Cet article se penche sur les déviances langagières de femmes chirurgiens. Alors que l’humour sexuel est plutôt pratiqué par les hommes et stigmatisé lorsqu’il est le fait des femmes, une partie non négligeable de nos enquêtées en usent. La surenchère dans l’humour grivois est en effet une des modalités pour s’imposer dans un milieu particulièrement viril. Après avoir contextualisé ces déviances langagières féminines dans le milieu médical, nous décrirons la posture participative de celles qui transgressent les codes de genre en matière d’humour grivois. Enfin nous tenterons de dégager les conditions de possibilité d’une participation féminine à ce type d’humour.
Mots-clés : Déviance langagière / Carabin / Humour grivois / Socialisation / Chirurgien
This paper analyses verbal deviance of women surgeons. While sexual humour is rather practiced by men and stigmatized when practiced by women, a number of our female interviewees practice it. Escalation in coarse humour is in fact a way to inspire respect in a particularly manly world. First we set back these feminine verbal deviances in the medical context. Then we describe the participative position of those who transgress sexual codes in mater of coarse humour. Finally we find the conditions of possibility of such a feminine participation to this kind of humour.
Keywords : Verbal deviance / Med student / Coarse humour / Socialization / Surgeon
« Chirurchiennes de garde ». Voilà une des plaisanteries classiques des salles de garde. Stigmatisation de celles qui se font trop remarquer et qui adoptent les mêmes comportements transgressifs que leurs homologues masculins, coutumiers de l’humour sexuel et scatologique. Alors que nous n’avions pas prévu d’explorer l’humour professionnel aux prémices de notre enquête sur les femmes chirurgiens, cette question est apparue rapidement comme importante. L’humour sexuel était omniprésent dans nos notes de terrain [1] quoique nous n’ayons pas prêté attention à cet élément initialement et, de ce fait, négligé de nombreuses plaisanteries (les plus anodines, les plus rituelles) du fait de notre rapport à l’objet. Le soir en rentrant de l’hôpital nous prenions soin de noter le plus fidèlement le déroulement de la journée à partir de notes prises sur le vif. Les plaisanteries grivoises les plus marquantes ont systématiquement été relevées, ce avant même que la question de l’humour apparaisse centrale pour comprendre certains ressorts de la socialisation chirurgicale. Par la suite, voyant l’intérêt de la question, nous avons été attentive à recueillir systématiquement ce genre de plaisanteries sans négliger les plus anodines. Par ailleurs en entretien plusieurs enquêtées [2] ont abordé le sujet ’spontanément’ pour illustrer leurs difficultés (en réalité plus fréquemment celles d’autres étudiantes) et/ou leur modalité d’imposition dans un contexte de travail viril. Etant donné que les entretiens intervenaient en fin de stage d’observation, après une certaine familiarisation (voire une connivence) des enquêtées avec l’enquêtrice, il nous est permis de dire que les effets de mise en scène et d’exagération ont été réduits (elles savaient que je n’étais pas dupe et que j’avais observé le quotidien de différents services). En commençant l’analyse du matériau ethnographique et de ces premiers entretiens, il nous est apparu que cette question de l’humour était sans doute centrale pour comprendre d’une part comment la domination masculine s’exerce concrètement dans les interactions professionnelles quotidiennes (modalités effectives de la socialisation professionnelle), d’autre part quel est l’éventail possible des postures féminines et leur ’rentabilité’ différentielle dans les rapports sociaux de sexe engagés. Il nous a semblé intéressant de voir ce qui dans la socialisation passée et présente des femmes pratiquant la surenchère dans l’humour grivois autorisait une telle déviance langagière.
Nous commencerons par situer les déviances langagières féminines en dépeignant le contexte chirurgical masculin dans lequel elles s’inscrivent. Car c’est seulement en prenant en compte le cadre général des études médicales et des services chirurgicaux qu’on pourra comprendre ensuite des pratiques féminines qui, autrement, pourraient apparaître comme des idiosyncrasies ou des ’anomalies personnelles’ [3]. Nous nous attacherons ensuite à décrire les conduites de surenchère de certaines femmes chirurgiens (alors que d’autres optent pour une attitude complaisante et que toutes se distinguent d’une posture réprobatrice victimisante). Enfin, nous essaierons de pointer les conditions de possibilité d’une telle déviance langagière, plutôt inhabituelle chez un public féminin.
