agit de définir les individus et les groupes, fait recours au critère égalitaire de la citoyenneté inclusive, laquelle s’exprime dans l’État de droit, au lieu de reposer sur des critères d’appartenances, lesquels sont plutôt d’ordre ethnique, confessionnel, racial, ou portent sur le genre (gender).
Or, si ces difficultés se présentent, cela est faute de dégager, au niveau non pas institutionnel mais proprement symbolique, un horizon de sens qui corresponde véritablement au modèle civil de l’inclusion et de la généralisation égalitaire construite au fil de l’histoire occidentale. C’est donc faute de rappeler que, d’une part, seul un horizon symbolique en phase avec le modèle “civil” (non religieux) qui est le nôtre serait en mesure de dissiper les préjugés culturels présents dans les débats actuels sur les “identités religieuses” ; et que, d’autre part, ces préjugés sont l’héritage direct du monothéisme, compris en tant que “religion des fondements“, dont l’autorité est pensée comme métahistorique et méta-sociale.
D’où vient cette contradiction entre, d’une part, un modèle institutionnel reposant sur l’inclusion et la généralisation égalitaire des droits et, d’autre part, la difficulté à concevoir en termes de “droits“ les différences de valeurs et de visions du monde mises en évidence par la société pluriethnique ?
J’ai dit que les représentants des Églises tendent à penser les rapports entre civilisations en termes de rapports entre religions – ce qui est tout à fait compréhensible vu que, issues de la tradition monothéiste, elles sont portées à considérer les relations entre civilisations différentes en termes de différences théologiques (Montero, 2007). D’où l’incitation à une tolérance réciproque, qui trouve son couronnement institutionnel dans le modèle fédératif du multiculturalisme et de la cohabitation entre communautés, cohabitation facilitée par le dialogue interreligieux.
À la base d’une telle conception fédéraliste des communautés religieuses agit l’idée selon laquelle les rapports entre les êtres humains seraient régis par un système de valeurs culturelles partagées, surtout éthiques, situées au-delà de la politique et du droit. Les Églises font toutes référence, implicitement ou explicitement, à un modèle anthropologique différentialiste, dit aussi “multiculturalisme”, qui met l’accent sur la “valeur différentielle” des cultures, valeur considérée comme prioritaire par rapport aux processus historiques engendrés par les échanges et les relations établis entre les sociétés. Selon cette perspective, les différences entre les cultures se résorberaient partiellement en vertu d’une sorte d’égalité morale et symbolique qui leur est attribuée en tant que “formes de vie” – c’est-à-dire, en tant que modalités différentes d’affronter et de résoudre les problèmes fondamentaux de la condition humaine. Les Églises ne sont toutefois pas les seules à poser la question des différences entre les civilisations en termes de différences religieuses. Nombre de porte-paroles de la société civile procèdent eux aussi à ce glissement.
Après avoir connu une phase de déclin durant les années 1960 et 1970, fortement marquées en anthropologie par la tentative d’élaborer des approches de type interculturel, le modèle multiculturel ou “différentialiste” connaît de nos jours un regain d’intérêt. On voit ainsi maints politiciens, intellectuels, médias – mais aussi des porte-paroles des sciences sociales – poser tous, comme les Églises, la question de la diversité et de la compatibilité entre cultures en termes de différences entre “visions du monde”, entre “systèmes de valeurs”, entre “conceptions de la vie”, qu’il s’agirait de faire cohabiter sans trop de conflits. Selon cette conception, les cultures vivraient côte à côte, en exprimant chacune son penchant symbolique propre, son “génie” original, ses potentialités sociales spécifiques. D’où nous vient ce modèle anthropologique ? Il puise ses racines dans le particularisme historique romantique – celui, notamment, de Johann Gottfried Herder et de ses épigones. Franz Boas, le fondateur de l’anthropologie culturelle américaine, l’a exporté d’Allemagne aux Etats-Unis, où il a été “revu et corrigé” par les sciences de la culture. L’idée force qui sous-tend ce modèle différentialiste est celle d’une sorte de solidarité organique reliant milieu, langue, institutions, mœurs, arts et religion d’un peuple. C’est cette solidarité, qui confèrerait à l’“esprit“ de celui-ci son empreinte originale. Mis à part les risques liés aux dérives conservatrices, voire racistes, de cette conception, deux traits méritent d’être soulignés.
Le premier est que l’idée selon laquelle un “esprit culturel” serait inhérent aux civilisations va de pair avec une conception libérale. Les structures symboliques ne seraient en effet que les réponses les plus adéquates aux besoins naturels de l’homme. Puisqu’un esprit orienté et légitimé par la nature ne saurait subir les contraintes des règles sociales, il ne resterait en effet qu’à laisser cet esprit s’exprimer librement, et à tenter d’en mettre en valeur ses contenus spécifiques. Dans une société multiculturelle, plusieurs “formes de vie” se côtoient sans s’interconnecter ; pour éviter les conflits entre elles, la “politique de la reconnaissance” – figure moderne de la tolérance – devient le remède institutionnel, et le “politiquement correct” sa garantie formelle .
