Entretien avec Marie-Pierre Bonniol, réalisé par Clémentine Hougue et Orlane Messey
Marie-Pierre Bonniol est artiste, curatrice et chargée de recherche indépendante. Elle est titulaire d’un Master en arts plastiques, et d’un Master en esthétique et sciences de l’art (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Marquée adolescente par la production de fanzines [1], au cours d’une période d’importante circulation de ces magazines auto-édités (1993-1999), elle est co-fondatrice de la revue de recherche Volume !, publiée par les Éditions Mélanie Séteun depuis 2002. Ses recherches actuelles portent sur les dynamiques affectives de la création, et les matrices et machineries de transformation et de transmission. Dans ce cadre, elle s’intéresse à la notion d’amatorat développée par le philosophe Bernard Stiegler dans son potentiel de définition de l’énergie à l’œuvre dans le DIY.
La pensée de Bernard Stiegler m’est parvenue par l’inlassable travail de partage de Pierre Hemptinne, qui est auteur et ancien directeur de la médiation culturelle chez PointCulture (anciennement La Médiathèque de la communauté française) de Belgique. Je suis l’activité de Pierre Hemptinne avec passion depuis les années 1990, une décennie où il s’appliquait dans le cadre de son emploi à sortir des fanzines (Disco-Graphisme, publiés entre 1994 et 1997/1998) autour des collections de La Médiathèque, à les mettre en archipels, à créer de la connaissance, écrire des textes et mobiliser d’autres interventions, des participations en rédaction. Ce travail, constitué d’une dimension critique forte et articulée avec une mission de service public, qui sera plus tard influencé par la pensée de Bernard Stiegler et sa mise en pratique, m’a beaucoup marquée quand j’étais adolescente.
Autour de 2010, et après avoir été active pendant de nombreuses années dans le DIY et le champ auto-organisé essentiellement en musique (fanzines, publications, tournées, etc.), je souhaitais arriver à définir l’énergie à l’œuvre dans les passages à l’acte qui font agir et faire sur la base de l’enthousiasme plutôt que sur celle de la rémunération. Je nommais pour moi-même cette thématique « le rock et l’amour », et c’est dans cette recherche que la notion d’« amatorat » développée autour de 2010 et 2011 par Bernard Stiegler m’a trouvée. Je l’ai considérée très pertinente, et c’est seulement quelques années après que j’ai pu travailler avec un peu plus de précision à son sujet, à la suite d’une invitation de la graphiste, organisatrice et éditrice Félicité Landrivon de réaliser une contribution pour son fanzine Ventoline (Bonniol, 2021), suivie par une invitation de Marie-Luce Schaller, alors libraire et distributrice de livres DIY très investie, à présenter la notion en anglais lors d’une soirée à Berlin, où je vis. Les retours que j’ai eus sur mes propositions pour ces deux invitations m’ont signifié que la notion avait un fort potentiel de définition pour les acteurs et actrices du DIY, et m’ont poussée à porter ma recherche plus loin en assemblant une synthèse de la pensée de Stiegler sur l’amatorat. Je la porte depuis dans des communications à la fois dans les champs associatif et universitaire, en France comme à l’étranger, particulièrement dans le champ du fanzinat.
La pensée de Bernard Stiegler s’est développée lors de son séjour de cinq ans en prison (1978-1983), pendant lequel il a étudié la philosophie par correspondance, avant de soutenir dans les années 1990 une thèse de doctorat en philosophie (Stiegler, 1993) sous la direction de Jacques Derrida. Son projet s’articule notamment autour des notions d’individuation, de co-individuation et du développement d’un « nous », d’un groupe social conscient de lui-même, notamment à partir de la pensée de Gilbert Simondon.
L’intérêt de Stiegler pour la figure de l’amateur a pour source l’apparition du numérique qu’il situe en 1993, et le travail qu’il a pu réaliser en 1987 pour l’exposition Mémoires du futur, bibliothèques et technologies au Centre Georges Pompidou. Dans le cadre de cette exposition, il indiquait : « Au 21e siècle, tout sera en réseau. Les gens accéderont à des tas de fonctions et ils pourront manipuler des images, faire des journaux, etc. Ça apparaissait totalement utopique » (Stiegler, 2016).
