Avec Au-delà du principe de plaisir (Freud, 1990a [1920]) s’amorce le passage de la première topique (conscient, préconscient, inconscient) à la seconde topique (ça, moi, surmoi) de la théorie psychanalytique, travail colossal de révision et de synthèse, qui appellera la succession de publications majeures. En 1921, Sigmund Freud publie Psychologie des foules et analyse du moi ; puis en 1923 Le Moi et le ça. C’est ici que Freud synthétise les contenus essentiels de cette nouvelle topique, appelée par le foisonnement de nouvelles problématiques et des perspectives ouvertes par leurs interprétations. Cette révision fondamentale qui marque le tournant de 1920 vise à approfondir la connaissance du fonctionnement de l’appareil psychique et la compréhension de ses rapports dynamiques.
Le Moi et le ça est un texte majeur dans la théorie psychanalytique, et constitue une référence difficilement contournable pour celui qui la côtoie. Sa lecture offre un point de vue assez général, et de très vastes perspectives d’exploration théorique (transdisciplinaires) et pratique. Nous proposons ici de commenter la première partie de ce texte très dense, dans laquelle Freud rassemble et synthétise les concepts et problématiques essentiels de la théorie psychanalytique pour justifier l’introduction de cette seconde topique.
Le Moi et le ça est construit sous la forme d’une synthèse et poursuit une intention pédagogique. Le texte s’introduit donc logiquement par un rappel succinct des concepts fondamentaux. Le premier point reprend le postulat essentiel de la psychanalyse, en le justifiant par des observations tirées de situations ordinaires : Freud entend d’abord poser la division de la vie psychique entre conscient et inconscient comme un fait indubitable, dont la preuve serait continuellement apportée par nos expériences.
D’une part, nous constatons que ce qui se manifeste à la conscience ne reste pas durablement présent mais passe, s’efface de la conscience, pour n’y revenir que dans certaines conditions. C’est ce que Freud nomme « le préconscient ». D’autre part, la clinique psychanalytique a pu mettre en évidence l’existence de l’inconscient sous une autre forme : ce “quelque-chose” qui est empêché de devenir conscient, par la force du « refoulement ». En parvenant à lever certains de ces refoulements et à ramener à la conscience ces contenus inconscients, la technique psychanalytique a donc rendu manifeste l’existence de résistances inconscientes.
Nous pouvons ainsi distinguer trois systèmes, auxquels correspondent trois qualités différentes des matériaux psychiques : la conscience, le système préconscient (ou « Pc », qui comprend les représentations latentes) et le système inconscient (comprenant le refoulé incapable de devenir conscient). Ainsi, et si deux inconscients se distinguent sur le plan descriptif, la psychanalyse n’en distingue qu’un sur le plan dynamique : le refoulé qui constitue le prototype de ce qui est appelé « l’inconscient ».
Quelle est l’étendue de ce domaine inconscient au sein de l’appareil psychique ? Et quel rapport cette instance particulière que nous appelons le « moi » entretient-elle avec les systèmes conscient, préconscient et inconscient ? Nous nous représentons volontiers le moi comme l’instance même de la conscience ; or, Freud va justement montrer que le moi est lui-même en grande partie inconscient.
Le moi est cette organisation cohérente, profondément liée à la conscience, et qui contrôle la motilité (les actions) de l’organisme. Mais il est également l’instance « décisionnaire » des processus de refoulement et la source de nombreuses résistances qui peuvent s’opposer au devenir conscient ; ce phénomène se perçoit d’ailleurs très distinctement, notamment sous la forme des « réactions thérapeutiques négatives » (autrement appelé par Freud le « refus de guérir ») au cours de la cure psychanalytique. Lorsque le psychanalyste interroge le patient sur ses résistances – par exemple un “blanc”, un arrêt des processus d’association – celui-ci se montre le plus souvent incapable d’en communiquer la raison. Cela nous apparait comme un paradoxe : nous associons ordinairement le moi avec la conscience, et donc, si ces résistances viennent du moi, nous préjugerions plutôt de leur caractère conscient. Nous ne pouvons dépasser ce paradoxe qu’en reconnaissant dans le moi l’existence d’une part inconsciente : « Nous avons trouvé dans le moi lui-même quelque chose qui est inconscient aussi, et se comporte exactement comme le refoulé, c’est-à-dire manifeste de puissants effets sans devenir lui-même conscient, et demande pour être rendu conscient un travail particulier. » (Freud, 1990b [1923] : 224).