Avant d’étudier les postures féminines face à l’humour, encore convient-il de contextualiser celui-ci en le resituant dans les traditions de l’humour carabin, en voyant comment il s’inscrit dans un rapport au corps rompant avec la vision profane et comment il se construit par la répétition d’habitudes professionnelles (de déshabillage en milieu mixte, de manipulation des corps nus). Avant d’aborder la question des fonctions remplies par l’humour carabin, question systématiquement abordée par la littérature savante [4], il nous est paru utile de revenir sur la construction de ce mode d’humour et de ce rapport au corps professionnel. Car c’est progressivement que le rapport non-profane au corps humain se construit au cours de la formation médicale.
La banalisation du rapport au corps nu par les professionnels résulte déjà de l’habitude de sa manipulation dans le contexte de travail. Certains gestes professionnels touchant aux organes sexuels (le sondage urinaire, les touchers rectaux et vaginaux …) impliquent en effet de dépasser la gêne habituelle du profane ou du néophyte. Les « trous du cul » (l’appellation indigène courante pour désigner globalement toutes les interventions de proctologie) font partie du paysage de la spécialité. Par ailleurs, les chirurgiens commentent d’autant plus facilement la plastique générale des patientes en chirurgie, la taille et la tenue des seins ou du pénis des patients que ces derniers sont endormis au bloc opératoire.
La chirurgie digestive met encore les praticiens au contact direct de la matière fécale et ces situations opératoires sont fréquemment (de façon presque rituelle en fait) l’occasion de plaisanteries scatologiques et/ou sexuelles, comme pour prendre de la distance avec un rôle d’un coup peu valorisant (quoique ces ’jeux’ verbaux ou gestuels restent pour le coup exclusivement le fait des hommes d’après nos observations) :
En plus de cette manipulation du corps nu des patients, on peut encore invoquer la mixité des déshabillages au bloc opératoire pour expliquer le changement des professionnels dans le rapport au corps et à la nudité. Si cet élément peut paraître assez minime, nous nous sommes aperçu qu’il avait des effets réels (résultat d’une socialisation silencieuse efficace), instaurant des types de discussions ou de rapports interpersonnels que l’on ne rencontre pas facilement dans d’autres univers professionnels comme en témoignent les observations suivantes, réalisées à Ambroise Paré et Antonin Poncet, deux services d’urgence :
Chloé, interne à Antonin Poncet, est fréquemment la cible de plaisanteries :
Les vestiaires du bloc opératoire sont évidemment le lieu idéal pour ces blagues à connotation sexuelle :
On peut encore citer cet exemple d’observation au vestiaire :
Mais il arrive qu’en dehors même de leur enceinte fuse ce genre de commentaires :
Dans ce contexte de travail où l’on se déshabille en commun de manière régulière et répétée, le fait de discuter de ses préférences en matière de lingerie ou de s’informer de l’état des caleçons avec des collègues de l’autre sexe paraît totalement banal. C’est avec une grande liberté de ton que ces sujets sont évoqués par les un(e)s et par les autres (peut-être plus facilement il est vrai entre co-internes ou assistants). On note par ailleurs le jeu constant des éléments masculins à rappeler qu’ils pourraient « mater » leurs collègues féminines mais ne le font pas ou du moins pas autant qu’ils pourraient, laissant constamment planer la possibilité d’un regard de désir. La dénégation des rapports de séduction paraît ici assez ambiguë et semble en réalité rappeler leur existence [6].
La socialisation festive de l’internat joue encore un rôle certain dans cette conversion du regard profane en un regard médical par rapport au corps.
Dans l’ouvrage issu de sa thèse, l’anthropologue et médecin Emmanuelle Godeau offre une riche ethnographie des traditions qui font le « folklore des carabins ». L’auteur donne à voir la matrice socialisatrice de la salle de garde en relatant abondamment et dans le détail ses décors traditionnels et son folklore coutumier : fresques et inscriptions pornographiques, paillardes, invitation de prostituées aux festivités, mises en scène corporelles. Selon l’auteur, par la cohérence des rites carabins, un nouveau rapport à la mort et au corps est progressivement transmis à l’impétrant, soumis à une véritable « contre-éducation » prenant systématiquement à rebours l’ordre hospitalier et celui qui prévaut dans la société.