En 2006, Bernard Stiegler sera le premier directeur, avec Vincent Puig, de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) créé au sein du Centre Pompidou pour anticiper les mutations des pratiques culturelles permises par les technologies numériques. Deux ans plus tard, un séminaire de recherche sur « les Figures de l’amateur » dirigé par la philosophe et historienne de l’art Jacqueline Lichtenstein sera mis en place.
Au-delà de son engagement pratique, la réflexion de Bernard Stiegler autour des amateurs s’est fixée sur le projet d’un livre, Le Temps des amateurs, non publié à ce jour, rendant publiques certaines réflexions sur ce sujet, notamment au travers d’articles parus dans la presse, d’entretiens et de conférences données en diverses occasions. Cristina Bogdan et Pierre Vialle indiquent par ailleurs dans leur livre électronique Documenter un amatorat que les ouvrages Pour une nouvelle critique de l’économie politique et Mécréance et discrédit Tome 1 (en particulier le chapitre « L’Otium du peuple ») permettent de cerner les enjeux politiques que Bernard Stiegler relie à la question de l’amatorat (Bogdan, Vialle, 2010 : 5).
Alors que Bernard Stiegler décède en 2020, et que ce projet de livre n’a pas pu être édité, trois publications principales autour de son projet ont retenu mon attention : « Le temps de l’amatorat », un entretien avec Éric Foucault [2] ; un entretien sur le site April, promouvoir et défendre le logiciel libre [3], ainsi que l’entrée « Amateur » du site d’Ars Industrialis, association créée à l’initiative de Bernard Stiegler en 2005 [4].
Dans ces trois publications, deux angles principaux se dégagent pour l’amatorat et ses enjeux politiques : un rapport à l’amour et un rapport au travail pour lequel Bernard Stiegler forme une proposition économique autour de l’idée d’une économie de la contribution et d’une extension du concept d’intermittence aux amateurs.
Je dirais que son impact se forme en moi davantage en tant que praticienne au sens large, c’est-à-dire aussi comme médiatrice, multiplicatrice, convoyeuse, qu’en tant que plasticienne, c’est-à-dire seulement productrice de formes. Bernard Stiegler a toujours été dans un engagement philosophique très pratique, avec la fondation d’associations, de collectifs, la direction d’établissements, la mise en œuvre et la réalisation de projets… Je me reconnais dans le mouvement processuel qu’il relie à l’individuation, dans son caractère désirant. Pour Léa Bismuth (2024 : 41), chez Stiegler, « tout désir prend le visage d’un devenir singulier en acte ». La philosophie pratique de Stiegler invite à se poser comme agent, dans l’anticipation du partage possible des puissances en action, et à se positionner dans une boucle poïétique à la fois comme récepteur et émetteur, dans une circulation d’énergie centrifuge avec ceux que l’on imagine comme des pairs. Il valorise la prise d’acte, et le dépassement de l’individuation comme co-individuation. Par son travail philosophique, tout un pan de l’énergie que je trouve dans les scènes DIY se trouve enfin nommé. En tant que praticienne, c’est une notion que je voulais porter dans ce qu’elle a de fondamental à proposer, c’est-à-dire un lieu et un cadre de pensée qui légitiment des pratiques basées sur un investissement d’ordre amoureux vers des objets et l’agentivité, ainsi que dans son potentiel de développement des puissances, des connaissances et des engagements dans la société. La résonance de cette notion avec mon jeu de valeurs m’invite à mon tour à participer à sa transmission et à la développer en travaillant à son partage.
