On observe depuis plus de dix ans que l’usage des réseaux sociaux numériques (RSN) se développe au sein des bibliothèques pour répondre à leurs enjeux communicationnels et médiationnels. En effet, ces dispositifs sont investis pour multiplier et améliorer les échanges et les interactions avec les publics (Georges, 2010 ; Gaillard, 2018). Ces plateformes permettent en effet d’envisager de nombreuses possibilités et de nouvelles façons de valoriser les collections, de toucher de nouveaux publics, d’impliquer les lecteurs dans la documentarisation ou la collecte de documents numériques (Georges, 2010). Mieux, les bibliothèques souhaitent instaurer à l’aide de ces dispositifs « une meilleure relation entre institutions et usagers » (Chevry Pébayle, Rondot, 2018 : 81).
Parce qu’ils sont dominés par, entre autres, des symboliques, des représentations et des imaginaires masculins, les technologies de l’information et de la communication (TIC), le numérique et l’informatique ont très tôt vu une majorité de femmes s’en écarter (et en être écartées) (Collet, 2019). Le manque d’affinités qui en a découlé, ainsi que d’autres obstacles (études, activités professionnelles, accès, etc.), ont ainsi constitué un frein et des différences dans l’usage, l’appropriation, la maîtrise et la conception que les femmes faisaient ou avaient de ces outils au début de leur démocratisation [1]. Ces inégalités peuvent être considérées comme une ‘fracture numérique’, aussi bien sur le plan matériel qu’intellectuel et social (Collet, 2010). Toutefois, En France, comme dans la plupart des pays occidentaux, ces écarts entre genres [2] s’amenuisent fortement à mesure que l’accès aux TIC se démocratise (Vendramin, 2011). Cependant, certaines disparités demeurent, comme la distribution du genre des usagers selon les plateformes de RSN. Par exemple, en France, en 2021, Instagram comptait 47,8 % d’hommes pour 52,2 % de femmes tandis que Twitter comptait 66,5 % d’hommes pour 33,5 % de femmes (Soprism, 2021 ; We are social, Hootsuite, 2021).
Or, les bibliothèques sont, pour reprendre l’expression de Roselli (2011), un ‘monde de femmes’. Effectivement, leurs effectifs sont majoritairement composés de femmes (67,09 % des effectifs totaux de cette filière [Inspection générale des bibliothèques, 2013]). Il en est ainsi car « Le métier et le monde de la bibliothèque se sont construits sur le présupposé féminin de la disponibilité envers autrui et de la maternité » (Roselli, 2011 : 135). Cette présence essentiellement féminine ferait de la bibliothèque un lieu non-neutre dont l’ambiance, le cadre et l’atmosphère attirent davantage les publics féminins (Roselli, 2011). Un rapport du ministère de la Culture (2016) montre en effet une composition des publics de bibliothèques majoritairement féminine, et ce, quelle que soit le degré d’assiduité observé (par exemple, parmi les publics qui se rendent plusieurs fois par semaine en bibliothèque, 63 % sont des femmes).
Compte tenu de ces différents éléments, qu’en est-il des publics qui suivent les bibliothèques sur les RSN ? Comment les genres y sont-ils représentés ? Comme nous avons pu le voir, nous disposons de plusieurs éléments qui se croisent, s’opposent et qui peuvent par conséquent se révéler, par leur association, contre-intuitifs pour la formulation de nos hypothèses. En effet, nous voyons les bibliothèques – ‘monde de femmes’ (Roselli, 2011) – développer leurs canaux communicationnels et médiationnels vers les RSN ; en l’occurrence Twitter – notre terrain de recherche – qui est un monde que l’on peut considérer d’hommes au vu de la majorité de ses usagers (We are social, Hootsuite, 2021). En considérant ces multiples variables, nous envisageons trois premières hypothèses qui s’opposent :
Ici, nous nous focaliserons sur la présentation de la problématique, des hypothèses, du matériel et des méthodes mobilisés en vue d’y répondre, des premiers résultats obtenus et, enfin, des suites envisagées pour mener à bien notre recherche.
Terrains
Notre recherche s’intéresse aux différences que l’on peut observer entre les usagers des RSN dans leur engagement avec les profils de bibliothèques. Cette observation se fait plus particulièrement à travers le prisme du genre. Nous retenons comme terrain d’étude Twitter qui est fréquemment utilisé par les bibliothèques pour répondre à de multiples enjeux et besoins communicationnels et médiationnels (Gunton, Davis, 2012 ; Shulman et al., 2015).
