À partir d’exemples concrets issus d’une recherche-création doctorale combinant poésie, performance et sociolinguistique ethnographique dans une enquête sur la pratique féminine de la chasse en France, cet article s’attache à montrer les apports conceptuels et méthodologiques réciproques de ces entrecroisements. L’autrice y développe la notion d’enquête poétique comme méthode de recherche (travail de récolte et d’analyse de données) et description dense des réalités d’un terrain. S’interrogeant sur les questions d’appropriation des discours et de saisie de l’altérité dans une enquête de terrain, elle présente la transcription poétique comme une voie d’accès à l’autre, puis comme pratique d’altérité.
Mots clefs : enquête poétique, sociolinguistique ethnographique, transcription poétique, altérité, recherche-création
Follow the feeling : a poetic and sociolinguistic ethnographic inquiry on women’s hunting activities
Based on concrete examples from a research-creation PhD. research combining poetry, performance and ethnographic sociolinguistics in a field survey on women’s hunting practices in France, this article attempts to show the reciprocal conceptual and methodological contributions of these intersections. The author develops the notion of poetic inquiry as a research method (data collection and analysis) and as a thorough description of the field’s realities. Questioning the issues of discourse’s appropriation and the grasp of otherness in a field survey, she presents poetic transcription as a way of accessing the other, and then as a practice of otherness.
Keywords : poetic inquiry, ethnographic sociolinguistics, poetic transcription, otherness, research-creation
À partir des années 1970, en sciences humaines et sociales, les vieux régimes d’autorité sont ébranlés par de nouvelles approches épistémologiques. Les critiques féministe et postcoloniale exposent le « phallogocentrisme » (Haraway, 2007 : 71) des paradigmes positivistes. Les frontières entre arts et science se brouillent, toutes sortes d’écritures émergent : autoethnographie, écritures théâtrales, mélanges de fiction et de récit ethnographique… Des formes d’écriture qui font place au sensible, aux sujets, mettent en évidence les relations de pouvoir qui sous-tendent les sciences humaines et sociales (Clifford, 2011). Dans ce bouillonnement expérimental, les pratiques poétiques prennent place : ethnopoétique, poésie de recherche, ethnographie poétique, enquête poétique. De nombreux croisements entre poésie et sciences humaines et sociales se développent dans le monde anglophone, un peu moins en France (Lambert, 2022). Arts et sciences y confluent, en relation alluviale – par mutuelle contribution, enrichissement et transformation. Les épistémologies qui étayent ces recherches font de la partialité une force et de la réflexivité une nécessité, soulignent les aspects relationnels de la recherche qualitative (Haraway, ibid.).
C’est dans cette lignée que j’ai entrepris en 2020 une thèse de recherche-création entre sociolinguistique ethnographique [1], poésie et performance. Dans ce travail en cours, qui comprend une partie théorique et une partie création, je m’intéresse à la pratique féminine de la chasse en France. Je cherche à observer et analyser les tensions de genres et d’espèces dans la chasse, et mets en relation les questions d’altérité et d’altération à travers une enquête à la fois poétique et ethnographique. J’ai d’abord commencé par tâtonnements, expériences, avant de découvrir les travaux de Laurel Richardson (1991, 1993, 2000), Sandra Faulkner (2017), Monica Prendergast (2009), Corinne Glesne (1997), entre autres. Celles-ci définissent l’enquête poétique comme une méthode et un produit de, pour et dans l’activité de recherche (Faulkner, 2017 : 210), une critique épistémologique et un travail des données (Richardson et al., 2022) mais aussi une expérience de l’altérité (Glesne, 1997). Un type d’enquête qui propose « an increasingly holistic way of knowing and being in the world, one that does not exclusively privilege cerebral understanding, allowing for the visceral stirrings that comprise human phenomena [2] » (Rooyen, Abdon, 2020 : 3). Par des exemples concrets issus de ma pratique, je montrerai d’abord ce qu’a voulu dire, pour moi, “chercher” en poésie, quelles données (sensibles, réflexives) ont pu émerger dans et par l’écriture, puis comment cette quête m’a conduite à expérimenter la transcription poétique. Ensuite, je montrerai comment ce geste de transcrire m’amène à concevoir poésie et sociolinguistique comme arts de l’écoute et pratiques d’altérité. Enfin, j’ouvrirai la réflexion sur la performance, un concept au moyeu de mon expérience de recherche-création.
Outre ma formation académique, entre philosophie et sciences du langage, j’ai une pratique de poétesse – écriture, publications, lectures-performances – depuis 2014. Mon sujet de thèse initial portait sur les fonctions d’adresse et la dimension relationnelle du processus d’écriture poétique, à partir d’un projet poétique et ethnographique autour de la chasse [3]. Mais rapidement, après les premières découvertes du terrain, la chasse va passer au premier plan, l’approche ethnographique va prendre plus d’ampleur et se resserrer autour d’une enquête au double mouvement, une enquête “en pas chassés”, entre poésie et sociolinguistique ethnographique.
Pourquoi la chasse ? Je ne suis pas chasseresse, mais nourrie de Maurice Genevoix, de Jean Giono, liée dès l’enfance à montagnes, forêts ; ma pratique d’écriture poétique emprunte toutes sortes de lexiques, et particulièrement le lexique cynégétique.