Il reste que, si on envisage la confrontation entre les individus et les groupes en termes d’individualisme (ce qui est le cas du multiculturalisme, qui assimile les cultures à des individualités), la tolérance et le politiquement correct s’avèrent rarement efficaces pour garantir l’équité institutionnelle et sociale des groupes culturels en présence, car le statut différentiel de ceux-ci l’emporte sur le principe civil d’égalité. En effet, considérées sous le mode “libéral” qui fait d’elles autant de “formes de vie” (c’est-à-dire, l’incarnation de modalités différentes de résoudre les grands problèmes communs auxquels la nature humaine est confrontée), les différences culturelles s’avèrent réfractaires à l’imposition de règles sociales partagées, et demeurent tributaires de la “loi naturelle du plus fort”.
Le second trait consiste en ceci, que toute théorie générale visant à comprendre la modernité selon un mode systémique et globalisant en vue de rendre compte de sa complexité, se voit d’emblée taxée d’“illusion rationaliste” héritée des Lumières – illusion à déconstruire, en l’occurrence, au profit d’un retour au rapport fondamental entre l’universalisme de la nature et le particularisme des cultures. Il s’agit, en l’occurrence, d’un rapport issu de l’opposition conceptuelle universel/particulier, d’origine philosophique et spéculative, mobilisée aujourd’hui encore pour penser les relations entre les cultures. Dans la perspective historique et empirique des sciences sociales, bien davantage que cette opposition du particulier et de l’universel s’avère utile l’étude tant des relations concrètes entre les cultures (et non pas de leur irréductible singularité), que celle des éventuelles généralités historiques produites par ces interactions (en lieu et place des universaux naturels que les cultures partageraient).
Le modèle interculturel considère les choses autrement. Il est le produit le plus représentatif de la “tradition civile” ou “contractualiste” issue de la modernité européenne, telle qu’elle a commencé à se constituer à la fin du 16ème siècle. Il provient en droite ligne de l’idéal anthropologique qui s’est constitué à la Renaissance et que Norbert Elias désigne du terme de “civilisation”, par opposition à la “Kultur” qui agit en toile de fond de la vision multiculturaliste (Elias, 2002). Le modèle de la “civilisation”, ou “modèle civil”, renverse la conception du rapport nature/culture que sous-tend le modèle différentialiste ; il refuse en effet d’accorder la priorité aux déterminismes naturels au détriment des règles arbitraires (en tant que constructions contingentes issues du contrat social) émanant de la civilisation. Ainsi, du point de vue de la civilisation, la nature est le lieu où dominent hiérarchies et différences spontanées – les mêmes hiérarchies et différences qui, sur le plan historique et social, sont susceptibles d’engendrer des discriminations (sociales, raciales, de statut, etc.), quand une pensée de l’égalité n’intervient pas pour les contrer. Or, historiquement, cette idée sociale d’égalité n’est guère l’invention exclusive du christianisme, considéré en tant que véhicule prioritaire, en Occident, d’une pensée humaniste et tolérante, comme si christianisme et démocratie allaient naturellement de pair. Elle est plutôt l’invention de la société civile, socle par excellence de la modernité.
La conception sociale et politique moderne, dont le modèle est constitué par la démocratie et l’égalitarisme, s’inspire moins du modèle égalitaire et individualiste chrétien que du modèle civil d’origine pré-chrétienne (et plus précisément romaine ou grecque). C’est ce modèle-là, qui fut appliqué tant dans la démocratie grecque que dans la res publica romaine, et qui fut repris à la Renaissance par les philosophes du droit ayant contribué à la naissance des États modernes. Enfin, ce fut encore ce même modèle antique qui inspira l’idée d’une communauté d’égaux, partageant une même foi, au cœur de la Réforme luthérienne.