Il y a deux aspects dans la pensée de Bernard Stiegler que l’on peut relier au DIY. D’abord, le développement en propre de techniques de soi, développées par Stiegler dans l’isolement carcéral et en contact, par les livres, avec plusieurs pensées et penseurs. Bernard Stiegler avait en effet développé une méthode de lecture active que l’on peut rapprocher de l’usage des rapiaria [5] au Moyen Âge, liant lecture et opérativité de la pensée dans une fréquentation des objets sans cesse renouvelée. On peut trouver là une sorte de premier stade du DIY, encore non partagé, qui consiste en l’élaboration en propre de techniques qui participent à la modélisation de ce que l’on fait par ce que l’on décide de mobiliser pour le faire.
Mais ce qui me frappe le plus, c’est la qualité de définition qu’offre l’amatorat à l’engagement dans un travail qui n’est pas mené pour subsister, mais pour exister, dans un mouvement vers les autres. Les scènes DIY que je peux connaître en musique, en arts plastiques, en informatique, sont tissées d’actes, de décisions et de travaux d’amateurs et d’amatrices qui ont décidé de porter leur amour, leur goût pour certains objets vers une implication et un engagement. Qu’il s’agisse d’écriture, d’organisation de temps partagés, de présentations actives de collections, de partage de connaissances, l’amatorat, comme le DIY, est un élément qui précède l’institution, notamment associative. L’amatorat, envisagé par Bernard Stiegler, est au plus proche du désir comme sortie de soi, comme un rapport amoureux vers des livres, des langues, des œuvres, des objets. Mais il est également envisagé par Stiegler non seulement dans sa dimension de goût mais aussi d’étude, posant ainsi une dimension de philia qu’il considère également comme une extension vers le champ public et politique, vers le « nous », qui forme le également le DIY en tant que fait individuel, singulier, autant que collectif.
Pour Pascal Quignard, selon Midori Ogawa (2013 : 13-25) et son analyse du livre Vie secrète (1998) de ce dernier, l’amour « incite les amants à créer leur propre lieu, leur propre communication et par là à dépasser la condition qui leur est imposée ». Si l’on entend le DIY comme système partagé de valeurs à partir de pratiques amatorales, nous pouvons dire que les amateurs créent leur propre lieu, leur propre communication et dépassent la condition qui leur est imposée. Il s’agit là d’un espace commun, d’une communication, et d’une écriture de soi comme individu et comme groupe dans lequel la transindividuation [6] s’opère. Cette dimension d’élargissement, de circulation, de partage, de présentation et de contribution est centrale à l’amatorat pour Stiegler, comme projet au service de tous.
On peut se rendre compte, dans les apports de Bernard Stiegler, combien la notion d’amateur, dans son mode d’action, est loin des définitions qui lui sont habituellement données, en antinomie ou en réduction vis-à-vis des activités professionnelles. L’amateur est usuellement défini comme un individu exerçant une activité comparable à une activité professionnelle avec une moindre régularité ou une moindre qualification, lorsqu’il n’est simplement pas ignorant (« Qui dit amateur dit ignorant », Stendhal, 1980 [1822] : 218).
Ce travail de réhabilitation de la figure de l’amateur avait déjà été engagé par Roland Barthes pour qui « l’amateur n’est pas forcément défini par un savoir moindre, une technique imparfaite » (Barthes, 1992 [1982] : 209), mais gardé dans des pratiques discrètes. « Le produit de sa praxis, analysent Cristina Bogdan et Pierre Vialle (2010 : 3), n’est destiné par l’amateur en personne, pas tant au monde – comme chez le professionnel – qu’à lui-même. L’amateur n’est plus le mauvais, mais le discret ».
Pour Bernard Stiegler, si l’amatorat se définit par son engagement désirant et sa participation à un circuit de contributivité, il définit d’abord l’amateur par son rapport au temps, dans la fréquentation inlassable des œuvres.