Si les costumes outranciers et humiliations corporelles et sexuelles ponctuent la vie de l’internat mais peuvent rester relativement anecdotiques, en revanche les fresques de salle de garde sont le lot quotidien de tout interne fréquentant la salle de garde. Dans les internats qui sont actifs, l’interne ne peut couper à ce folklore qui contribue à façonner son rapport au corps. Or un point important à noter est que les internes en chirurgie sont parmi les principaux usagers de la salle de garde du fait notamment de leurs horaires atypiques (gardes et déjeuners tardifs). Il faut prendre en considération cet élément pour comprendre l’investissement particulier des chirurgiens dans la vie de l’internat.
Bien qu’elle ait enquêté auprès de 22 spécialités différentes, Emmanuelle Godeau ne cite malheureusement qu’occasionnellement la spécialité d’appartenance de ses enquêtés. Or il nous semble que l’adhésion et l’investissement différentiels des uns et des autres peuvent s’expliquer au moins en partie par le degré de proximité des internes à la salle de garde. En effet, tous les spécialistes ne font pas des gardes et les usages qu’ils font de l’internat sont de fait très inégaux.
En filigrane on semble pouvoir lire effectivement dans l’ouvrage la plus forte implication des internes en chirurgie. Il est au moins de notoriété publique que « les internes de chirurgie sont souvent assez chauds » et qu’on « parle certainement plus [de cul] qu’ailleurs ». On peut au moins repérer une tolérance générale quant à ce type d’humour en milieu chirurgical. Dans les services observés, quelques chirurgiens étaient particulièrement réputés pour leur pratique de l’humour carabin mais aucun n’était stigmatisé malgré la violence symbolique de leurs propos. On pouvait noter de façon générale une très grande complaisance à l’égard de l’humour sexuel, tout le monde riant volontiers aux plaisanteries grivoises. Au bloc opératoire, ce type d’humour est d’autant plus pratiqué, toléré et admis qu’il s’exerce dans le confinement de l’entre-soi professionnel, à l’insu des patients (endormis) et de leurs familles [7]. Et il apparaissait manifestement évident pour certaines enquêtées que la pratique chirurgicale nécessitait une acceptation de ce type d’humour.
Pratique masculine par excellence, il faut maintenant voir quelles fonctions cette pratique de l’humour sexuel et scatologique remplit et quels rapports sociaux de genre elle induit.
Discours profanes et discours savants n’ont de cesse de rappeler les fonctions remplies par l’humour professionnel grivois pour justifier son existence, les principales étant les suivantes : désacralisation du corps humain comme matériau professionnel ; décompression face aux difficultés morales du « sale boulot » ; cohésion du groupe. La dimension « sale boulot » est la plus souvent invoquée et joue sans aucun doute un rôle mais il nous semble que cet humour s’inscrit aussi plus largement dans les pratiques classiques de cercles de sociabilités masculines. Contre le constat de Pierre Bourdieu qu’« à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, le degré de censure et, corrélativement, de mise en forme et d’euphémisation ne cesse de croître et cela non seulement dans les occasions publiques ou officielles (…) mais aussi dans les routines de l’existence quotidienne » [8], constat qui laisserait penser que ce type d’humour ne s’observe qu’en milieux populaires, il convient de revenir sur tous ces moments interstitiels de l’activité professionnelle, ces « coulisses » du métier (pour reprendre l’expression que Geneviève Pruvost emprunte à Erving Goffman [9]) où les dispositions viriles des chirurgiens s’expriment. Entre hommes, les chirurgiens ont des sujets de discussions comme des modalités de rapports interpersonnels marqués par la virilité.
A de nombreuses reprises, j’ai pu faire l’observation que la présence féminine ne perturbait en rien les discussions ordinaires que les chirurgiens pouvaient échanger (discussions qui, même si elles existent dans la vie courante dans d’autres contextes, sont généralement circonscrites aux cercles masculins et rarement exprimées en présence de femmes [i]). Comme la présence des groopies est totalement ignorée au rugby, de même la présence des femmes chirurgiens passe inaperçue. Alors que j’enregistre un entretien, j’assiste ainsi à l’échange suivant :
Interne : Je vais voir un pansement en réa. La pancréatite aiguë et puis on continue, puis /
Dr N. : Faut que j’aille voir le… ouais.
Interne : On va se battre contre celui avec ces cons [désigne le chef du SMU [10]]
Dr N. : Oh non, allez-y mollo, eh, j’me suis… j’ai discuté vingt minutes avec Sarah Tacredi [femme médecin du SMU] dans son bureau euh. On a quasiment fini euh…
Interne : La gouinasse ?
Dr N. : … En levrette et tout.