Nous avons repéré qu’une part importante de l’activité du moi nous était inconsciente. Or, connaître ces activités suppose que nous puissions la rendre consciente. Comment ? Comment se réalise le passage de l’inconscient au conscient ?
La conscience est, nous dit Freud, la fonction particulière du système psychique qui se trouve la plus proche du monde extérieur, « spécialement, non seulement d’ailleurs dans le sens de la fonction, mais cette fois, dans le sens aussi du découpage anatomique » (ibid. : 230). Les contenus de la conscience sont essentiellement les perceptions sensorielles du monde extérieur, les perceptions internes (sensations, sentiments), et les processus de pensée. Mais d’où proviennent ces pensées ? Il faut ici comprendre que la conscience ne comprend que des perceptions : seul est susceptible de devenir conscient ce qui a autrefois été une perception, et le devenir conscient se réalise lui-même sous la forme de perceptions : « Ne peut devenir conscient que ce qui fut autrefois déjà perception cs, et ce qui, provenant de l’intérieur, sentiments exceptés, veut devenir conscient, doit tenter de se transposer en perceptions externes. Ceci est rendu possible par le moyen des traces mnésiques. » (ibid. : 231).
Les « représentations de mots » dont se supporte le langage, et par l’intermédiaire desquelles les contenus inconscients sont susceptibles de devenir conscients (de devenir signifiants), constituent également les restes mnésiques de perceptions anciennes. Les restes verbaux proviennent en grande partie des perceptions auditives : « le mot est bien à proprement parler le reste mnésique du mot entendu. » (ibid. : 232). Les restes visuels (qui peuvent également permettre au processus de pensée de devenir conscient) sont à l’origine de la pensée en images. Ils constituent un fond plus ancien, et leur usage par la pensée est plus archaïque, « plus proche des processus inconscients que la pensée en mots » (ibid.).
Pour que des contenus refoulés puissent devenir conscients, il faut donc que se crée une correspondance avec des représentations de mots, permettant ainsi leur inscription dans le système préconscient, puis leur perception effective (phénomène de la conscience) par leur actualisation sous la forme d’une perception : « par un surinvestissement de la pensée, les pensées sont perçues effectivement - comme venant de l’extérieur - et de ce fait, sont tenues pour vraies. » (ibid. : 235).
Nous avons vu que le moi était divisé entre une part inconsciente et une part consciente. Nous comprenons désormais également que les contenus de l’inconscient ne sont susceptibles de passer à la conscience que par l’intermédiaire du moi, qui contrôle la motilité de l’organisme. Cependant, certaines actions ou paroles échappent au contrôle de cette instance et n’en traduisent manifestement pas la volonté (c’est ce que traduit l’expression usuelle : « c’est plus fort que moi »). Pouvons-nous maintenant nous représenter plus précisément la nature, la fonction, et les relations particulières de cette instance avec d’autres, au sein d’un système ? Nous avons maintenant à répondre à cette question essentielle : qu’est-ce qu’un individu, un sujet, si celui-ci n’est pas réductible à un moi ?