Le projet de Bernard Stiegler était d’assembler divers textes accumulés depuis plusieurs années dans un livre, Le Temps des amateurs, avec l’appui de personnalités telles que Catherine Perret et Alain Giffard, membres de l’association Ars Industrialis. Le temps de l’amateur, pour Bernard Stiegler, est un temps de l’amour, l’amateur étant prêt à donner beaucoup de temps à ce qui le passionne. Il évoque l’amateur comme cultivant un rapport au temps qui fonde un rapport aux œuvres, une fréquentation inlassable dont le mystère s’épaissit dans cette fréquentation. Il pose pour cela un parallèle avec l’idéalisation en amour. « Un objet aimé – œuvre, personne – s’idéalise. L’idéalisation est coextensive à l’amour – c’est-à-dire à la forme plénière du désir. En cela, l’objet de l’amateur et de l’aimant s’infinitise » (Stiegler, 2011b), renaissant à chaque expérience du regard qui se pose sur lui. Cette fréquentation inlassable, s’infinitisant et s’élargissant par sa répétition, est également traitée par la philosophe Joëlle Zask (2024) dans son passionnant essai Admirer qui a récemment été publié. Revenir au Littré dans la distinction qu’il présente entre être amateur et aimer, pose également l’amatorat comme « une préférence particulière devenue, en quelque sorte, une étude » (Littré, 1956 [1873-1877] : Vol. I, 357), impliquant le temps comme durée, dans la « passion d’apprendre et de savoir » (Gaffiot, 1934 : 116). Pour Robert Hughes ( 2014 : 56 [7]), traducteur de Bernard Stiegler vers l’anglais, il s’agit pour ce philosophe « d’entretenir un véritable rapport au désir et à ses objets, un désir qui poursuit ses objets, qui soutient en quelque sorte l’avenir comme un avenir d’indétermination et de simple possibilité […] et qui, de ce fait, dynamise et investit le sujet désirant dans une attente pleine d’espoir et une action participative pour l’avenir ».
Bernard Stiegler (2009 : 5) mentionne par ailleurs en 2009, à l’occasion de la création de l’Association Institut de Recherche et d’Innovation, la qualité essentiellement participative de l’amateur, le décrivant dans sa fréquentation « des œuvres auxquelles il voue parfois une passion, pour lesquelles il consacre du temps, et par la médiation desquelles il peut entrer dans des relations sociales diverses comme acteur et producteur de sociabilité ». Bernard Stiegler (2011b) considérait également le temps des amateurs dans le sens « où l’amateur dépasse son époque et est emporté par ce qui d’une œuvre le dépasse ». Le ’temps de l’amateur’ peut, enfin, également être ce qui résiste à la dissociation du temps de vie en ’temps de travail’ (ou de production) et ’temps de loisir’ (ou de consommation) selon Ars Industrialis. Le site d’Ars Industrialis cite en exemple le temps de travail hors emploi (salarié) manifesté par les hackers ou par les intermittents du spectacle.
Pour Bernard Stiegler et Ars Industrialis, « chacun sait qu’aimer n’est pas quelque chose qui est de l’ordre de la possession ou de la consommation, mais de l’ordre de l’implication, de l’investissement et de la circulation d’une énergie libidinale. Aimer relève en ce sens d’une contribution comme co-individuation ». Dans le vocabulaire d’Ars Industrialis, la figure de l’amateur s’oppose à la figure du consommateur car l’amateur « goûte le donné qu’il perçoit et par là le constitue, il participe à ce qu’il désire et par là s’individue. Aimer, c’est contribuer à l’être et/ou au devenir de ce que l’on aime » (ibid.). La pensée de Bernard Stiegler a toujours dans son viseur la dimension économique dans ses dynamiques libidinales (Lyotard, 1974) comme dans son positionnement dans le champ de la contribution. Il n’envisage l’individuation que dans son potentiel de co- et transindividuation.