À partir du modèle de la res publica romaine, en passant par la pensée de Machiavel qui procède à la séparation de la politique, de l’éthique et de la religion, la pensée contractualiste et civile fut formalisée par le “jusnaturalisme” de Hobbes, puis de Rousseau et de Kant, pour finir par l’emporter en Europe sur toute forme de déterminisme naturel en matière religieuse, sociale et politique. Ainsi, la caractéristique fondamentale du modèle anthropologique civil n’est ni la tolérance, ni l’humanisme moral, ni la démocratie comprise comme le pouvoir émanant directement du peuple. Elle consiste bien plutôt en ceci, que dans la structuration de la vie collective et des rapports des individus entre eux, on ne fait jamais appel à des fondements universels – qu’il s’agisse d’un droit divin, d’une foi partagée, de principes transcendant l’histoire et l’ordre humains. On fait appel, en revanche, à des règles générales à l’œuvre dans certains dispositifs institutionnels dotés d’une efficacité sociale inclusive (comme l’État de droit, le contrat, l’activité judiciaire, le droit civil, etc.). Il n’en reste pas moins que cette vocation inclusive, égalitaire et antiautoritaire du modèle civil, exige une constante mise à l’épreuve, non seulement dans le débat public, mais également dans la pratique concrète d’un savoir bâti lui aussi sur des règles de connaissance partagées – la pratique d’un savoir autocritique, susceptible de ramener à des raisons civiles et humaines l’origine des multiples diversités culturelles et religieuses. Un savoir, en somme, capable de placer les diverses formations culturelles et religieuses au même niveau d’analyse, et de rendre compte historiquement des particularités propres à chacune d’elles.
Les positions multiculturelle et interculturelle, qui renvoient respectivement à la “Kultur” et à la “civilisation”, se déclinent différemment en matière de religion aussi. On a déjà dit que les Églises adoptent le modèle multiculturel tout en refusant le relativisme éthique et culturel qui découle de la reconnaissance des différences entre civilisations. Toutefois, au niveau social, elles tendent à rejeter l’idée de la privatisation de la religion, qui consiste à reléguer celle-ci au niveau de la sphère “privée”. En matière de religion le modèle multiculturaliste a été adopté également par nombre d’anthropologues, américains principalement, qui accordent à la religion une valeur symbolique privilégiée, en considérant qu’elle constitue un marqueur identitaire fondamental et le foyer de la vie symbolique Elle incarnerait une perspective “nécessaire” à la société, qu’elle institue (Bradbury, 1972).
La pensée civile, en revanche, en matière de religion aboutit à trois conséquences majeures. Première conséquence : la cohabitation entre citoyens ayant les mêmes droits et devoirs, unis par une volonté collective, rompt tout lien d’appartenance et de dépendance fondé sur des critères identitaires différentiels, soit naturels (race, sexe), soit surnaturels (identités religieuses). Toutes ces différences “extra-civiles” se trouvent alors résorbées à l’intérieur d’une égalité civile dont la nature est comprise comme historique et sociale, donc immanente et contingente.
Deuxième conséquence : elle consiste en l’instauration de deux nouveaux horizons de sens distincts et séparés : le civil et le religieux. Avec la modernité, non seulement le premier terme devient radicalement autonome par rapport au second, mais il finit par inclure et comprendre le religieux car il lui assigne une place définie et circonscrite au sein de la vie civile.
Troisième conséquence : elle concerne directement le statut de religion dans la société civile, où elle occupe un statut relevant de l’ordre du privé. Non pas pour réduire sa valeur sociale et symbolique, mais pour régler en termes d’égalité l’exercice légitime de la “différence”. Deux principes sous-tendent une telle logique : d’une part, l’égalité peut fort bien inclure les différences ; d’autre part, il y a d’autant plus d’égalité qu’on parvient à rendre ces différences mutuellement compatibles.
On peut se demander pourquoi un fossé persiste dans l’imaginaire contemporain entre l’orientation civile, qui domine le niveau institutionnel, et l’attribution au religieux d’un ordre du sens prioritaire et fondateur.
L’existence même de ce fossé marque indiscutablement en Occident un échec en matière de sécularisation. L’un des facteurs responsables de cette incapacité à pousser jusqu’au but la tâche d’“humanisation” ou de “civilisation” des fondements et des principes de sens qui structurent notre vision du monde, réside sans doute dans une manière erronée de procéder à l’étude des religions. Issues, de par leur origine historique, de la pensée théologique, les sciences des religions ont elles-mêmes trop souvent concouru à creuser le clivage entre les productions de la vie civile, d’une part, et la dimension religieuse, d’autre part – dimension qu’elles se sont obstinées à présenter comme dotée d’une autonomie foncière et d’une spécificité propre (en plus d’un fondement universel). Pourtant, l’histoire et l’anthropologie ont bien montré comment les logiques qui structurent nombreuses de sociétés non européennes ne sont guère gouvernées par les religions mais par d’autres codes de la vie sociale (tels que les systèmes de parenté, les rapports politiques, les formes de productions, les systèmes symboliques, etc.).
Pour la première fois, l’Occident affronte la radicalité des différences culturelles sans disposer de médiations symboliques comme celles dont il se servait dans le passé, à savoir, les universaux de la métaphysique, de la science, des philosophies de l’histoire. L’Europe, en particulier, se trouve dépourvue également de la centralité politique que son empire colonial lui avait assurée. Aussi la nécessité se fait-elle sentir de disposer d’un modèle culturel relationnel (nullement absolu) et généralisable (nullement universel) sur lequel bâtir un savoir civil nouveau, modèle fait à la fois d’inclusion sociale et de compatibilité symbolique entre cultures et sociétés différentes.