Externe : C’est vrai ?
Interne : Et alors ?
Dr N. : Ouais, ouais, c’est vrai. Euh, on a quasiment, (amusé) j’allais dire putain, mais…
Externe : Dommage !
Dr N. : Non mais elle est sympa maintenant.
Externe : Ouais, bien sûr. (Ils sortent, l’entretien reprend comme si de rien n’était).
Dès mon premier jour d’observation à Antonin Poncet, alors qu’ils ne me connaissent pas encore, les camarades co-internes de Chloé ne s’interrompent pas dans leur consultation de sites pornographiques. J’ai également assisté à des discussions entre internes sur le physique d’une infirmière ou d’une patiente, à des sifflements et commentaires répétés lors d’une garde entre collègues devant la télévision, ou à de longs développements grivois (et non de simples allusions légères) pendant un repos à Ambroise Paré :
Il est arrivé deux fois que Frédéric ’s’excuse’ (il ne le fait jamais avec Chantale Mondor, sa collaboratrice) de ces discussions : « à force » (sous-entendu par l’habitude de l’homosociabilité masculine) ils en oublient ma présence. En d’autres occasions cependant l’humour sexuel est mobilisé à l’attention explicite des femmes et devient clairement un instrument d’affirmation de la domination masculine.
La profession chirurgicale s’est construite comme une profession masculine dominant sur d’autres professions féminines (infirmière, anesthésiste) et l’arrangement des sexes qui prévaut au bloc opératoire continue à fonctionner comme renfort symbolique à la domination de ce groupe professionnel sur les autres [11]. La description ethnographique qui suit montre bien comment cette relation de domination est naturalisée.
10h30-11h30 : bloc opératoire – intervention pour traitement d’hernies inguinales chez un homme
L’opérateur est le Pr Petit. Il est aidé d’une interne (Chloé) et d’une externe. Je suis en tenue de bloc et observe incognito cette opération (ma présence n’en a donc pas affecté le déroulement).
Je suis dans un coin de la salle pendant la préparation du patient. Dès le début de l’intervention, l’instrumentiste demande à baisser la température de la salle, le Pr Petit : « C’est déjà la ménopause ?! » (elle se justifie et rappelle qu’elle a 35 ans). Elle ne répond pas assez vite à sa demande de « feu » (il réclame ainsi le bistouri électrique), « Malheureuse ! préparez-vous à changer d’IBODE [12] ». Plus tard, il demande du fil à peau, elle s’empresse cette fois de répondre qu’il est prêt, et lui de lancer : « Ne répondez pas ! ».
Le Pr Petit réalise donc la première hernie inguinale puis passe les instruments à Chloé pour la deuxième. Il invite l’externe à venir de l’autre côté de l’opéré le rejoindre. Quand elle s’est placée sur sa droite il lui dit : « Bon et si je te fais du pied, ne te fais pas d’idée : je pourrais être ton père, hein », il se tourne et la regarde : « Elle rougit ? non même pas. Tu pleures ? ». Elle, d’un ton neutre : « Non je pleure pas ». « Bon changez-moi d’externe, j’aime bien quand elles pleurent et qu’elles rougissent ».
Chloé poursuit son geste. De temps en temps le Pr Petit trouve une occasion de rire un peu. La circulante discute avec d’autres IBODE, il lance : « Chiffon… Gâteau… Sexe », elles lèvent le nez, il dit qu’il voulait juste attirer leur attention et quand on parle de sexe… La circulante rigole : le pire c’est que ça marche !
Il demande à Chloé ce qu’elle fait si elle « se prend la fémorale » (risque hémorragique). « T’appelles pas le vasculaire, hein ?! », « Non », « Alors qu’est-ce que tu fais ?, parce que ça t’arrivera forcément dans ta vie de chirurgien ». Il interrompt Chloé dans son geste pour interroger l’externe : « Ça c’est quoi ? » (la question est courante, il s’agit là encore pour le chirurgien senior de rappeler aux novices un autre risque opératoire classique de cette intervention, qui consisterait à sectionner le canal déférent et rendre l’opéré stérile), elle lance une réponse hasardeuse : « Le canal déférent », lui : « C’est à cause de ce truc que tu vas bouffer la pilule pendant 40 ans. A cause de ce petit truc minable ».