Freud poursuit son travail de construction en s’appuyant sur les pistes récemment développées par Groddeck (1866-1934, médecin et psychothérapeute allemand) dans Le livre du ça (1923). Groddeck, en effet, « ne cesse d’insister sur le fait que ce que nous appelons notre moi se comporte dans la vie de façon essentiellement passive, et que […] nous sommes “vécus” par des forces inconnues, et impossibles à maîtriser. » (ibid. : 235). C’est une sensation que nous avons tous, dit Freud, éprouvée un jour ou l’autre. Pour traduire ce phénomène dans la métapsychologie, il propose de distinguer présentement deux entités psychiques : le « moi » et le « ça » (« l’autre partie du psychisme dans laquelle le moi se continue et qui se comporte comme inconscient » (ibid. : 236). Contrairement à la représentation usuelle, le sujet (l’individu) n’est pas un moi, mais bel et bien un ça, « à la surface duquel est posé le moi qui s’est développé à partir du système [préconscient] comme de son noyau » (ibid.). Ce sujet est donc fondamentalement étranger à lui-même, inconscient. Le moi et le ça ne constituent pas deux entités séparées et ne peuvent, en soi, être opposées comme telles : « Le moi fusionne avec [le ça] dans sa partie inférieure. Le refoulé est dans le ça, et n’est séparé du moi que par la barrière des résistances ; notons cependant que la situation intermédiaire du ça permet que les éléments refoulés puissent entrer en contact, communiquer avec le moi. Le moi est la partie du ça qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur. » (ibid. : 237).
Le moi a pour fonction de coordonner le fonctionnement interne en tenant compte des exigences du monde extérieur, il doit ainsi substituer le principe de réalité au principe de plaisir (qui domine le ça) dans la détermination de nos actions.
La perception est pour cette instance le principe déterminant : « la perception joue pour le moi le rôle qui dans le ça, échoit à la pulsion » (ibid. : 237). C’est “normalement” au moi qu’il revient la fonction essentielle de commander les accès à la motilité, mais il doit pour cela parvenir à établir son autorité sur le ça (qui constitue pour ainsi dire son corps, sa force). Pour illustrer cet étrange rapport, Freud développe ici la célèbre métaphore du cavalier : « [Le moi] ressemble ainsi, dans sa relation avec le ça, au cavalier qui doit réfréner la force supérieure du cheval, avec cette différence que le cavalier s’y emploie avec ses propres forces et le moi, lui, avec des forces d’emprunt. » (ibid.). Cependant les forces de détermination du ça sont telles que le moi est la plupart du temps contraint de modifier les principes de son action (sa volonté) pour épouser la volonté du ça. Il reprend alors les termes de son message comme les siens.
Freud nous invite dans Le Moi et le ça à nous souvenir d’une hypothèse essentielle qu’il avait développée dans un essai de 1917, Deuil et mélancolie. Rappelons que son analyse s’était alors appuyée sur une observation déterminante, celle des similitudes frappantes du tableau clinique de la mélancolie avec celui du deuil, à l’exception de deux faits énigmatiques : d’une part, celui de l’autodépréciation morbide et, d’autre part, celui de l’incapacité à désigner l’objet dont la perte aurait entrainé cet état de deuil [1]. « Cela nous amène à reporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte d’objet qui est soustraite à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est inconscient. » (Freud, 2011 [1917] : 45).
Pourquoi l’objet de la perte échappe-t-il à la conscience du mélancolique ? Freud a avancé une interprétation clé : s’appuyant sur la notion d’« incorporation » qu’il avait exposée en 1913 dans « Totem et Tabou » (entendue comme un processus caractéristique de la phase orale du développement individuel), il repère ici le rôle déterminant de ce procédé dans la formation de la pathologie mélancolique. « L’ombre de l’objet est ainsi tombée sur le moi » (Freud, 2011 [1917] : 56), écrit-il dans une très belle formule. L’investissement de l’objet est devenu un investissement de l’objet littéralement incorporé dans le ça, par le processus de l’identification.
La mélancolie livre ainsi à l’observation du psychanalyste les manifestations hautement perturbatrices – chez un individu pourtant parvenu à l’âge de la maturité psychoaffective – d’un mode d’organisation archaïque, caractéristique du tout premier stade de l’évolution libidinale (le stade oral). Le tableau clinique nous amène donc à considérer la persistance de phénomènes archaïques dans la vie psychique de l’individu adulte, la capacité du moi à régresser à des rapports primaires dans sa relation avec l’objet. Il met également en évidence, et de façon souvent spectaculaire, le fait que l’intégration successive des objets au sein du moi (c’est-à-dire l’identification) est susceptible d’entrainer de violents conflits psychiques, lorsque ces objets internalisés présentent des propriétés inconciliables. Le moi peut ainsi être morcelé entre ces identifications : « cela peut aller jusqu’à un éclatement du moi, les différentes identifications s’isolant les unes des autres par des résistances. » (Freud, 1990b [1923] : 243).