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[1] Ces positions refont surface, par exemple, dans l’anthropologie culturaliste nord-américaine de Clifford Geertz, cf. « La religion, sujet d’avenir » (2006) et « La religion comme système culturel » (1972). Pour un développement plus approfondi de ce point : Silvia Mancini (2011), « L’histoire des religions entre universalisme anthropologique et particularisme historique. Contradictions et atouts d’une discipline en quête d’identité ». Dans ce texte l’auteur écrit : « Sous l’influence du positivisme et de sa vision normative, la pensée universaliste de la “civilisation” a effectivement connu un tournant qui en compromit dangereusement le potentiel anti-substantialiste et anti-ontologique. C’est l’anthropologie religieuse évolutionniste, d’une part, et la lecture sociologique durkheimienne de la religion, d’autre part, qui ont entravé la possibilité d’une historicisation radicale de la religion. Elles l’ont fait chacune à sa manière, en même temps qu’elles élargissaient par ailleurs les confins du concept de religion en y incluant des formes culturelles nouvelles et jusqu’alors inconnues. Le concept de religion fut ainsi tout simplement transféré d’une échelle occidentale locale à une échelle plus universelle que jamais, l’échelle anthropologique globale ». Du côté de la tradition germanique, par ailleurs, « …La réaction développée contre l’historicisme post-hégélien, et les risques de relativisme que celui-ci comportait, fait resurgir en pays germanique la nécessité de réhabiliter la méthode transcendantale considérée comme une manière de parer aux risques de la fragmentation des savoirs et à un empirisme excessif. Le retour à Kant devient alors le mot d’ordre. La définition du sacré formulée en 1917 par Rudolf Otto incarnera alors une des multiples figures prises par le processus de naturalisation de la religion considérée en tant que “structure transcendantale” de la conscience – ce qui infléchira sensiblement le débat historico-religieux vers la psychologie ». En conclusion, « …. De cette convergence paradoxale des sciences sociales anglo-françaises, d’un côté, et de la tradition historique allemande, de l’autre, est né le projet de ce qu’on va appeler les Sciences Religieuses (anthropologie, histoire, psychologie, sociologie, philosophie et phénoménologie religieuses). Pour ses porte-parole, les religions semblent avoir toujours quelque chose de commun, tant dans leur fondement socioculturel que dans leur fondement psychologique. Et c’est pour cela, que l’on pratique la comparaison. » (pp. 202-205).
[2] La pratique de l’analogisme a connu un essor extraordinaire depuis 1537, date de publication de la Bulle du Pape Paulo II, qui stipulait que les indigènes américains étaient « hombres verdaderos », disponibles pour la doctrine catholique et les sacrements. A partir de là, les indigènes d’Amérique, perçus au début comme dépourvus de toute forme de religion, commencent à incarner, aux yeux des chrétiens, le passé païen. Au XVIème siècle, ce changement de point de vue apparaît tout à fait fonctionnel à la politique intensive de conversion adoptée par les missionnaires, parallèle au processus d’assimilation et de globalisation du monde voulue par les gouvernements coloniaux. Un tel changement de perspective reposant sur la “religionisation” du monde comme prélude de sa globalisation, s’ébauche déjà dans l’œuvre du père Joseph Acosta, la Historia natural y moral de las Indias (1590), où il reconnaît chez ces peuples sauvages non pas, bien entendu, de “véritable religion” mais les traits caractéristiques l’idolâtrie, analogues à ceux que les textes bibliques décrivent chez les peuples contre lesquels Israël s’est battu pour imposer sa conception du “vrai” dieu. Un autre exemple de la pratique du comparatisme analogique se retrouve chez J.F. Lafiteau, dans Moeurs des Sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps (1724). Sur ce sujet, restent une référence les travaux de C. Bernand et S. Gruzinski (1988) ainsi que H. Clastres (1988).
[3] L’idée que le dialogue interreligieux incarnerait la solution des différences et des conflits entre les civilisations, est démentie par le fait que jamais, autant qu’aujourd’hui, les religions ne s’étaient employées à faire ressortir leurs différences, notamment en invoquant leurs formes de vie spécifiques et leurs fondements métahistoriques respectifs, jusqu’à les radicaliser – et cela, des fondamentalismes islamiques aux mouvements néo-évangéliques en pleine expansion dans le monde (cf. Garcia-Ruiz, Michel, 2012).
Mancini Silvia, « Le dialogue entre religion et politique. Réflexions sur deux manières d’envisager leurs rapports réciproques », dans revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Le-dialogue-entre-religion-et (Consulté le 9 décembre 2024).