Voyant la circulante assise : « C’est bon, vous pouvez vous asseoir. Ah pardon, vous n’étiez pas debout », « Ça vous dérange que je sois assise ? », « Non je suis très content pour vous, j‘aimerais bien opérer assis ». (…)
La circulante n’entend pas ce que le Pr Petit dit en sortant. Du coup, elle s’inquiète : « Qu’est-ce que j’ai fait encore ? ». Lui, ravi : « C’est beau le conditionnement ! C’est bien, ça : avant même qu’on lui dise quelque chose maintenant ».
En matière de rappel de la domination sexuelle des hommes sur les femmes, les internes ne sont pas en reste non plus et se prêtent volontiers à des ’jeux’, des ’tests’ à l’égard de la population féminine (le plus souvent à l’égard des infirmières, plus rarement à l’égard des co-internes qui bien souvent ne réagissent pas pour marquer justement leur statut d’égale et s’extraire de ces rapports de séduction).
Il nous faut maintenant voir quel est l’éventail des réactions des femmes chirurgiens à ces modalités de l’humour chirurgical et quelle est leur ’rentabilité’ différentielle dans les rapports sociaux de genre.
Parmi l’éventail possible des réactions féminines face à l’humour sexuel en chirurgie nous avons relevé trois types de postures. La première, la posture réprobatrice, est celle qui est présentée comme ce qu’il ne faut pas faire en chirurgie, comme le contrepoint de l’attitude adéquate. Celles qui s’offusquent ne peuvent embrasser la spécialité. Celles qui choisissent la spécialité se répartissent entre posture de retrait et posture de surenchère. Les premières adoptent en fait une attitude complaisante à l’égard d’un humour masculin qu’elles n’aiment guère. Mais ce sont les dernières qui nous intéressent ici, celles qui entrent dans le jeu de l’humour grivois et le pratiquent.
15 de nos enquêtées ont été identifiées comme pratiquant la déviance langagière du point de vue de leur appartenance de sexe. Au moins 6 d’entre elles ont déclaré avoir occupé à un moment de leur internat les fonctions d’économinette [13]. Les attitudes d’Henriette Klein semblent tout à fait coller avec le rôle attendu de l’économinette :
HK : Euh… non. Je crois qu’une de mes plaisanteries classiques, c’était de jeter mon soutien-gorge sur la table au beau milieu du dîner. Je vous dirais franchement que ça n’a… bon.
Plusieurs enquêtées ont exprimé cependant une difficulté à entrer dans l’humour sexuel sur le plan physique (jeux de rôles, nudité) mais ont insisté sur le fait que sur le plan verbal il n’y avait « aucun barrage ». Les enquêtées adoptant une posture participative ont expliqué qu’elles pratiquaient la surenchère obscène pour s’imposer face à leurs collègues masculins.
La répartie est en effet une qualité appréciée en chirurgie et celles qui la pratiquent disent « se faire respecter », « en imposer ». Henriette Klein explique comment à l’âge de 50 ans elle a répondu « qu’elle en avait rien à foutre » à un confrère lui signalant que sa façon de s’asseoir dans son bureau lui laissait voir son porte-jarretelle. Elle raconte encore avoir rétorqué à une infirmière circulante étonnée de voir une femme chirurgien et demandant « vous opérez ? » : « ben quoi ? Ils opèrent pas avec leur queue ! », remarque scandaleuse à son époque. Dans les observations faites auprès des praticiennes, on a pu vérifier que cette revendication de surenchère et de participation à l’humour sexuel et scatologique n’était pas surfaite de la part des enquêtées, comme en témoignent encore les observations suivantes avec Julie Malau ou avec Sabine Sigaud. Pendant une hémicolectomie droite, Jean-Jacques, l’anesthésiste, distille à petite dose une série de blagues grivoises auxquelles Julie Malau répond. Cela commence lorsque Julie lui demande de remettre la musique.
Un peu après :
Enfin :
Une autre fois, alors que nous faisons une visite en radiologie :
Sabine Sigaud, assistante cheffe de clinique à Antonin Poncet n’est pas non plus en reste lorsque son collaborateur s’illustre dans le registre grivois :
Quelles sont les conditions de possibilités de telles déviances langagières pour des femmes ?
« Ce qui détermine l’activation de telle disposition dans tel contexte est (…) le produit de l’interaction entre des rapports de force interne et externe : rapports de force entre des dispositions plus ou moins fortement constituées au cours de la socialisation passée (interne) et rapports de force entre des éléments (caractéristiques objectives de la situation, qui peuvent être associées à des personnes différentes) du contexte qui pèsent plus ou moins sur l’acteur (externe). » [14] Ces deux axes d’investigation des conditions de possibilité de dispositions à l’humour carabin structureront cette partie. Nous commencerons l’exposé par le contexte présent de l’internat avant de creuser le passé incorporé des enquêtées.