J’écris souvent à partir des dictionnaires, en épaisseur, en sondant les multiples couches de sens des mots. J’ai eu envie cette fois de m’en extirper, d’aller au réel. Me positionner aussi face à la pensée et la rêverie contemporaines autour du “sauvage”. Voir, au-delà des mythes de ré-ensauvagement d’un monde qui dépérit sous l’effet de l’action humaine, la réalité de celleux [4] qui entretiennent des relations concrètes avec le monde sauvage, y compris par la prédation. Concernée de près par les questions de genre, je me focalise d’emblée sur les femmes. Ainsi, depuis trois ans, je m’intéresse à la pratique féminine de la chasse au petit et gros gibier. Hormis quelques exceptions, j’ai circonscrit mon terrain à deux départements de ma région : Hérault et Aveyron. Une région où l’on chasse au tir, le petit gibier dit « à plumes » (palombes, grives, perdreaux, faisans), ou « à poils » (lapins, lièvres), et le gros gibier (sangliers et cervidés). J’y ai suivi à ce jour six battues au gros gibier et trois chasses au petit, et ai mené sept entretiens individuels de type entretien libre.
C’est aussi une forme de rêverie conceptuelle autour de l’art du pistage, ou paradigme indiciaire, qui m’amène sur ce terrain. Ce geste de chercher, de suivre une piste, trouve racine dans mon enfance (de jeux de pistes en recherches entomologiques ou cueillettes nombreuses, une pratique familiale). Geste poétique et geste scientifique tiennent de ce même paradigme indiciaire – art du pistage, de l’interprétation des traces. En amont, un geste plus ancien, « le geste peut-être le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces de sa proie » (Ginzburg, 1980 : 11). Carlo Ginzburg lie divination, chasse, médecine et recherche scientifique à ce paradigme, montre comment il devient au 19e siècle un modèle épistémologique des sciences humaines. Démarche scientifique et création artistique y entrent en compagnie, dans une relation cherchante où l’intuition, le flair, se font des places de choix. Même posture corporelle – observation, écoute – dans ces démarches d’exploration.
Ce paradigme est prégnant dans les épistémologies postmodernes, féministes, qui critiquent le positivisme – neutralisant, distancié et surplombant – pour adopter une approche impliquée, située, réflexive et incarnée. Le savoir est fondé là sur « une division des sens, une confusion de voix et de vue, plutôt que des idées claires et distinctes » (Haraway, 2007 : 127) et reconnu comme partiel. Il s’agit plutôt d’offrir des réappropriations potentielles que des résultats définitifs, universels et transférables tels quels.
La critique de la transparence du langage participe de ce modèle épistémologique critique. S’y rencontrent, comme en point de jonction, poésie et sociolinguistique. Ne craignant ni l’opacité ni le trouble, pistant les pratiques langagières multiples et vivantes, sociolinguistique et poésie [5] partagent une pratique commune d’altérité, qui prête toute son attention à la parole, au discours. Une parole vascularisée, épaisse de tout un réseau de sens, de sous-entendus, d’implicites, de non-dits, qui l’irrigue et court par en dessous.
En envisageant le discours comme « une pratique sociale, dynamique et porteuse d’identités et d’idéologies » (Moïse, 2009a : 23), la sociolinguistique propose un refus de l’idéologie de la clarté et de l’univocité de la langue, un « refus de l’hégémonie, des cadres dominants, des paroles univoques » (Moïse, ibid. : 15). La poésie propose une autre sorte d’arrachement. Qu’elle soit perçue comme l’expression d’une transcendance, une vérité dévoilée, un accès à la beauté (Bonnefoy, 2010 : 91-99), une réponse au défaut du langage (Mallarmé, 1897) [6], ou comme une expérience [7] (Lacoue-Labarthe, 2015 [1986]), la poésie est un art et une pratique du langage – en écart. Écart des normes, des usages, elle est une « contre-parole » selon Paul Celan (cité par Lacoue-Labarthe, ibid. : 74) [8]. Il y entre du trouble : du non-limpide et de l’agitation, de l’impur et de l’altération. « Le tissu du poème est trouble, indiscernable, le poème va sa route par-dessous » (Glissant, 2009 :13). Læ poète·sse agite, remue, vient « baratter » la langue, dans une visée proliférante propre à créer, travailler des relations (Glissant, 1997 : 122-123).
Poésie et sociolinguistique envisagent la langue dans sa multiplicité, sa prolifération et ses dimensions, en acte ; n’hésitant pas à être fauteuses de trouble, elles en embrassent, chacune à leur manière, l’opacité.
Poussée par ce double élan – chercher/créer – je me lance dans l’enquête. Prises de contact, rencontres, terrain. De longues journées, la découverte d’un monde pluriel. Partir à l’aube rejoindre la campagne. Passer des heures dans les bois aux côtés d’une femme armée, immobile et les sens en alerte ; courir les vignes avec chiens et chasseresse. Ce sont chaque fois des temps où le corps doit s’adapter, où les sens sont fortement sollicités. Beaucoup de prises de sons, de photos, je tiens mon carnet de terrain le lendemain. Une entrée en écriture sous le signe du récit, format classique en ethnographie, mais inhabituel pour moi [9].
Après ces premiers pas sur le terrain viennent les premiers textes de création. Je pars d’un lexique cynégétique littéraire, d’expressions et bribes de paroles relevées sur le terrain. J’ai l’habitude de mailler des registres dans l’écriture. En 2014, dans Industries de diptères, je jouais avec les codes éditoriaux et les modalités énonciatives du lexique sous la forme d’un glossaire poétique figurant en fin d’ouvrage.