Dans son entretien mené avec le commissaire d’exposition et acteur culturel Éric Foucault, Stiegler (2011b) éclairera ce point de cette façon : « La passion veut argumenter et partager, ouvrir à ce que j’appelle un circuit de transindividuation. [L’essayiste] Youssef Ishagpour raconte que [le réalisateur] Kiarostami a commencé à faire des photographies parce qu’il ne pouvait supporter à lui tout seul la beauté des montagnes iraniennes. Cette projection au-delà de soi affecte aussi l’amateur qui discerne, partage ce qu’il discerne, critique et juge en cela. » L’engagement pratique de Stiegler par la mise en place de structures, de séminaires, de groupes de travail marque également sa philosophie comme technique du « nous ».
Dans l’entretien mené par Éric Foucault et publié dans Alliage ainsi que dans le magazine du Jeu de Paume, Bernard Stiegler (2011b) développe sa pensée sur la base amatorale d’une économie de la contribution : « Dans le champ culturel, énonce-t-il, les jeunes qui échangent en peer-to-peer sont déjà des amateurs. Le ministère de la Culture les appelle des pirates. Or ils ont envie d’écouter de la musique, de l’échanger, de la partager et de la juger. Juger, c’est énoncer, apprécier, négativement ou positivement, qualitativement, et non seulement quantitativement ». Pour Ars Industrialis, l’économie de la contribution est envisagée comme une « organisation équilibrée entre contributeurs, au contraire d’une relation producteur/consommateur » (Tron, s. d.), dans une « économie des existences, productrice de savoir-vivre [8] » (Ars Industrialis, s. d.). C’est au cœur du projet de la structure.
Bernard Stiegler ne déliait pas sa réflexion autour de l’amatorat d’une proposition économique et s’investissait dans la proposition d’une modélisation d’un système d’intermittence pour les producteurs de connaissances. Cette proposition d’intermittence était celle d’un modèle que Stiegler (2014) appelle la « contributivité » : « Je vous garantis un droit de faire ce que vous voulez, en utilisant Wikipédia, en allant à l’INA, ou en allant à l’école ou en regardant des MOOC, ou ne je ne sais pas quoi, à condition de valoriser votre développement, votre capacitation comme dirait [l’économiste] Amartya Sen, à un moment donné, dans un projet collectif. Ça peut être une association, ça peut être un service public, ça peut être créer une entreprise, faire du business. Voilà. Mais vous valorisez une partie de votre spectacle, comme les intermittents du spectacle. Et vous valorisez votre chose et vous la monétisez. Et cette monétisation, qui n’est pas forcément faire du business, ça veut dire simplement rentrer dans un circuit d’échanges, vous rend des droits pour redevenir contributeur, pour redevenir un intermittent qui va vous permettre de développer, par intermittence donc, votre capacité ».
C’est un sujet qui était encore récemment d’actualité, avec un projet de loi porté en 2022 et début 2024 sur la continuité des revenus pour les artistes-auteurs temporairement privés de ressources, porté par le député communiste Pierre Dharéville (Bouches-du-Rhône). Le Secours catholique, de façon parallèle, appelait en septembre 2023, dans un rapport écrit avec l’association AequitaZ, à mieux reconnaître le rôle social des inactifs comme les bénévoles et les aidants, en demandant un élargissement de la protection sociale des personnes dites « inactives », qui contribuent à la société autrement que par l’emploi (Ducasse, Whitaker, Merckaert, Verger, 2023 ; Ané, 2023).
Bernard Stiegler œuvrait à partir des institutions tout en y proposant des nouveaux modèles. Je pense notamment à la création de l’IRI, à la formation d’Ars Industrialis… Je crois en son œuvre philosophique et pratique dans son potentiel de pollinisation, qui est une notion développée dans ses aspects économiques par Yann Moulier-Boutang, enseignant comme Bernard Stiegler, à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC) et avec qui il a collaboré. La pensée de Stiegler reste récente et c’est notre rôle, à notre tour, de nous en emparer à partir de nos différents rôles, postures et positions pour la développer, la polliniser et la faire advenir comme projet possible de société.