Notre travail a nécessité la constitution préalable pour analyse d’une liste des followers et d’un corpus des tweets [5] des profils en question. Pour réunir ces éléments nous avons décidé de restreindre notre sélection aux profils de bibliothèques qui remplissent les critères suivants [6] :
Corpus de données
Cette sélection une fois faite, nous avons donc procédé le 22 décembre 2019 à l’extraction des données relatives au profil Twitter étudié, notamment en ce qui concerne ses followers et ses tweets (ainsi que l’engagement enregistré par ces derniers). Pour ce faire, nous avons eu recours à l’extension Twlets – via le navigateur Google Chrome – qui permet l’exportation de ces données sous la forme d’un tableur. Nous avons ainsi pu récolter les données de ses 257 followers et de ses 146 tweets et retweets [i] à la date précédemment arrêtée. De ces derniers, nous avons écarté les retweets (n = 37) d’autres profils car ceux-ci comptabilisent l’engagement des tweets d’origine et non uniquement celui de l’auditoire du profil étudié ; ceci aurait constitué un biais évident dans nos analyses et les conclusions qui en auraient découlé. Finalement, c’est un corpus de 109 tweets qui a été traité.
Définition du genre
La définition du genre des followers et des usagers qui ont interagi avec le profil étudié s’est faite manuellement car, contrairement aux extractions de données précédemment décrites, nous n’avons pu procéder à une automatisation de cette tâche puisque Twitter ne demande pas à ses usagers de mentionner leur genre. Pour procéder à cette définition nous nous sommes donc rendus sur l’ensemble des profils de ces usagers pour analyser l’intégralité de leurs publications (écrits, photographies, vidéogrammes, etc.) afin de déceler des indices qui pouvaient nous orienter sur leur genre [7]. Cette tâche nous a aussi permis de discriminer et d’écarter les profils d’institutions et autres organisations (n = 77). Enfin, il nous fut impossible de déterminer l’origine de certains profils – une faible minorité (n = 13) – qui furent par conséquent également écartés du traitement et de l’analyse des données.
Discrimination de l’engagement
L’extraction nous a aussi permis de récolter l’engagement accessible enregistré par les tweets du profil étudié ; à savoir, les mentions ‘j’aime’ (n = 146), les retweets (n = 62) et les commentaires (n = 6). La discrimination par genre de ces catégories d’engagement s’est également faite manuellement pour les raisons précédemment évoquées. Il nous a donc fallu recouper chaque engagement avec le profil qui en était à l’origine. Remarquons que certaines manifestations de l’engagement enregistrées par les publications du profil étudié n’apparaissent pas lorsqu’on en analyse le détail. Autrement dit, il arrivait parfois qu’une publication enregistre par exemple trois mentions ‘j’aime’ mais que seules deux d’entre elles soient apparentes – ceci est certainement dû au fait que les profils à l’origine de ces interactions aient été clos (elles ont donc été écartées).
Distributions des usagers de la bibliothèque étudiée
La bibliothèque étudiée compte 19 511 inscrits actifs en 2018, dont 7609 hommes (39 %) et 11 902 femmes (61 %) (évaluation des bibliothèques territoriales, 2018). Quant au profil Twitter étudié, celui-ci compte 256 followers, dont 56 hommes et 107 femmes – soit 34,4 % d’hommes et 65,6 % de femmes sur les 163 followers dont nous avons pu identifier le genre (voir le tableau récapitulatif 1). Nous remarquons d’ailleurs que ces deux distributions sont significativement similaires (khi-deux = 1.2764, df = 1, p-value = 0.2586). Notre hypothèse H1 qui envisage une surreprésentation féminine parmi les usagers étudiés est donc validée au vu des différences significatives de distribution (khi-deux = 15.957, df = 1, p-value = 6.48e-05). Les hypothèses H2 et H3 sont par conséquent invalidées. Il semblerait que les logiques d’une bibliothèque ‘monde de femmes’ soient possiblement transposées aux RSN.
Tableau 1. Inscrits actifs et followers de la bibliothèque étudiée
Engagement des followers du profil étudié
Les publications du profil étudié comptent 419 manifestations d’engagement identifiables. Parmi celles-ci 214 interactions peuvent être attribuées à des individus que l’on peut distinguer par leur genre. Elles se répartissent de la façon suivante (figure 1) : 146 mentions ‘j’aime’ dont 46 (31,5 %) laissées par des hommes et 100 (68,5 %) laissées par des femmes ; 62 retweets dont 23 (37,1 %) partagés par des hommes et 39 (62,9 %) partagés par des femmes ; 6 commentaires dont 5 (83,3 %) écrits par des hommes et 1 (16,7 %) écrit par une femme. On constate donc une surreprésentation du genre féminin dans les différentes interactions étudiées, en particulier pour les mentions ‘j’aime’ (n = 100) et les retweets (n = 39). La seule surreprésentation masculine observée concerne les commentaires (n = 5) mais il est difficile de déterminer si cette observation est pertinente au vu du faible nombre de commentaires enregistrés.
