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Depuis la fin des années 1970, la notion de précarité est d’un usage courant dans la sphère publique, à tel point que son utilisation dans les champs politiques, économiques et médiatiques semble incontestablement ’aller de soi’. Toutefois, si elle est couramment employée et constitue une caractéristique essentielle des discours que les sociétés occidentales contemporaines tiennent sur elles-mêmes, cette notion demeure rarement définie et se présente avant tout comme un terme polysémique. La précarité s’apparente plus à un concept horizon, pour reprendre une expression employée par C. Lévi-Strauss à propos de l’identité, soit « une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de se référer pour expliquer un certain nombre de choses mais sans qu’il ait jamais d’existence réelle ».
De ce fait, il est apparu particulièrement opportun et intéressant au comité de rédaction de la Revue ¿Interrogations ? de consacrer la partie thématique de son quatrième numéro à la question de la précarité, et ce en suggérant trois principaux axes de recherche : la question des rapports entre la précarité et ce qui s’avère être, historiquement, sa principale base matérielle : le salariat ; la question de l’extension de ses lieux de manifestation et d’ancrage, au-delà de la sphère salariale et plus généralement encore au-delà de la sphère professionnelle ; la question des effets positifs et négatifs qu’elle peut induire sur la subjectivité, la précarité semblant aussi bien être productrice d’opportunités et de capital que de handicaps et de souffrance. A la lecture des contributions de ce numéro, force est de constater que ces trois axes de recherche ont été abordés et approfondis, participant pleinement à une meilleure intelligibilité de ce phénomène qu’est la précarité.
Ainsi, la contribution d’Alain Bihr se propose de souligner, d’une part, que la précarité constitue une dimension structurelle du rapport salarial et, d’autre part et corrélativement, que la stabilité professionnelle n’est qu’une parenthèse historique (ouverte par le compromis fordiste et refermée avec sa remise en cause), au grand dam de ses défenseurs, avides de nostalgie. Ainsi, la précarité s’inscrit dans une temporalité bien plus longue que celle dans laquelle on a tendance à l’enfermer, ses conditions objectives d’émergence et premières manifestations étant bien antérieures à la période dite ‘‘post-moderne’’. De son côté, Thierry Brugvin, s’il soutient aussi cette thèse, met en évidence de manière complémentaire le renforcement actuel de ce phénomène à travers de multiples opérations de régulation d’ordre politique et juridique comme l’atteste son analyse de la « bonne gouvernance ».
De même, Stéphane Le Lay présente le processus de précarisation salariale, réorganisant simultanément les rapports sociaux à l’emploi (les statuts salariaux et les modes d’accès à l’emploi) et dans le travail (les conditions de travail). A travers ce processus apparaît selon lui une nouvelle mise en forme de gouvernementalité des classes populaires, au sein de laquelle la souffrance sociale constitue un dispositif de réorganisation des rapports de pouvoir.
Plusieurs contributions soulignent l’extension du phénomène de la précarité, touchant désormais bien d’autres professions que les ouvriers, première et principale cible historique de ce phénomène. Bruno Mahouche nous propose ainsi une analyse historique de l’insécurité professionnelle dans les centres de tri postaux dont les conditions productives, saisonnières par nature, ont imposé une flexibilité dans les établissements de la Poste plus forte que ne le permettait le statut de fonctionnaire et qui a débuté à l’apogée de la période fordiste. Cette flexibilité se traduisant ainsi par la mise en place d’un marché dual du travail dans lequel est venu co-exister à côté du statut de fonctionnaire celui d’auxiliaire puis, désormais, celui de vacataire.
Mais cette extension va bien au-delà de la stricte sphère professionnelle, incitant ainsi Frédéric Peroumal à se pencher sur l’insécurité sociale, et non uniquement professionnelle, des agents de sécurité privée. En effet, si la situation professionnelle de ces derniers résultent de l’externalisation de nombreuses activités internes à l’entreprise à des fins d’abaissement des normes salariales, il s’avère aussi que les entreprises de sécurité profitent d’une main-d’œuvre aux origines professionnelles diverses, se caractérisant par un déclassement social et professionnel, et dont l’accès au marché du gardiennage ne préserve pas de l’insécurité.