Spontanément, je me tourne vers l’exploration d’un autre code de l’édition scientifique : la note de bas de page. J’essaie, par des annotations, d’élucider les références cynégétiques du poème. À l’instar de La Ménardière, poète du 17e siècle, je tente de « mêler agréablement les roses parmi les épines » (1656, cité par Chométy, 2020 : 158). La Ménardière assortit son « Hymne des belles Connaissances de la Nature » de tout un appareil de notes. Des « marginalia » (ibid.) qui explicitent le poème et ont vocation à le légitimer, à l’élever au niveau de véridicité de la science. Mes premiers tâtonnements m’amènent à la poésie scientifique, un genre prisé jusqu’au 18e siècle, divisé en deux grandes tendances : une forme didacticienne de vulgarisation du savoir et une forme plus autonome où la science est source d’inspiration (Louâpre et al., 2014). Un genre que je découvre a posteriori, mais dont je m’éloigne rapidement : l’intention explicative met, pour moi, le poème en péril. J’éprouve la difficulté du dispositif de la note : l’injonction à signifier ferme le texte. La note de bas de page est moins « solution » que « piège » (Dina, 2014 : 228), et elle confirme selon moi l’impossible d’une intention didactique du poème.
Je renonce alors à toute intention de clarification, mais garde le dispositif de notes, en le détournant : les notes, assemblées à la fin du texte, forment un autre poème. Sans élucidation. J’y creuse l’opacité.
Ce détournement n’a pas juste vocation ludique, mais bien à entrer plus avant dans l’énigme de la parole autre. L’appareil de notes cherche ici à faire descendre (les lecteurices ? ou juste moi qui écris ?) d’un cran vers l’intérieur de la langue, dans une sorte de remuement des pratiques langagières (mêlant vocabulaire cynégétique, paroles des chasseresses et mes propres mots). Le poème est dégrisé de toute tentation scientifique, délivré du piège d’un sens univoque. J’aurais pu simplement supprimer les notes. Je persiste pourtant. Car jouer à déjouer l’appel au sens de la note invite, pour reprendre une formulation d’Elizabeth A. St. Pierre, à « desserrer l’emprise du sens reçu, qui limite notre travail et nos vies » (Richardson et al., 2022 : 40). La prolifération sémantique, ici, souligne l’inconnu, l’opacité d’un monde autre, et crée résonances. Elle facilite aussi l’émergence et surtout la lecture d’émotions inaperçues. Dans cet extrait, c’est presque malgré moi que sont entrées en résonance la difficulté à comprendre, interpréter, éprouver des actions de chasse à peine découvertes, et des émotions vives, puissantes, parfois tellement déconcertantes que l’écriture m’est nécessaire pour les mettre en travail, tâcher de les comprendre.
Cette exploration de la note m’a aussi permis de prendre conscience de ma responsabilité envers les participant·es à l’enquête. En appliquant un geste définitoire à des mots soustraits au discours de mon interlocutrice, j’avais l’impression de la faire disparaître. La définition donnait accès au sens des mots, mais ils devenaient miens. C’est alors la question de l’appropriation qui m’apparaît, dans un premier mouvement réflexif.
Redoubler le poème dans la note devient un acte d’écriture et de pensée où adviennent questionnement sur soi et perception aigüe de l’altérité et des écarts (entre soi et l’autre, entre la langue, la parole, le réel et ses situations). Je fais l’expérience, au cours de ces moments initiaux où s’entremêlent écriture, terrain et travail des données, d’une écriture poétique qui pense, cherche, analyse. Laurel Richardson et Elizabeth A. St. Pierre ont bien montré comment l’écriture pouvait être à la fois « méthode de recherche » et « mode de pensée » : « la recherche survient dans la pensée qu’éveille l’écriture au fil des phrases qui s’enchaînent » (ibid. : 1). Pour St. Pierre, « l’écriture, c’est la pensée ; l’écriture c’est l’analyse, ce qui en fait une méthode de découverte complexe et séduisante » (ibid. : 52). Richardson parle d’un « terrain de jeu » (ibid. : 59), jeu libérateur qui permet à St Pierre de récolter des « données de rêve, données sensuelles, données émotionnelles, données d’interprétation située […] et données de mémoire […] » (ibid. : 62). Des données subjectives, incarnées, liées intimement à la chercheuse et à sa perception sensible du terrain, propres à l’élaboration d’un savoir réflexif : « Ces données ne figuraient ni dans mes transcriptions d’entretiens ni dans mes notes de terrain, là où les données sont censées se trouver […]. Mais elles étaient toujours déjà dans mon esprit et dans mon corps, et elles sont apparues de manière à la fois inattendue et appropriée dans mes écrits — des données fugitives, passagères, excessives et hors catégorie » (ibid.). En un processus tout rhizomatique, l’acte d’écrire produit des « connexions accidentelles » incontrôlées (ibid. : 63), qui ramènent à la conscience, en même temps, données et analyse.
Je fais aussi cette expérience. Mon enquête me bouleverse, parfois. Je me confronte à la vie et à la mort, à la responsabilité face au vivant, à l’animalité, à la prédation. Beaucoup de rêves, d’émotions, sourdent dans l’après de ces journées de chasse. Dans un nouveau temps d’écriture, je décide d’écrire en rebonds, à partir du carnet de terrain, comme en marge, de courts poèmes réflexifs qui mêlent réactions au terrain, réflexions théoriques, émotions, doutes, rêves. Je garde la structure chronologique du carnet.
Trois extraits de ces courts poèmes réflexifs :
Cet aller-retour entre outil scientifique (carnet de terrain) et écriture poétique (matérialisée par l’usage et la spatialisation du vers) ouvre à d’autres prises de conscience. C’est un accès à soi, « a way-in » [« un seuil »] (John Guiney Yallop dans Faulkner, 2017 : 210). Un moment dédié au retour sur soi. S’accorder cette durée, ce temps d’écriture poétique, permet une auto-maïeutique : dans les proliférations libres du travail poétique de la langue, je crée des passerelles. De moi aux autres, de la mémoire aux discours, des images au réel. Comme l’écrit Sandra Faulkner, « the use of poetry as reflexive practice can help with the acknowledgement of bias and expectations » [10] (2017 : 211), et fonder une réflexivité sensible susceptible de produire un savoir plus situé, plus engagé dans le vécu. C’est de mon quotidien, urbain, et de mes tensions internes face à ces nouvelles réalités que proviennent ces images. En les écrivant je mesure, évalue mes propres ressentis, ce que tout ça remue et transforme.
