Cet ouvrage de Perry Anderson [1], dont la traduction française est parue à la fin des années 1970, reste l’une des meilleures approches de l’Europe moderne dans ses aspects les plus proprement politiques [2]. Il fait suite à un autre ouvrage de l’auteur consacré à la transition entre l’Antiquité et le féodalisme [3], les deux constituant une remarquable synthèse sur la dynamique historique européenne qui en souligne la singularité. L’ouvrage est trop riche pour qu’on puisse en rendre compte exhaustivement et surtout en discuter toutes les thèses ; il me faudra notamment ignorer totalement l’axe majeur de l’ouvrage, opposant les deux parties du continent européen. Je me centrerai ici sur l’une d’entre elles seulement, celle soutenue par Anderson concernant le caractère de classes de ces Etats, autrement dit la composition de leur base sociale.
Selon Anderson, les Etats absolutistes qui commencent à s’édifier en Espagne, en France et en Angleterre à l’issue de la crise finale du féodalisme des XIVe et XVe siècles et qui vont s’épanouir dans bon nombre de formations sociales européennes dans les deux siècles suivants, expriment institutionnellement la dualité de la situation de l’aristocratie foncière en tant que classe qui reste dominante mais qui est déjà entrée en déclin. Ce qui explique aussi l’ambivalence des rapports de cette dernière à leur égard.
En un sens, en effet, ces Etats fonctionnement comme des appareils permettant à l’aristocratie de poursuivre l’exercice de sa domination de classe dans les conditions nouvelles créées par la dynamique médiévale de transformation des rapports féodaux et que le parachèvement des rapports capitalistes de production va non seulement poursuivre mais encore élargir et radicaliser. Dans l’ancien ordre féodal, cet exercice était assuré à l’aristocratie conjointement par l’organisation de la seigneurie et par la pyramide féodale des allégeances vassaliques et des assistances suzeraines. La dissolution de la première et la décomposition de la seconde a rendu nécessaire l’érection d’un appareil centralisé (un Etat) se substituant à l’une comme à l’autre en tant que garantie institutionnelle de la domination de classe de l’aristocratie foncière. D’une part, c’est désormais l’appareil d’Etat monarchique et non plus ni la dépendance personnelle inhérente au servage ni la défunte hiérarchie féodale qui assure, pour l’ensemble de la classe, la coercition (juridique, administrative, policière et militaire) nécessaire à la poursuite de l’exploitation de masses paysannes qui ne sont plus asservies, de même que la répression de leurs éventuels mouvements de révolte. D’autre part, c’est aussi cet appareil qui garantit à chaque membre de la classe la reconnaissance et la pérennité de sa propriété éminente, ainsi que de ses prérogatives et de ses privilèges issus de la féodalité, non seulement contre les revendications ou luttes des membres des autres classes, mais contre les éventuels empiètements de ses propres pairs. Enfin, c’est toujours cet appareil qui, par l’intermédiaire de son budget (de ses recettes fiscales et de ses dépenses) va assurer la centralisation et la redistribution au profit de l’ensemble de l’aristocratie d’une partie grandissante de la rente foncière, en complément ou en remplacement même de celle que les aristocrates peuvent ou au contraire ne peuvent plus s’assurer localement par leur propriété foncière.
Cela explique pourquoi la naissance puis le développement des Etats absolutistes se sont accompagnés d’intenses luttes entre clans ou factions aristocratiques, prenant quelquefois l’allure de véritables guerres civiles, ayant précisément eu pour enjeu le contrôle de ces Etats en tant qu’appareils assurant les conditions de la perpétuation de leur domination de classe dans son ensemble mais permettant aussi à certains de ses éléments de s’assurer des positions privilégiées par rapport à d’autres. Ce fut le cas en France, avec la lutte entre Armagnacs et Bourguignon, dans les trois premières décennies du XVe siècle, mêlant la guerre civile à la guerre étrangère (la guerre de Cent Ans), puis à nouveau pendant les guerres de religion de la seconde moitié du XVIe siècle (1562-1598) mettant aux prises les Guise, les Montmorency et les Bourbon ; mais aussi en Angleterre, avec la guerre des Deux Roses opposant York et Lancaster à la suite de la défaite anglaise ; enfin en Espagne avec la seconde guerre civile de Castille dans les années 1460-1480.
Mais inversement, dès lors qu’il se développe, qu’il étend son pouvoir et accroît ses capacités d’action, ce même appareil d’Etat tend à déposséder les aristocrates de l’exercice immédiat du pouvoir politique. D’une part, les fragments de souveraineté primitivement attachés à l’exercice local de la seigneurie banale et disséminés le long de la chaîne des dépendances vassaliques que constituait la hiérarchie féodale tendent désormais à se concentrer dans la personne du monarque ainsi que, subsidiairement, dans les conseillers (ministres) dont ils s’entourent et les corps de fonctionnaires de plus en plus étoffés sur lesquels les uns et les autres s’appuient pour exercer leur pouvoir – l’ensemble représentant précisément les différents visages de l’Etat absolutiste. Constituant l’appareil d’exercice collectif et impersonnel du pouvoir de la classe aristocratique dans son ensemble, bien que personnalisé dans et par la figure du monarque, l’Etat absolutiste implique que la part de ce pouvoir qui reste directement exercé par les membres de cette classe se trouve réduite à quelques aspects symboliques. C’est donc lui qui fixe et réglemente désormais l’exercice par les aristocrates de ce qui subsiste, localement, sur leurs domaines, de leurs prérogatives et privilèges féodaux, matériels ou symboliques et qui, le cas échéant, sanctionne et réprime leurs débordements et abus. Et il dispose de plus en plus de moyens (administratifs, juridiques, militaires) à cette fin, qui lui permettent de mettre au pas l’aristocratie dans son ensemble : d’exiger d’elle qu’elle obéisse au souverain et même, le cas échéant, de briser les tentatives de révolte ou de sédition dans ses rangs.