Qu’est-ce-que le repérage de ces phénomènes, caractéristiques dans le tableau clinique de la mélancolie, est susceptible de nous apprendre maintenant de façon plus générale, sur la constitution du moi ? Rappelons-nous que c’est ici la démarche poursuivie par Freud dans la construction de Le Moi et le ça : dégager des tendances, des propriétés dynamiques générales dans le fonctionnement de l’appareil psychique. Cet essai a les caractères d’une synthèse : ce n’est donc pas pour distinguer une situation particulière que Freud reprend les hypothèses qu’il avait développées à propos de la mélancolie, mais au contraire pour l’intégrer à un propos de portée plus générale. Six années ont passé depuis la publication de ce précédent texte, et la théorie psychanalytique s’est depuis enrichie de nouvelles observations. Ces observations conduisent Freud à revenir sur les conclusions qu’il avait formulées en 1917, non pas pour les contredire mais pour leur conférer une étendue beaucoup plus importante : « à ce moment nous ne reconnaissions pas encore toute la signification de ce processus et nous ne savions pas combien il est fréquent et typique. » (Freud, 1990b [1923] : 241).
La notion d’« identification » doit maintenant être examinée comme un élément clé dans la compréhension de l’organisation psychique et des rapports dynamiques entre ses différentes instances. Elle est essentielle, autant dans la compréhension des phénomènes dits “normaux” que dans celle des phénomènes “pathologiques” de l’économie psychique. L’identification correspondrait en fait à un procédé typique, et fondamental dans la constitution du moi, à l’origine de la formation du « caractère » : « le caractère du moi résulte de la sédimentation des investissements d’objets abandonnés, […] il contient l’histoire de ces choix d’objet. » (ibid. : 241). Par ailleurs, complète Freud, une part d’identification se réaliserait toujours simultanément à l’investissement, et donc l’investissement contribuerait déjà en lui-même à cette transformation du caractère du moi. Certains traits de l’objet et de la relation avec lui se trouveraient ainsi durablement fixés dans le caractère. Cette modification du moi, par l’incorporation de certains caractères de l’objet, lui permettraient d’obtenir un bénéfice considérable : l’amour du ça, l’investissement passé de l’objet au moi. Ce procédé lui offrirait ainsi des moyens supplémentaires pour maîtriser les pulsions du ça : « Quand le moi adopte les traits de l’objet, il s’impose pour ainsi dire lui-même au ça comme objet d’amour, il cherche à remplacer pour lui ce qu’il a perdu en disant : “tu peux m’aimer moi aussi, vois comme je ressemble à l’objet” » (ibid. : 242).
Cette opération permettrait donc la transformation de la libido sexuelle (l’énergie du ça) en libido narcissique (énergie du moi). Traduite dans la terminologie psychanalytique, cette opération qui se réalise par l’inhibition de la pulsion quant à son but doit être appelée une « sublimation » : « N’est-ce pas là la voie générale de la sublimation, toute sublimation ne se produit-elle pas par l’intermédiaire du moi qui commence par transformer la libido d’objet sexuelle en libido narcissique, pour lui assigner éventuellement ensuite un autre but ? » (ibid. : 242). Ces considérations doivent donc nous amener à établir notre réponse à une question essentielle, maintes fois revenue dans la pensée de Freud : quelle est la source de la libido ? D’où provient l’énergie du moi ? Il nous faut maintenant reconnaitre, conclut Freud, que ce n’est pas le ça mais le moi qui constitue le « grand réservoir de la libido » (ibid.), laquelle afflue ensuite du ça vers le moi à travers le jeu de ces identifications : c’est le concept du « narcissisme secondaire ».