Puissance pathémique, pouvoir d’évocation, proliférations sémantiques, la poésie ouvre à soi mais aussi à l’autre, l’ailleurs. Dans un échange avec John Guiney Yallop (poète et chercheur) et Sean Wiebe (chercheur), Sandra Faulkner évoque une poésie apte à « capturer », ou « décrire » de façon puissante, frappante ou émouvante des aspects du réel cachés ou qui s’écartent des normes (2017 : 210-211). Pour Guiney Yallop, « it’s like the Matryoshka dolls ; poetic inquiry goes further inside to the hidden, or waiting, treasure that the first, or second, glance does not give access to » [11] (ibid. : 211). Quand il s’agit de décrire un moment de chasse, le carnet de terrain le fait bien, de façon linéaire, au rythme du récit. Pourquoi chercher autre chose que la prose pour dire le réel ? Qu’est-ce que la poésie peut bien faire d’autre ? De mieux ?
Adrie Kusserow voit dans l’utilisation de la poésie en ethnographie un moyen de faire une « thick description » [« description dense »], « through “fierce meditation” and the ability to “uncover layers of reality and subtlety” » [« à travers une ’féroce méditation’ et la faculté de ’découvrir des strates de réalité et de subtilité’ »] (Kusserow, 2008, cité par Faulkner, ibid. : 214). La « description dense », est selon Clifford Geertz (1998) propre à l’ethnographie. Il écrit : « [p]ratiquer l’ethnographie c’est comme essayer de lire (au sens de “construire une lecture de”) un manuscrit étranger, défraîchi, plein d’ellipses, d’incohérences, de corrections suspectes et de commentaires tendancieux […] » (Geertz, 1998 : 6). L’ethnographe doit parvenir à désentrelacer des phénomènes qui se recouvrent, atteindre à une description en finesse d’« une multiplicité de structures conceptuelles complexes » qui se présentent entrelacées à l’observateurice ; « des structures étranges, irrégulières et implicites » (ibid.). Face à cette étrange complexité du terrain, il faut à l’ethnographe un « acte d’imagination » (ibid. : 10) pour élaborer son interprétation. Les notes de terrain sont un socle, les premières esquisses de cette description. La poésie, toute trouble, dense et polysémique soit-elle, est pour moi différemment armée. C’est qu’elle fouille, dépasse la première peau, les apparences premières. Ethnographes et poète·sses sont engagé·es dans un geste similaire de “construction” – création – qui part d’un déchiffrement, d’un décryptage (« accroupi dans la boue », dirait Ginzburg, 1980 : 11). Et Adrie Kusserow, elle-même poétesse, par cette formule « féroce méditation », dit la force tiraillée et tiraillante de l’ethnographie comme de la poésie, entre accueil (la « méditation », en lâcher-prise) et acharnement, pour décrire la complexité parfois indéchiffrable de l’inconnu.
Dans ce poème je reviens sur l’image d’un chevreuil mort, étendu dans le local de chasse. L’écriture fait signe vers les gestes humains du dépeçage et amorce une visée réflexive – sur ma place, mon regard, face à la mort animale. Dans ces tâtonnements initiaux de poésie de terrain se lèvent, pour moi, concomitamment, une approche, une com-préhension du monde de la chasse et un questionnement sur ce qu’enquêter veut dire, sur ma place de chercheuse poétesse. Un geste qui met en travail les problématiques cynégétiques, mais aussi épistémologiques, de la prédation. La quantité de “prendre”, dans le comprendre, comme dans l’écrire. S’y déploie la question des relations entre toustes les acteurices (chasseuresses, animaux, chercheuse) et ce qui les entoure. Pour la plupart des chasseresses rencontrées, la chasse est une pratique physique, une expérience sensorielle et émotionnelle forte qui les relie au vivant, aux autres. Dans leurs discours, les agentivités humaines et non-humaines s’affrontent ou s’allient. Ce poème travaille (ou est travaillé par) la question de l’agentivité animale et amorce une réflexion que je poursuis par des analyses discursives des entretiens. Cette démarche d’enquête innovante, “en pas chassés” entre poésie et sociolinguistique, peut être particulièrement pertinente dans le cas des terrains sensibles. L’écriture a pour moi favorisé une compréhension fine, intériorisée, de la nature « sensible » de mon terrain (Garric et al., 2022) : sous le texte se rencontre une somme de risques et vulnérabilités. Je repère enjeux et lignes de force, dynamiques de pouvoir : comment les frontières entre espèces se dessinent, quelles luttes politiques, territoriales, sociales, bouillonnent dans les discours. Je commence à saisir la polarisation entre monde de la chasse et monde urbain ; mais aussi mes lacis ambigus, entre plaisir de l’expérience humaine et empathie pour l’animal chassé.
Par ces premiers exemples, j’ai tenté de montrer comment l’écriture poétique peut devenir méthode de recherche dans une enquête de terrain en sociolinguistique ethnographique. Une démarche nouvelle dans la discipline, à ma connaissance, et qui permet de découvrir autrement la pratique féminine de la chasse que lors d’enquêtes plus classiques. Inversement, j’ai tâché de mettre en évidence la manière dont les méthodes ou dispositifs scientifiques peuvent orienter/désorienter l’écriture poétique. Ainsi l’apport est-il double ; le mouvement alluvial enrichit les deux sols : celui du savoir, celui de l’art. Un double mouvement dont la portée se renforce lorsque je cherche à approfondir la question de l’altérité, dans une poésie de transcription. Comment comprendre, appréhender l’autre par l’écriture poétique, sans ramener son discours à ce que mes propres représentations contiennent déjà ? Sans réduire ou m’approprier ce discours ? Comment en saisir l’épaisseur, en montrer à la fois la complexité et l’opacité ? Ma recherche se (et me) déplace, vers une poésie qui cherche à expérimenter l’altérité en prenant acte des corps et de la matérialité de la parole.