Traitant d’une situation proche des deux précédentes, Remy Caveng rend compte des contradictions qu’implique le statut de ‘‘vacataire’’ dans les instituts de sondages. En effet, alors que ces vacataires s’estiment plus libres que les salariés à statut typique et qu’ils développent à ce sujet un ensemble de discours valorisant leur condition, leur liberté se réduit souvent à organiser leur propre exploitation puisque leur temps de travail déborde souvent sur celui de la vie quotidienne, le temps libéré rarement choisi et les revenus incertains. Dans ces conditions, le temps libre si valorisé dans les discours se révèle finalement comme un temps angoissé dont ils cherchent à se débarrasser dans une quête permanente de missions.
Dans une perspective proche, Jean-Marc Remy souligne les effets pervers qu’implique le régime de l’intermittence, observable sur la longue durée dans le secteur du spectacle vivant, et aujourd’hui présenté comme un possible modèle alternatif au salariat fordiste. En effet, l’expérience de l’intermittence révèle les effets pervers d’un dispositif qui génère de la précarité dans la mesure même où il la rend supportable, impliquant pour les plus vulnérables de douloureuses transactions identitaires. Et la dispute nouée autour des différents projets de réforme des annexes VII et X de l’Unedic prend une valeur emblématique au moment où les partenaires sociaux sont amenés à reconsidérer le contrat de travail tout en envisageant une meilleure sécurisation des parcours professionnels.
L’intérêt de l’article de Catherine Vassilikou est de nous rappeler que la précarité existe aussi au-delà de nos frontières nationales, à travers l’étude de la condition des femmes immigrées venues en Grèce des ex-pays socialistes. Son analyse aboutit à l’articulation de deux types de conditions d’existence dont sont victimes ces femmes travaillant souvent dans le secteur informel comme aides domestiques. Puisque, vulnérables en tant qu’immigrées illégales, elle sont aussi vulnérables à cause du caractère précaire de leur profession qui produit chez elles de graves problèmes d’identité.
Mais aborder la question de la précarité conduit aussi à poser celle des effets subjectifs, affectifs et comportementaux qu’elle peut déclencher ou inciter. Ainsi, outre le fait qu’elle nous rappelle opportunément que la précarité ne date ni d’aujourd’hui ni même d’hier, l’article de Céline Regnard-Drouot propose plus précisément une lecture socio-historique de la précarisation des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière marseillaise, due à l’essor industriel que connaît la ville durant la seconde moitié du XIXe siècle. Interrogeant les conséquences de cette précarisation sur le plan de l’histoire des comportements à Marseille et dans les villes contemporaines, l’auteur révèle alors combien la violence et sa radicalité apparaissent incontestablement comme une figure de la précarité, et ce même durant les phases d’essor économique.
De son côté, Noëlle Burgi s’intéresse aux effets du chômage prolongé ou récurrent, qui mène immanquablement ceux qui le subissent à expérimenter une altération de leur rapport au temps et de leur désir. Or, cet effet symptomatique est généralement interprété par les organismes gestionnaires du chômage ou de l’assistance comme un défaut de “motivation” qui s’érigerait en obstacle à une sortie positive vers l’emploi. Noëlle Burgi remarque alors que, réduisant la valeur du chômeur à son ‘‘employabilité’’ et ne voulant rien savoir des possibles « impasses existentielles » auxquelles peut mener le retour à l’emploi (puisque nécessitant des reconstructions identitaire synonymes parfois de « deuil de soi et d’autrui », etc.), ces organismes examinent et jugent les cas particuliers dans le cadre d’un ordre normatif émergent qui tend à produire des règles anomiques négatrices du vivant.
Deux fiches techniques sont également publiées dans ce numéro. Une première proposée par Pascal Fugier, constituant le premier volet d’une trilogie consacrée aux trois dimensions sociales de l’identité personnelle : réelle, symbolique et imaginaire. Dans une seconde, Gilles Vieille Marchiset s’intéresse quant à lui aux enjeux de la Politique de la Ville.
Enfin, Mathieu Plésiat et Matthieu Gateau réalisent un état de leurs recherches en cours, respectivement sur les enjeux de la définition et la mise en scène en République Tchèque de l’identité tzigane et sur les acteurs associatifs et militants du commerce équitable dijonnais.
Le Comité de rédaction
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Preface,345 (Consulté le 9 décembre 2024).