Les premières identifications ont une incidence prépondérante sur la formation du caractère et ces marques seront durablement imprimées. C’est ainsi que s’est constitué l’idéal du moi, par l’identification « première » et « la plus importante » : « l’identification au père de la Préhistoire personnelle. » (ibid. : 243). Celle-ci apparaît au départ comme une « identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet » (ibid. : 244), et se renforcera au cours du développement individuel par les identifications relatives aux premiers investissements d’objets : le père et la mère dans la situation de la triangulation œdipienne. Ces remarques ne sont pas nouvelles, et avaient été longuement développées par Freud dans des écrits antérieurs - particulièrement dans « Totem et Tabou » (Freud, 2009 [1913]). Reprenons-en ici les éléments fondamentaux.
Aux premiers temps du complexe d’Œdipe, pour le garçon, le premier investissement d’objet se réalise avec la figure maternelle, et l’enfant s’identifie au père ; puis les désirs à l’égard de la mère se renforcent et naissent alors (ou se renforcent de façon significative) des sentiments d’hostilité à l’égard du père, qu’il désirerait d’une certaine façon éliminer et remplacer. Puis vient le temps de la résolution de ce conflit, celui de la destruction du complexe d’Œdipe qui doit “normalement” conduire au renoncement à l’investissement objectal fixé sur la mère. Ce “passage” s’accomplit soit par l’identification à la mère (plus rare chez le garçon), soit par le renforcement de l’identification au père, processus entraînant le renforcement dans le moi des caractères « masculins ». Réciproquement l’identification ou le renforcement de l’identification à la mère consoliderait les caractères « féminins ». La nature de l’identification par laquelle sera détruit le complexe d’Œdipe « semble donc dépendre dans les deux sexes de la force relative des dispositions sexuelles masculine et féminine. C’est là l’une des façons dont la bisexualité intervient dans le destin du complexe d’Œdipe. » (Freud, 1990b [1923] : 245).
C’est ici une présentation synthétique des contenus du complexe d’Œdipe simple. Or, l’analyse montre que cette situation est loin d’être la plus fréquente, et que la réalité est souvent beaucoup plus complexe, en raison de la bisexualité originaire de l’enfant. Il nous faudrait reconnaitre en général l’existence d’un complexe d’Œdipe “complet”, dans lequel le conflit d’ambivalence – l’élément déterminant dans la formation de ce complexe – se jouerait non pas seulement avec le père, mais avec chacun des deux parents. Dans cette situation “complète”, il apparait donc que ce n’est pas seulement l’identification au père, mais les identifications au père et la mère qui se sédimenteront de façon déterminante dans le moi à l’issue du complexe d’Œdipe.
Rappelons-nous à quelle exploration fondamentale le fil de la réflexion freudienne cherche dans Le Moi et le ça à nous conduire : en quoi le procédé de l’identification impacte-t-il les caractères et l’organisation du moi ? Quel but essentiel poursuit maintenant Freud en nous renvoyant à l’analyse du complexe d’Œdipe ? Précisément à la transformation la plus radicale subie par le moi du fait de ses premières identifications, survenue lors de la résolution du complexe d’Œdipe : la formation du « surmoi ».
Le surmoi se forme par la sédimentation des identifications aux premiers objets, avec lesquels l’individu encore immature se situait alors dans un rapport d’absolue dépendance. C’est l’identification avec les objets les plus puissants, interdicteurs et idéaux, qui ne pourra être réalisée que par la constitution d’une instance tout à fait particulière. De la formation de cette instance « étrangère » dépend la destruction du complexe d’Œdipe, le refoulement de l’investissement objectal à l’égard de la mère. Or, note Freud, et c’est là un point absolument capital, la puissance de laquelle se supporte imaginairement l’enfant pour réaliser ce refoulement est celle que lui procure l’identification au père, possesseur et “jouisseur” exclusif de l’objet aimé. Le surmoi se constitue donc à travers un processus rendu paradoxal par l’ambivalence des rapports que le moi entretenait avec les premiers objets investis : il est à la fois une formation « résiduelle » à l’incorporation des objets aimés et une formation « réactionnelle » née de l’interdiction de ces investissements. Cette ambivalence se retrouve maintenant au sein du moi. Le surmoi constitue une instance idéale, autonome, et déterminée par des valeurs particulièrement exigeantes qu’il adresse au moi sous la formation d’injonctions. Il perpétue, sur le plan interne, les rapports qui caractérisaient jadis la relation de l’individu avec l’autorité parentale : il est un idéal, un éducateur et un interdicteur. « [Le surmoi est] le mémorial de la faiblesse et de la dépendance de ce qui était jadis celle du moi, et [qui] perpétue sa domination, même sur le moi mature. De même que l’enfant subissait la contrainte d’obéir à ses parents, de même le moi se soumet à l’impératif catégorique de son surmoi. » (Freud, 1990b [1923] : 263).