À mesure que je m’engage dans l’enquête, je bute sur les limites d’une pratique d’écriture qui part de moi, les limites d’une poésie trop “située”, trop imprégnée de mes propres entrelacs, qui me semble insuffisante ou inadéquate pour rendre compte de la parole de l’autre. Le jeu sur la note, les textes en écho au carnet ouvrent une saisie du terrain, mais la parole des chasseresses n’y est pas. Certains fragments de discours y figurent, mais je me les suis appropriés : devenus miens ils sont gros de nouvelles significations. Les définir en note me semble les désosser, les priver de chair et de voix, provoquer un effacement plutôt qu’un accueil de l’autre. C’est une façon d’entrer en relation avec le terrain mais je veux tenter quelque chose d’autre, échapper à l’appropriation. La question altéritaire vient incliner ma pratique d’écriture vers une forme de care [12] qui enjoint de faire toute sa place à la parole de l’autre. Une motivation propre à la sociolinguistique ethnographique : « Dans sa démarche ethnographique, læ sociolinguiste, conscient·e de la pluralité de l’autre et de soi, des identités en mouvement, et de l’impossible position surplombante de l’expert alors qu’iel cherche à donner du sens à l’autre en paroles, se doit d’adopter une posture empathique, nécessaire à une alter-linguistique ontologique » [13] (Moïse, 2009a : 49). Reste à savoir comment la poésie peut entrer en jeu dans cette alter-linguistique et prendre la mesure du langage en « pratique d’altérité » (Moïse, 2009a : 50). Pour relever le défi, je m’essaie à une « poésie de transcription », une des formes de « poetic inquiry » [14] relevée par Monica Prendergast dans sa bibliographie critique (2009 : 545). Celle-ci distingue : la « Vox Autobiographia/Autoethnographia », poésie à dimension réflexive de type autoethnographique, la « Vox Participare », poésie de transcription d’entretiens, la « Vox theoria », réalisée à partir de théories. Je commence à jouer avec les codes de la transcription. Donner sa place à une voix sans en faire une proie, voilà tout l’enjeu. Lorsque je m’oriente vers cette poésie de transcription, je n’ai encore rien lu de Monica Prendergast, Sandra Faulkner ou Laurel Richardson, aussi vais-je tâtonner et avancer à ma manière.
Le premier “autre” auquel je fais place, c’est le chien. Ou plus exactement l’interaction chien-chasseresse. Je mets en travail cette fois les conventions sociolinguistiques de la transcription [15]. Je pars, non d’un entretien, mais d’une prise de sons du terrain. On y entend les chiens, la meute. Le son des aboiements me ramène dans les bois, j’ai encore imprimé au corps l’émotion de la meute (la « musique » disent les chasseuresses). Puis c’est la fin de la battue, une chasseresse rappelle sa chienne. On entend souffles et mouvements, cris et bruits environnants. De ce moment de croisement entre l’écoute du terrain, le souvenir de l’expérience vécue et les conventions de transcription, advient un déplacement de mon écriture, qui s’oriente vers une forme de poésie sonore proche du fieldrecording [16]. Cela devient un texte d’écoute, qui tente de saisir les matérialités sonores de la langue et du réel – bruits, paroles, cris, signaux animaux.
Pour la transcription de ce moment de terrain, j’utilise des conventions sociolinguistiques, académiques. Allongement vocalique figuré par les deux points, parenthèses pour les phénomènes non-verbaux et la contextualisation, tiret pour les ratages (troncation), etc. Ce texte se déploie dans une dimension visuelle non recherchée au départ, inattendue. Cette écriture “de transcription” se rapproche de « l’acte d’enregistrement », qui « procède ainsi de la patience, de la curiosité et parfois de l’improvisation » (Galand, 2012 : 12). L’écoute exige cet état de curiosité et de patience, d’alerte aussi, très physique, pour une saisie toujours échappée, toujours insatisfaite, de l’aléatoire du moment. Comment transcrire avec précision un froissement, le trille d’un oiseau ? J’abandonne assez vite l’intention d’exactitude, m’inscris dans un geste d’interprétation de la bande sonore, une inscription scripturale d’un moment, reconstruit très attentivement à l’oreille et de mémoire : en quelque sorte, une fiction. Une fiction poétique que j’insère au commencement de mon texte précédent « Nulle veine (qui y tende) ». Cette nouvelle expérimentation m’a permis d’entrer plus avant dans une “description épaisse” et poétique du terrain, qui n’hésite pas à solliciter l’imagination. La dimension visuelle de la transcription figure le mouvement du son, crée un effet de rythme. L’écoute m’apparaît comme geste créateur. Quelque chose se passe : apparaissent ici l’agentivité du chien en acte et sa relation de proximité avec la chasseresse. Cette place donnée au chien par la transcription poétique est innovante dans mon champ disciplinaire et me semble une piste fertile. Je vais alors plus avant, vers la mise en scène textuelle d’une parole dans une poésie de transcription proprement dite.
Lorsque je m’attèle à la transcription sociolinguistique de mon premier entretien, je travaille à l’oreille, le plus finement possible, sans logiciel, sur traitement de texte. Me frappe le rythme de cette parole. L’étonnement me pousse alors à recommencer la transcription, à la main, dans un carnet.