D’autre part, avec la bureaucratie de l’Etat, avec la constitution et le renforcement d’un appareillage d’Etat constitué de corps de professionnels de l’action politique et administrative, ce qui était jusqu’alors, conformément à la logique féodale, à la fois un devoir mais aussi un privilège de l’aristocratie et surtout de ses couches supérieures, servir le roi, lui apporter aide et assistance, devient l’affaire de fonctionnaires (bien que le mot n’apparaisse que plus tard) qui doivent leur position dans l’appareil d’Etat non plus à leur naissance mais à leur fortune (ils ont acheté leur charge) ou à leur capacité (leur savoir, leur compétence) – je vais y revenir. Autrement dit, le développement de l’Etat, d’abord sous sa forme absolutiste et a fortiori ensuite sous ses formes constitutionnelle ou républicaine post-révolutionnaire (j’évoque ici les révolutions bourgeoises), va tendre à déposséder l’aristocratie du monopole et du privilège que lui réservaient les rapports féodaux d’exercer le pouvoir politique dans la diversité de ses attributs. A noter cependant que les grands commis de l’Etat (les hauts fonctionnaires) et notamment les ministres opérant dans l’entourage immédiat des monarques continueront pour la plupart à sortir des rangs de l’aristocratie.
Enfin, avec le développement de la vénalité des offices (des charges publiques), les grandes familles aristocratiques se voient privées de la possibilité non seulement d’accéder elles-mêmes à un certain nombre de positions dans l’appareil d’Etat mais encore d’y passer leurs clients et affidés, membres de leur clan ou de leur coalition, gage de leur puissance dans les rivalités continuelles divisant la haute aristocratie. Au parasitisme du pouvoir monarchique féodal fondé sur les relations personnelles de protection et de dépendance, l’Etat absolutiste va tendre à substituer un autre type de parasitisme fondé sur la vénalité marchande voire la corruption – en quoi il annonce bien la période bourgeoise.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater que, bien qu’il garantisse fondamentalement la persistance de leur emprise sur la terre et par conséquent le prélèvement d’une partie du surproduit agricole (sous forme de rente) et même de quelques-uns des privilèges féodaux dérivés de la seigneurie foncière, le développement de cet Etat absolutiste et sa montée en puissance vont partout s’accompagner d’oppositions de la part des grandes familles aristocratiques, allant quelquefois jusqu’à la révolte – le prototype en étant la Fronde – révoltes qui seront cependant toutes vaincues.
Cependant, toujours selon Anderson, le déclin de l’aristocratie ne se mesure pas seulement ni même principalement au fait qu’elle n’ait pas été en mesure de s’opposer à la montée en puissance de l’Etat absolutiste – au demeurant garant de la perpétuation de sa propre domination – et que cet Etat absolutiste ait pu briser les résistances que certaines familles, clans ou fractions aristocratiques ont tenté de lui opposer. Elle se manifeste encore et peut-être surtout dans le fait qu’une bonne partie de l’aristocratie non seulement ne s’est pas opposée à la montée en puissance de l’Etat absolutiste mais encore qu’elle l’a soutenue, parce qu’elle y trouvait son intérêt. Autrement dit, ce déclin se manifeste encore dans la dépendance dans laquelle une grande partie d’entre elle va tomber à l’égard de l’appareil d’Etat absolutiste. En effet, devenus incapables de tenir leur rang par les simples ressources de leur propriété foncière, ayant même le cas échéant dû aliéner l’essentiel de celle-ci, réduits à n’exercer localement plus que des bribes de pouvoir politique, bon nombre de descendants de seigneurs féodaux ne devront leur salut (leur maintien dans leur classe) qu’au fait d’entrer eux aussi au service de l’Etat absolutiste pour pouvoir survivre à ses crochets, en se convertissant, selon le cas ou tout à la fois, en courtisan, en officier militaire ou en ‘fonctionnaire’ civil.
[1] Perry Anderson, Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Il est l’auteur de très nombreux ouvrages couvrant de nombreux domaines. Nous citerons quelques-uns de ses livres traduits en français : Les passages de l’antiquité au féodalisme, Maspero, 1977 ; L’Etat absolutiste, ses origines et ses voies, Maspero, 1978 ; Sur le marxisme occidental, Maspero, 1977 ; Sur Gramsci, Paris, 1978. Bon connaisseur de la vie intellectuelle française actuelle, il a eu l’occasion dernière d’en livrer une critique acerbe dans La pensée tiède, Le Seuil, 2005.
[2] L’Etat absolutiste. Ses origines et ses voies, 2 tomes, Maspero, 1978.
[3] Les passages de l’Antiquité au féodalisme, Maspero, 1977.
Bihr Alain, « Perry Anderson, L’Etat absolutiste. Ses origines et ses voies », dans revue ¿ Interrogations ?, N°3. L’oubli, décembre 2006 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Perry-Anderson-L-Etat-absolutiste (Consulté le 13 décembre 2024).