Selon les villes universitaires, l’internat est plus ou moins « actif », « vivant » (présence ou non d’une salle de garde, plus ou moins grande vivacité des codes de conduite, plus ou moins grande fréquence des fêtes dites de « tonus » ou d’« enterrements »). La réputation de celui de Paris n’est plus à faire et il incarne vraiment la figure traditionnelle de l’internat, celle à l’aune desquels tous les autres sont évalués. Ce n’est pas un fait du hasard si les formules les plus catégoriques exprimant la force des traditions de l’internat et l’obligation de s’y soumettre se sont exprimées dans ces salles de garde les plus actives. Inversement, c’est dans les internats peu/moins actifs que l’on retrouve les enquêtées qui n’assistent à aucune des fêtes en disant que cela ne pose aucun problème d’intégration. Une partie des enquêtées semble calquer sa participation à ce contexte d’internat, étant actives lorsque les traditions sont vivaces et étant modérées dans leur participation lorsque l’internat est peu actif. Le poids relatif de la bande de camarades d’internat et de la situation matrimoniale contribue aussi à façonner le rapport à la vie de l’internat.
Celles qui s’investissent dans la vie de l’internat font référence souvent à une « bande de copains » particulièrement « meneurs » (avec lesquels elles vivent parfois à l’internat même). Elles sont souvent célibataires ou en couple avec un interne en chirurgie, et sans enfant.
Inversement, les internes mariées et/ou jeunes mères sont plutôt en retrait des festivités de l’internat. Irène Leblanc dit qu’elle ne faisait « pas de rab’ [ayant] sa vie à côté ». Dominique Thurier, qui déteste l’ambiance de carabin, se ’cache’ aussi derrière les charges familiales pour ne pas participer aux festivités d’un internat plus actif. Le fait d’être mère semble en tous les cas une raison acceptable d’être en retrait dans la vie de l’internat.
Si le contexte présent de l’internat permet de comprendre en partie le degré d’investissement des enquêtées, le passé incorporé ne doit pas être éludé. Il nous a semblé en effet à la lecture de l’ouvrage d’Emmanuelle Godeau qu’il serait intéressant de prolonger l’analyse en apportant des éléments sur la socialisation en amont du cursus médical pour éclairer les conditions de possibilité (ou d’impossibilité) d’adhésion à cette culture de carabin. Il s’agit par exemple de se demander si les enquêtés étaient déjà confrontés à ce type d’humour, de débordements festifs ou de pratiques/propos subversifs dans le cadre de leur environnement familial. Notre hypothèse, qui s’est vérifiée, était que les conditions de la socialisation primaire permettaient de mieux comprendre l’intériorisation ultérieure de ce que l’on pourrait appeler des dispositions à l’humour carabin.
Un résultat très net est que celles étant particulièrement engagées dans l’humour carabin et ayant répondu aux relances étaient déjà habituées dans leur enfance à ces formes d’humour. Rappelons que Denise Bourgain expliquait sa capacité à la surenchère par son origine sociale : « Moi je viens du 93, c’est bon, les cochonneries et les horreurs je les connais, depuis que je suis toute petite je les connais donc… ». La plupart des autres enquêtées à la posture participative (notamment les économinettes) ont répondu être « habituées familialement » à ces formes d’humour sexuel et scatologique [15] et en fait la totalité de celles disant être habituées familialement se retrouve dans la posture participative. Florence répond que « pour l’humour grivois, les blagues scato, c’était à peu près tous les jours à la maison entre [s]on frère,[s]a sœur et [s]on père ». Julie Malau explique également avoir été habituée jeune à côtoyer ces plaisanteries grivoises du fait de l’environnement amical de ses parents : « Mais j’avais l’esprit, cet esprit chir, comme je côtoyais beaucoup les chirurgiens, qu’ils venaient beaucoup à la maison. Quand ils venaient manger à la maison tout ça c’était, y avait toujours des conneries dans l’air donc… Ils étaient très joueurs et donc je voyais très bien ce que ça pouvait représenter. Ça m’a pas choquée ».