Je note les reprises, anaphores, les petits coups de la main sur la table qui ponctuent l’énoncé, les ratages. Je travaille la parole, à même. J’y fais des coupes, je la dispose sur la page, espace les mots ou les rassemble, joue sur les passages à la ligne, etc. Apparaissent rythme, souffle, une dimension concrète et déjà poétique. Certains passages ressemblent aux « We poems » ou « I poems » tels que Llangco (2019) les définit [17]. Ces poèmes, pensés comme « a soft version of research poems » [« une version soft du poème de recherche »] (ibid. : 69), prélèvent des fragments du discours sans en modifier l’ordre chronologique. C’est une méthode d’écoute qui cherche à mettre en évidence les relations de l’interlocuteurice avec son entourage (nous-poèmes), ou sa façon de se définir (je-poèmes) [18].
Dans cette même phase de recherche, j’essaie aussi des formes de recomposition poétique de la parole de l’autre, en “élaguant” l’entretien, allant à l’étiolement, la réduction, le précipité de cette parole.
Un extrait de la transcription “élaguée” :
Cette façon de faire se rapproche des « poèmes trouvés » (Llangco, 2019 : 69), à la dimension assumée de réécriture. Je pense au cut-up [19], technique littéraire de recomposition de texte par collage de fragments, mais la « poésie trouvée » (Faulkner, 2017 : 215) est diamétralement opposée au cut-up : d’un côté une volonté de fidélité à l’énoncé source, de l’autre un acte délibéré de détournement [20]. Ces réécritures à partir de transcriptions d’entretien sont, pour Corinne Glesne (1997 : 202), « the creation of poemlike compositions from the words of interviewees » [21]. Ces poèmes ne contiennent que les mots des interviewé·es, même si ces mots peuvent être déplacés, juxtaposés ou transformés (ibid. : 204). Corinne Glesne réalise plusieurs portraits d’une participante à partir de différentes recompositions de son discours, cherchant à rester fidèle à l’essence de celui-ci. Quand je m’y essaie, la tentative me paraît riche. Comme si je m’arrêtais sur le discours de mon interlocutrice, comme si je lui donnais place dans une autre temporalité. En même temps, j’entre dans une rêverie qui m’est propre. Consciente de la difficulté de cette fidélité au discours, Glesne évoque une troisième voix : « Poetic transcription creates a third voice that is neither the interviewee’s nor the researcher’s but a combination of both » [22] (1997 : 215). Une voix qui agit comme révélateur de sens (ibid.). Ce que la poésie trouve, ici, relève de la relation : soi et l’autre, soi et le terrain, soi et soi. C’est une immersion, sensible et profonde, dans la parole de l’autre.
Mais si travailler la prolifération textuelle à partir des mots des participant·es promet des lectures fertiles en interprétations, perceptions sensibles et élaborations d’un imaginaire du terrain, il me semble que le risque est de ne pas réussir à échapper à sa propre voix [23]. Quand je relis l’extrait du poème trouvé présenté dans la Figure 7, je réalise que j’entends ma voix. J’y ai inséré mon rythme et mon souffle d’écriture.
Ces phases d’exploration poétique des entretiens abondent en saisies (lectures) du terrain et en données réflexives. Mais y manque la matérialité sonore de la parole. Y manquent le souffle et le rythme, le corps et les silences de l’autre. Y manquent les ratages, hésitations, la temporalité de l’énonciation, la mélodie du discours. Y manque l’autre.
Cette quête de l’autre m’amène à creuser encore la transcription poétique, dans une pratique d’écoute qui, en s’attachant à la matérialité des discours et des corps en présence dans l’enquête, tend vers une pratique d’altérité.
Je reprends donc la transcription tapuscrite, je mets en vers cette transcription, sans rien changer au discours de mon interlocutrice, en en retirant seulement mes interventions. Je sors des conventions sociolinguistiques, recrée un code de transcription, plus personnel, plus visuel surtout, tâchant de représenter les ponctuations sonores et la musique de la parole de la chasseresse.
Ce procédé me permet d’aller plus avant dans la matière sonore, concrète, de la parole. Pour D. Soyini Madison, « Sound, as well, as the literal word, creates the experience of the oral narrative, and in many moments sound alone determines meaning » [24] (1991 : 232, citée par Faulkner, 2017 : 215). Laurel Richardson, aussi, cherche à rendre compte de cette dimension dans son ethnodrama « The case of the skipped line », où elle met en scène la voix d’une de ses interviewées, Louisa May. Elle évoque les « rythmes hill-southern » de cette voix (Richardson, 1993 : 696) et raconte comment elle a performé son ethnodrama, en mêlant sa voix normale à sa voix empruntant l’accent de Louisa May.
En ajoutant à la transcription versifiée des inscriptions typographiques ou symboles (sur ou en dessous de la ligne d’écriture), je renforce un effet de mise en scène. Cela fait quelque chose qui oscille entre la partition musicale et la didascalie. L’effet “représentation” de la parole y est explicite, et ma présence d’autrice-ethnographe-interprète est perceptible en arrière-plan. Cette transcription poétique cherche à rendre la chair et le mouvement de la voix qui parle. À en montrer la teneur sans la défaire d’elle-même, sans la réduire à une succession de messages. Faire de la transcription de l’entretien une pièce sonore, représentée sous forme de partition et vouée à être performée, vient ancrer l’approche scientifique dans le sensible ; c’est une façon de proposer à la fois une représentation et une expérience de l’altérité.