Figure 1. Engagement des followers (abonnés) du profil étudié selon leur genre
Il nous semble toutefois essentiel, avant d’émettre des conclusions trop hâtives, de relativiser ces chiffres en les mettant en parallèle avec la distribution des followers selon leur genre. Pour ce faire, il nous faut calculer le taux d’engagement par genre et par type d’engagement. Par exemple, le taux d’engagement global se calcule de la manière suivante :
Nous obtenons ainsi un taux d’engagement global qui s’élève à 131,3 %. Plus spécifiquement, nous obtenons un taux d’engagement de 89,6 % pour les mentions ‘j’aime’ (82,1 % pour les hommes et 93,5 % pour les femmes), un taux d’engagement de 38 % pour les retweets (41,1 % pour les hommes et 36,4 % pour les femmes) et un taux d’engagement de 3,7 % pour les commentaires (8,9 % pour les hommes et 0,9 % pour les femmes). Notre hypothèse H7 qui envisage des niveaux d’engagement différents selon les types d’engagement et le genre des publics est donc validée puisque nous pouvons désormais conclure, au vu des distributions et résultats obtenus, que le genre influence significativement l’engagement des usagers étudiés (khi-deux = 7.5495, df = 2, p-value = 0.02294). Les hypothèses H4, H5 et H6 sont par conséquent invalidées.
Notre étude exploratoire met en opposition deux mondes ; à savoir, celui des bibliothèques que l’on peut considérer comme un ‘monde de femmes’ et celui des RSN – plus particulièrement Twitter – que l’on peut considérer comme un ‘monde d’hommes’ au vu des surreprésentations respectives selon les genres. Cette opposition a suscité chez nous la réflexion sur le croisement de ces deux mondes et a abouti à la question majeure et première suivante : « quel est le genre le plus représenté dans les RSN de bibliothèques ? ».
Au vu des premiers résultats obtenus, il semblerait que ce soient les femmes qui constituent significativement le genre le plus représenté dans les RSN de bibliothèques. On observe également qu’elles sont globalement les plus actives en termes d’engagement sur ces profils. Ces premières tendances issues d’une recherche exploratoire ne sont toutefois pas exemptes de limites et demandent à être généralisées lors de futures observations. C’est pourquoi nous envisageons de poursuivre nos travaux dans l’optique d’étendre leur caractère généralisable à d’autres RSN ainsi qu’à d’autres bibliothèques.
Quoi qu’il en soit, ces premiers résultats suscitent de nombreuses interrogations qui ne manqueront pas de donner une orientation à nos recherches à venir. Nous avons observé de manière empirique que le discours institutionnel des bibliothèques tend à promouvoir l’ouverture à des publics variés – notamment en termes de genres. La dimension communicationnelle et médiationnelle devrait être au service de cette ambition. Pourtant, il apparaît ici que le public des RSN de bibliothèques est majoritairement constitué de femmes, et ce, dans des proportions équivalentes à la fréquentation des bibliothèques en elles-mêmes.
Il y a finalement paradoxe entre le discours entretenu par l’institution, la réalité des faits et peut-être même ses pratiques. Pour cerner les tenants et aboutissants de celui-ci, nous associerons les perspectives de recherche précédemment évoquées à des entretiens menés auprès des personnels et des publics des bibliothèques étudiées qui nous permettront une compréhension plus fine des pratiques et des représentations en jeu.
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[1] Bimber, 2000 ; Weiser, 2000 ; Jackson et al., 2001 ; Shumacher, Morahan-Martin, 2001 ; Singh, 2001 ; Ono, Zavodny, 2003 ; Wasserman, Richmond-Abbott, 2005.
[2] Le genre est ici entendu comme désignant une catégorie sociale, un outil de classement (classe de sexe) et de différenciation sexuelle (Bourdeloie, 2021).
[3] La notion d’engagement sur Internet, et plus particulièrement dans les RSN, renvoie aux interactions des usagers avec les contenus publiés ; à savoir, des activités de marquage, de partage, de lecture, de commentaire, de clic, etc. La comptabilisation de certaines de ces activités peut être rendue visible selon les cadres techniques et sémiotiques.
[4] Personne qui en suit une autre via les réseaux sociaux numériques en s’abonnant ou en se connectant à elle par leurs profils.
[5] Messages écrits sur le RSN Twitter.
[6] Les méthodes ici présentées sont inspirées du travail de Roux (2021).
[i] Tweets qui sont repartagés sur le RSN Twitter.
[7] Ciot et al., 2013 ; Arroju et al., 2015 ; Vicente et al., 2015, 2019 ; Vicente et al., 2015 ; Filho et al., 2016 ; Daneshvar, Inkpen 2018 ; Patra et al., 2018.
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