Le cas d’Anne Cassar, enfin, est intéressant. Elle insiste en effet sur le fait qu’il n’y a aucun médecin dans sa famille, que du coup l’humour carabin est perçu comme « ras des pâquerettes », que « c’est vraiment rasibus ». Son père a plutôt un humour bon enfant et sa mère n’a pas vraiment d’humour, dit-elle. Et pourtant Anne s’investit très tôt dans la vie festive de l’internat. Elle a été consentante pour le bizutage de première année et ne s’est « pas retrouvée à poil mais enfin en petite culotte soutien-gorge devant 200 personnes » à se faire tripoter par des étudiants ivres morts. Elle dit de ne pas avoir été traumatisée mais avoir beaucoup ri : « Bon, tu dois rouler une pelle à ton voisin, tu roules une pelle ! ». Elle me dit encore en stage que ses années d’internat ont été les meilleures années de sa vie, racontant lors de longues discussions informelles qu’elle était parmi les piliers d’un internat particulièrement actif. Elle fait le récit des batailles d’internat, du trône d’économe avec des « grosses bites » en papier mâché qu’elle avait décoré et dont elle se dit « très fière ». Enfin, elle se remémore les « noubas » tous les soirs lors de leur semaine de ski annuelle et comment « ils jouissaient d’une sorte d’impunité » en massacrant systématiquement les chambres d’hôtel où ils étaient (ils ne récupéraient jamais leur caution) et en semant le trouble dans la station : « Les autres devaient supporter les bombes à merde : les gars chiaient dans des sacs plastique et les envoyaient depuis le balcon… Bon, c’est des blagues de médecine, hein ». Intriguée de voir une implication si profonde et apparemment pas d’ancrage familial de ces habitudes, j’ai demandé si elle n’avait vraiment personne dans la famille pratiquant ce type d’humour et j’ai découvert qu’elle avait des oncles paternels avocats « assez grivois. De base ». Elle m’explique alors qu’elle se souvient de Noëls quand elle était petite où ceux-ci se faisaient des gros seins ou mettaient des bananes à la place du sexe. Vers 14-15 ans, alors qu’ils commencent à la « charrier », elle commence à les affronter.
Celles qui ont été habituées de façon précoce à l’humour grivois semblent entrer plus facilement que d’autres dans la surenchère avec les hommes en adoptant la posture participative : elles ont déjà constitué un répertoire et des habitudes de répartie dans l’enfance et peuvent les réinvestir en étant à l’aise arrivées en médecine.
On s’est efforcé dans cet article de comprendre, en retraçant le contexte de pratique et son histoire, le fonctionnement de ces façons de rire classiques de la profession et d’expliquer pour certaine enquêtées (par leur trajectoire) comment elles en sont venues à pratiquer cette forme d’humour considérée comme une déviance langagière. Si le poids de l’internat (plus ou moins actif selon les villes) est essentiel pour comprendre l’investissement différentiel des unes et des autres, l’ancrage familial précoce de telles habitudes en matière d’humour sexuel et scatologique semble lui aussi avoir du poids pour saisir les cas d’enquêtées à la posture participative entrant dans les jeux de surenchère grivoise avec leurs camarades masculins. Les filles sont généralement épargnées en ce qui concerne l’humour sexuel et on peut ainsi comprendre l’attitude de retrait que la plupart adopte. Inversement, il n’est pas étonnant que celles ayant déjà constitué un répertoire grivois et des habitudes de répartie ou de surenchère soient celles que l’on retrouve piliers de l’internat.
[1] L’enquête de terrain, dans le cadre de nos travaux de maîtrise, DEA et de thèse, s’est étendue sur une période de cinq ans. Nous avons fait au total six stages d’observation de deux mois chacun (à raison d’une présence dans le service de trois jours par semaine) dans des services différents (cinq services de Centres Hospitalo-Universitaires et une clinique ; quatre services d’urgences et deux services de chirurgie réglée). Cela nous a permis d’accompagner 6 praticiennes (internes, assistantes cheffes de cliniques et praticiennes hospitalières) et d’observer leurs homologues masculins (soit une quinzaine de praticiens environ, de l’interne au professeur chef de service).
[2] Dans le cadre de notre thèse nous avons interviewé quarante femmes chirurgiens digestifs.
[3] Comme font certains biographes en analysant le cas de l’humour coprophile de Mozart selon Norbert Elias. On pourrait dire en paraphrasant l’auteur que « concevoir qu’il s’agisse dans le cas [des femmes chirurgiens] d’une aberration individuelle, c’est juger du comportement et de la sensibilité d’une personne qui a vécu [dans un contexte spécifique] (…) et ignorer que [dans ce contexte] d’autres règles étaient en vigueur » (N. Elias, Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Editions du Seuil, p.161).