Entre partition et performance, mon expérimentation fait signe à des poète·sses comme Michèle Métail et Bernard Heidsieck. Dès 1955, celui-ci désigne sous l’appellation « poèmes-partitions » (Heidsieck, 2009) ses poèmes voués à être performés. La partition est figurée par la disposition spatiale du texte sur la page, par la typographie et des didascalies. En 1998, il observe et écoute les corps, en prélève respirations et souffles, dans une série de textes : « Respirations et brèves rencontres » (Manno, Garron, 2017 : 376-377). Michèle Métail consacre son œuvre depuis les années 1970 à des « publications orales » où elle se propose d’« accomplir le texte » comme un acte de langage la reliant à son auditoire (Métail, 2018 : 211). Gommettes ou étiquettes superposées aux textes (présentés en classeurs ou rouleaux de papier qu’elle déroule en lisant) font fonction de partition, précisant « les nuances, les débits (tempo) et les caractères de la voix » (ibid.).
Mes recherches poétiques, parties du geste scientifique, font retour vers un sol et un héritage poétique et artistique. Cette présence sonore du langage, figurée sur la page par des inscriptions visuelles, renvoie à la poésie sonore, mais aussi à la poésie visuelle et, au-delà, à la poésie action et à la performance – mouvements poétiques à forte dimension de critique sociale nés dans les années 1960 (Donguy, 2007) [25]. Cette fonction critique se retrouve aussi sur le plan épistémologique.
Transcrire poétiquement une parole, c’est aussi transgresser les codes de l’écriture scientifique. Cet écart de la prose au profit du vers porte, selon Richardson (1993), une dimension de critique épistémologique. Alors que la prose se présente comme une évidence, la transcription poétique rend visible la mise en scène textuelle. Écarter la prose, c’est alors faire apparaître les soubassements idéologiques positivistes de la construction du savoir (Richardson, 1993) [26]. C’est une façon de contrer l’évidence d’une écriture qui tend à occulter la présence de l’ethnographe (son point de vue, son interprétation). La transcription poétique cherche à faire (ré)apparaître l’autre, en relation. C’est une piste de travail par laquelle je tente de renverser le rapport de domination : ma présence de chercheuse est gommée (j’ai retiré tous mes énoncés), mais persiste en creux sous la mise en scène textuelle. Le discours transcrit installe un rythme, que j’espère fidèle, mais un rythme en relation avec mon écoute. Il y a donc bien deux corps, deux voix, en acte dans cette transcription. C’est une tentative de monstration de la parole, en épaisseur. Je rejoins ici Sandra Faulkner qui parle d’un « retour au corps » : « Poetry promises to return researchers back to the body in order to demonstrate how our theories arise out of embodied experience » [27] (Faulkner, 2017 : 214).
La transcription sociolinguistique est déjà, si l’on se passe de logiciel, un moment très physique, intense : cela demande une attention extrême à toute marque d’hésitation ou de ratage, à la longueur des pauses et des silences, aux reformulations, au son. Ce temps de transcription, souvent très long, met en jeu tout le corps (qui n’est plus « accroupi » mais assis – le dos, les bras, les mains, les jambes aussi transcrivent), lie le corps aux souvenirs du terrain, eux-mêmes ancrés physiquement, émotionnellement. Mon expérience de la transcription poétique confirme ce point commun entre la chasse, la sociolinguistique ethnographique et la poésie : toutes trois sont des arts ou pratiques de l’écoute, toutes trois ont rapport à la matérialité sonore. Il y a pour moi une extraordinaire similitude entre læ sociolinguiste qui écoute un entretien, attentif·ve au moindre saut de langue, et læ chasseuresse qui posté·e dans un bois, tend l’oreille au moindre bruit environnant [28]. Et læ poète·sse joint le monde et la langue en même écoute, dans le geste d’écrire.
L’enquête poétique, en déployant l’écriture comme méthode de recherche, fait émerger des données sensibles autant que réflexives, et propose une expérience de l’altérité qui ouvre à la construction d’un savoir situé, partiel, épaissi et nourri par un tissu de relations. Non plus un savoir “de tête” centré sur le sens de la vision (Haraway, 2007), mais un savoir réflexif fondé sur une reconnaissance et une exploration du corps cherchant/créant, en chair et en conversation. Faire œuvre de réflexivité, c’est alors prendre en considération son corps, ses désirs, ses rêves et son histoire personnelle, non pour « parler de soi », mais pour entrer dans cette « longue conversation » (Heller, Moïse, 2009) qu’est la recherche (en sciences humaines et sociales comme en poésie) en tenant compte de l’« arrière-scène », de « ses propres enchevêtrements, ses motivations et envies de recherche, ses partances et ses désirs de langue » (Moïse, 2009b : 177). En explorant différentes formes poétiques (poème de recherche, poème réflexif, poème trouvé, transcription poétique), je cherche à faire avancer cette conversation, à en arpenter les « en dessous » (Heller, Moïse, 2009. :10), en saisir les trames, liens, rapports de force.
La transcription poétique prend une dimension performative dans cette conversation partagée : sans prendre la place des autres ou parler à leur place (Pelias, 1991 cité par Spry, 2001 : 12) je tente ici de ré-incarner [29] des discours ou des récits, en ré-agençant les relations et dynamiques de pouvoir. Cette dimension relationnelle qu’accompagne à la fois un renforcement de l’adresse (à un lectorat ou à une audience) par la spatialisation visuelle, et une intention esthétique et sensible, rapproche ma démarche de l’« enquête performative » de Mary et Kenneth J. Gergen (2011) ainsi que des performances autoethnographiques de Tami Spry (2001) ou des pièces ethnographiques de Laurel Richardson (1991, 1993, 1999). Les arts de la performance sont-ils comme l’espère Luca Greco (2017 : 313) de futurs chemins pour la sociolinguistique ou les sciences du langage ? À sa suite, il me semble aujourd’hui y voir un courant fertile en alluvions à la fois théoriques et conceptuels.