Bernard Stiegler procédait par modèle-types, dans une démarche idéaliste qui, tout en présentant de nombreuses innovations et synthèses conceptuelles, pouvait buter sur des mises en place pragmatiques dans des échelles sociétales plus larges. Malgré tout, nous pouvons nous rendre compte avec les travaux portés par Pierre Dharéville (2022), ou le Secours catholique évoqués plus haut, comment sa pensée pollinise, attaquant en 2024 de nouveaux stades de développement sur un plan sociétal plus général.
Pour ma part, c’est un sujet que j’ai immédiatement considéré également dans sa face sombre, dans son potentiel de réappropriation par le néolibéralisme, dans l’approche que l’économiste et philosophe Frédéric Lordon livre en 2010 sur la captation du conatus spinoziste par le capitalisme dans son livre Capitalisme, désir et servitude (Lordon, 2010). Dans cet ouvrage, Frédéric Lordon envisage le rapport salarial comme un rapport d’enrôlement du conatus du travailleur, c’est-à-dire son désir devenu volonté et source de joie, augmentant sa puissance d’être, au service de celui du dirigeant. Ce sont des dynamiques qui ne sont pas exclusivement réservées au domaine salarial et que l’on peut parfois observer dans des dynamiques associatives, de collectifs informels, dans une dynamique de dépendance verticale du sommet vers la base où les conatus tendent à s’aligner. Pour Frédéric Lordon, cette captation de la puissance d’agir et cette coïncidence totale des désirs du salarié sur ceux de l’entreprise doivent être considérées comme une tentative totalitaire. Il préconise de trouver une organisation institutionnelle qui permette le maximum de réalisation de la puissance d’agir, c’est-à-dire l’absence de captation des désirs des uns par ceux des autres, et la prééminence de la raison (Harribey, 2011).
C’est un sujet sur lequel je travaille actuellement, avec la production de livres d’images numériques (Bonniol, 2023) que j’ai récemment mis en lien avec ma production passée de fanzines, à l’occasion du symposium Selfind and Shelving : Zines, Zine Media, and Zintivism présenté au mois de mai 2024 à l’Université Johannes Gutenberg de Mainz. Dans mon intervention, « Finding Peers : From Fanzines to Livres d’images », j’ai présenté les dynamiques d’entraînement et d’adresses communes à ces deux types de supports (livres numériques et fanzines papier). Il y a en effet dans ces livres comme dans mes fanzines une dimension d’adresse, proche de la notion de secret comme circulation de signes dans la séduction selon Jean Baudrillard (1982 : 108). Je pense notamment à cette phrase : « Séduction sous le discours, invisible, de signes en signe, circulation secrète ».
Dans mes productions, je m’adresse intérieurement à un ou plusieurs destinataires dans une dynamique de vitalisation de mon procédé de réalisation et dans une dimension d’expression et de circulation de sensibilité et d’affects, dans une dimension résonnante (Rosa, 2019). Ce mouvement de cristallisation dans la création en vue de son partage est quelque chose qu’évoque le designer de livres allemand Friedrich Forssman dans une interview en 2016. Lorsqu’il est interrogé sur la qualité d’un livre, il indique que « dans la conception de livres, les résultats gratifiants viennent principalement de l’amour. Lorsqu’un livre est fait avec enthousiasme pour la cause – et un minimum de connaissances – cette joie de faire inclut également le moment de partage : le concepteur du livre partage sa joie avec le lecteur visé qu’il imagine être comme lui » (Hohnsträter, 2016).
Par les livres d’images que je réalise actuellement se remodèlent mes rapports interpersonnels, par les objets et sujets mis en scène et séquences dans les photographies et leurs agencements, mais aussi par la restructuration de mes liens par l’expression de paysages affectifs, sensibles et intérieurs, liés à la perception des éléments qui m’entourent et par leur éditorialisation en vue de leur partage.