Les injonctions de cet “éducateur” interne sont, nous le comprenons en analysant ses origines, de nature paradoxale : « tu dois être ainsi (comme le père) », et « tu n’as pas le droit d’être ainsi (comme le père), c’est-à-dire tu n’as pas le droit de faire tout ce qu’il fait. Certaines choses lui étaient réservées. » (ibid. : 247).
Le surmoi est « l’héritier du complexe d’Œdipe », des revendications pulsionnelles les plus fortes, dont il assure la représentation devant le moi : « Tandis que le moi est essentiellement représentant du monde extérieur, de la réalité, le surmoi se pose en face de lui comme mandataire du monde intérieur, du ça. » (ibid. : 249). Cette dualité au sein du moi peut être à l’origine de violents conflits internes, se traduisant par des troubles psychopathologiques.
À travers notre lecture de la première partie de l’essai Le Moi et le ça, essai très dense et mêlant les définitions conceptuelles à une description minutieuse de leurs éléments, nous nous trouvons maintenant introduits aux principes fondamentaux de la seconde topique freudienne. Nous disposons d’une représentation précise de la constitution de l’appareil psychique, de ses principes économiques et des rapports qu’entretiennent entre elles ses différentes instances.
Ce travail magistral de révision et de synthèse des principaux concepts et problématiques de la théorie psychanalytique va permettre à Freud de réaliser, dans la seconde partie de cet essai, le « but élevé » qu’il s’y était fixé : l’ancrage des spéculations (appuyées sur la biologie) qu’il avait rédigées en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir, étayées par ses observations cliniques et par une réflexion désormais parvenue “à maturité”.
Nous proposons de poursuivre la lecture de cet essai dans le cadre d’un article complémentaire [2], consacré spécifiquement à cette seconde partie : « L’intégration du dualisme pulsions de vie - pulsions de mort dans la théorie psychanalytique. Lecture d’un essai magistral, Le moi et le ça ».
Freud Sigmund (2011), Deuil et Mélancolie [1917], Paris, Petite bibliothèque Payot.
Freud Sigmund (1990a), Au-delà du principe de plaisir [1920], dans Essais de Psychanalyse, Saint Amand, Petite Bibliothèque Payot.
Freud Sigmund (1990b), Le Moi et le ça [1923], dans Essais de Psychanalyse, Saint Amand, Petite Bibliothèque Payot.
Freud Sigmund (1990c), Psychologie des foules et analyse du moi [1921], dans Essais de Psychanalyse, Saint Amand, Petite Bibliothèque Payot.
Freud Sigmund (2009), « Totem et Tabou » [1913], dans Œuvres Complètes psychanalyse, vol. XI, Paris, PUF.
[1] Voir aussi : Prouvez Valentine (2017), « Introduction à la définition conceptuelle de la mélancolie. Une lecture de l’article de Sigmund Freud, “Deuil et Mélancolie” », revue ¿ Interrogations ?, N°24. Public, non-public : questions de méthodologie [en ligne] URL : http://www.revue-interrogations.org/Introduction-a-la-definition (consulté le 24 novembre 2017).
[2] Article à paraître dans le prochain numéro de la revue ¿Interrogations ?
Prouvez Valentine, « L’introduction de la seconde topique freudienne, dans Le moi et le ça », dans revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/L-introduction-de-la-seconde (Consulté le 16 octobre 2024).