[4] F. Bacca, « Humour et éthique de vie dans les équipes de soins : pneumonie, réanimation, SAMU. Parcours ethnologique en milieu hospitalier », Humoresques, juin 2002, n°16, pp.109-119 ; N. Feuerhahn, « Sociabilité risible de l’horreur », Humoresques, juin 2001, n°14, pp.61-82 ; A. Monjaret, « Images érotiques dans les ateliers masculins hospitaliers : virilité et/ou corporatisme en crise », Mouvements, jan.-fév. 2004, n°31, pp.30-35 ; P. Moulin, « La construction de la sexualité chez les professionnels de santé et du travail social ou la normalisation des conduites professionnelles », Nouvelle revue de psychosociologie, 2007/2, n°4, pp.59-88.
[5] Il va de soi que tous les noms des enquêtés ont été anonymisés. Il en est de même pour les lieux d’exercice.
[6] Dont un des éléments objectifs est le nombre de mariages chirurgiens/infirmières ou entre chirurgiens.
[7] Certain(e)s d’ailleurs ne se prêtent à ces plaisanteries qu’au bloc opératoire ou que dans les cercles professionnels, sachant pertinemment le jugement auquel ils s’exposeraient dans des cercles profanes. Ceci n’est pas sans rappeler ce que Norbert Elias disait au sujet de Mozart quant à sa pratique de l’humour coprophile : « Jeune homme, Mozart savait très exactement où l’on pouvait se permettre ce genre de plaisanteries et où on ne le pouvait pas ; il savait qu’elles étaient admises et appréciées dans les cercles inférieurs des serviteurs de cour bourgeois dont faisaient partie les musiciens, et, même là, uniquement entre personnes qui se connaissaient bien, qu’elles auraient été en revanche complètement déplacées dans les cercles supérieurs » (N. Elias, op. cit., p.167).
[8] P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p.87.
[9] G. Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Paris, Editions de la MSH, 2007, 307 p.
[i] « Il est à peine besoin de rappeler que la censure primordiale, celle qui concerne les choses sexuelles – et plus généralement corporelles – s’impose avec une rigueur spéciale aux femmes (ou, bel effet de marché, en présence des femmes » (P. Bourdieu, op. cit., p.91).
[10] Service Médical des Urgences.
[11] Y. Faure, « Le couple anesthésiste-chirurgien : l’’arrangement des sexes’ comme renfort symbolique à la domination d’un groupe professionnel sur un autre », Actes en ligne du Colloque international « Travail, emploi, formation, quelle égalité entre les hommes et les femmes ? », CLERSE, Université Lille 1, 23-24 novembre 2006, 12 p. http://www.univlille1.fr/clerse/site_clerse/pages/ActualitesEtColloques/TravailEmploiFormation/fr/pdf/Faure_VF%2008JS.pdf
[12] Infirmier(ère) de Bloc Opératoire Diplômé(e) d’Etat. Au bloc opératoire, les IBODE sont réparties entre infirmières instrumentistes (chargées de passer les instruments stériles au chirurgien) et infirmières circulantes (en tenue non stérile elles approvisionnent la table d’instrumentation de l’instrumentiste).
[13] L’économinette (l’économe) a un rôle symbolique important (Godeau, 2007) et est nécessairement impliquée dans les festivités de la vie de l’internat qu’elle (il) préside. Elle (il) est tenu(e) par la tradition de se dénuder devant l’assemblée des carabins et de chanter les paillardes, véritable florilège érotico-pornographique. Aucun(e) candidat(e) n’ignore ces rites coutumiers. Henriette Klein se vante de sa plaisanterie classique, qui était de jeter son soutien-gorge au milieu de la table en plein repas.
[14] B. Lahire, « Catégorisations et logiques individuelles : les obstacles à une sociologie des variations intra-individuelles », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. CX, 2001, p.80.
[15] La question de la grille d’entretien ou du questionnaire de relance était formulée ainsi : « Etiez-vous déjà habituée familialement à ce type d’humour ? ».
Zolesio Emmanuelle, « « Chirurchiennes de garde » et humour « chirurchical ». Posture féminine de surenchère dans l’humour sexuel et scatologique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Chirurchiennes-de-garde-et-humour (Consulté le 8 novembre 2024).