La poète française Mélanie Leblanc exprimait sur les réseaux sociaux en 2023 ce statut : « Écrire est mon grand semeur et accélérateur d’amitié ! Lireécrire me relie. » En ce sens, mes productions de livres d’images se déploient dans le même champ opérationnel que certains fanzines dans leur dynamique de trouver des pairs, d’accélérer des amitiés, de partager des points concomitants sensibles et comme extériorisation de mon être, pour reprendre l’idée d’André Gorz (1988). Cela rejoint la définition de l’amour, entendu comme « passion expansive » (Biran, 1931 [1817-1824] : 246), portant l’humain hors de lui-même, lui créant un but, des objets supérieurs à sa vie propre, le faisant comme exister dans autrui, ou pour autrui. Cette dimension d’amour est centrale dans ma pratique, dans ses multiples plateaux, depuis l’élan qui me fait passer à l’acte jusqu’à la modélisation de dispositifs pouvant permettre aux puissances des autres de se développer. Je pense notamment au projet Hôtel des Autrices que j’ai imaginé, et que j’ai développé avec le Réseau des Autrices à partir du printemps 2020. Ce projet a reçu en 2021 le prix franco-allemand Joseph Rovan, et a été nominé au prix européen Blauer Bär du Sénat de Berlin la même année [9].
C’est pour cette raison, pour et par cette croyance dans l’amour, que j’aime autant l’amatorat, et que j’ai décidé de le porter !
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[1] Le dictionnaire Larousse définit le fanzine comme une publication de faible diffusion élaborée par des passionnés, notamment de bande dessinées, de cinéma, etc. [En ligne]. https://www.larousse.fr/dictionnair… (consulté le 11 novembre 2024).
[2] D’abord publié par la revue Laura (Tours) et par le magazine en ligne du Jeu de Paume (Paris) qui sera ensuite repris dans le numéro 69 de la revue Alliage au mois d’octobre 2011.
[3] Réalisé en 2014 et publié en 2016.
[4] Ars Industrialis se présente comme une « Association internationale pour une politique industrielle de l’esprit », « un lieu de réflexion individuelle comme collective » et une « association politique qui intervient dans le débat public et s’efforce […] de mettre en œuvre ses propositions par des expérimentations et des actions » (Ars Industrialis, s. d.).
[5] Les rapiaria sont un type d’ouvrage qui prennent la forme de recueils composites et personnels de lectures, de notes de lectures et de sentences dont l’usage a été particulièrement développé au sein du mouvement de la Dévotion moderne ,un courant de spiritualité chrétienne initié et diffusé entre le XIVe et le XVe siècle.
[6] Ars Industrialis définit la transindividuation à partir de la pensée de Gilbert Simondon comme un devenir social qui s’individue en « unité collective » parallèlement à la « personnalisation » singulière de chaque sujet psychique. Le terme « transindividuation » désigne cette dynamique psycho-socio-technique par laquelle le transindividuel n’est jamais un résultat donné, mais toujours en même temps une tâche : celle du désir à l’œuvre (Ars Industrialis, s. d.).
[7] « How much easier it is to fritter away libidinal resources, it pursues these trivial satisfactions, to “kill time” […] How much more difficult it is to bear a true relation to desire and its objects, a desire that pursues its objects, that somehow sustains the future as a future of indetermination and mere possibility, and not as the becoming of an actual or specious necessity, and that thereby energizes and invests the desiring subject in hopeful expectation and participative action for the future », traduit par M.-P. Bonniol.
[8] L’association Ars Industrialis caractérise l’économie de la contribution par trois traits dans son vocabulaire : 1) les acteurs économiques n’y sont plus séparés en producteurs d’un côté et consommateurs de l’autre 2) la valeur produite par les contributeurs n’y est pas intégralement monétarisable – elle constitue une externalité positive 3) c’est une économie des existences (productrice de savoir-vivre) autant qu’une économie des subsistances. (Ars Industrialis, s. d.).
Bonniol Marie-Pierre, « « L’énergie du DIY enfin nommée » – L’amatorat selon Bernard Stiegler », dans revue ¿ Interrogations ?, N°39 - Créer, résister et faire soi-même : le DIY et ses imaginaires [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/L-energie-du-DIY-enfin-nommee-L (Consulté le 19 janvier 2025).