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[1] Dans le champ, très varié, de la sociolinguistique, je m’inscris dans une sociolinguistique des discours et interactions, une perspective ethnographique et qualitative.
[2] [« une manière de plus en plus holistique de connaître et d’être au monde, qui ne privilégie pas exclusivement la compréhension cérébrale, mais qui fait place aux remuements viscéraux propres aux phénomènes humains »] Dans cet article, l’ensemble des traductions figurant entre crochets est réalisé par mes soins.
[3] J’avais obtenu la même année une bourse de création pour ce projet d’écriture où j’affirmais dès le départ une intention ethnographique.
[4] J’ai choisi dans cet article de combiner plusieurs formes d’écriture inclusive. Mon principe directeur : limiter le point médian quand une alternative aisément lisible est possible, utiliser les formes neutres. Ainsi je préfère, pour les pronoms et articles, mais aussi certains pluriels de substantifs adopter des formes de contraction (celleux pour celles et ceux, læ plutôt que la·e, auteurices plutôt que auteur·ices, toustes plutôt que tous·tes), quant à la marque du pluriel dans le cas des occurrences avec point médian, elle s’enchaîne à la marque du féminin, afin d’éviter le double point médian.
[5] Il ne saurait être question, ici, de définir la poésie, qui échappe aux tentatives définitoires en tant qu’elle est elle-même mouvante, proliférante, multiple. Mais quelques grandes lignes se détacheront au fil de cet article et je montrerai les choix que j’opère dans ce champ pour y tracer chemin.
[6] « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême […] – Seulement, sachons, n’existerait pas le vers : lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues, complément supérieur. (Mallarmé, 1976 [1897] : 244-245).
[7] Philippe Lacoue-Labarthe parle de la poésie comme expérience c’est-à-dire « traversée d’un danger », à propos de la poésie de Paul Célan (2015 [1986] : 30).
[8] « C’est la contre-parole, c’est la parole qui brise les ’fils’, la parole qui n’est plus la révérence faite ’aux badauds et à l’histoire sur ses grands chevaux’, c’est un acte de liberté. C’est un pas » (Celan, La mort de Danton, cité par Lacoue-Labarthe, ibid. : 74).
[9] J’ai choisi ici de présenter un extrait écrit le lendemain de ma première battue, en supprimant quelques passages pour condenser le récit autour des moments les plus évocateurs de ce jour-là. Je le présente en tant que “figure”, non intégré au corps de l’article, pour lui donner fonction de document.
[10] [« l’usage de la poésie comme pratique réflexive peut aider à reconnaître préjugés et attentes »]
[11] [« c’est comme les poupées russes ; l’enquête poétique va plus loin, vers l’intérieur, jusqu’au trésor qui se cache ou attend, auquel le premier ou le second regard ne donne pas accès »]
[12] Sur la notion de care – comportement éthique historiquement assigné au genre féminin, sollicitude ou soin des autres, particulièrement des êtres les plus vulnérables – théorisée par Joan Tronto et Carol Gilligan, voir notamment Brugère, 2021 et Ibos, 2019.
[13] Citation transposée en écriture inclusive avec l’accord de son autrice.
[14] “Poetic inquiry” est l’appellation qu’elle choisit parmi une quarantaine d’autres désignant l’utilisation de la poésie en SHS : de l’ethnopoetic à la poetic inquiry en passant par la fieldpoetry ou l’investigative poetry (Prendergast, 2009 : 544).
[15] Il est d’usage lors d’une transcription sociolinguistique d’adopter des conventions précises, conventions jointes à la transcription.
[16] L’expression « poésie sonore » renvoie ici à une poésie qui se focalise sur la matérialité du son, emploie des techniques d’enregistrement, a vocation à être performée publiquement (Bobillot, 2009 : 26). Quant au fieldrecording, ou enregistrement de terrain, c’est une pratique née fin 19e, utilisée par des ethno-musicologues, audio-naturalistes, avant d’être investie au 20e siècle par des artistes de tous horizons. Le fieldrecording implique souvent un « terrain imprévisible et instable », et « nécessite une concentration et une écoute accrue » (Galand, 2012 : 12).
[17] « We-Poem is constructed by selecting all phrases from an interview transcript containing the pronoun “we” then combining them into a poem-like structure » [« Un Nous-Poème est construit en sélectionnant toutes les phrases d’une transcription d’entretien qui contiennent le pronom ’nous’ et en les assemblant dans une structure de type poétique »] (Llangco, 2019 : 68-69).
[18] Pour Rich Furman, Cynthia Lietz et Carol L. Langer : « these poems can be viewed in much the same way as qualitative data, as an exploration of the lived experience of the research subject/participant. The poems are data about both subject and author, and, significantly, about the relationship between them » [« ces poèmes [de recherche] peuvent être considérés de la même manière que des données qualitatives, comme une exploration de l’expérience vécue par læ sujet de recherche/participant·e. Les poèmes sont des données à la fois sur le sujet et l’auteurice et, de manière significative, sur la relation entre elleux »] (2006 : 27).
[19] Technique littéraire issue du collage en peinture, inventée en 1959 par Brion Gysin et William S. Burrough, où l’on prélève (souvent aléatoirement) des fragments textuels de sources diverses pour les recomposer en un nouveau texte.
[20] « Le cut-up est une forme d’écriture critique, particulièrement destinée à ’démonter’ les langages dominants et à noter en quoi ils font inévitablement ’reste’ et deviennent, dans le retournement que leur impose le cut-up,la matière même de l’écriture » - source : https://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/cut-up/172648 (consulté le 14/04/2023)
[21] [« la création de compositions simili-poétiques à partir des mots des interviewé·es »]
[22] [« La transcription poétique crée une troisième voix qui n’est ni celle de l’interviewée ni celle de la chercheuse, mais une combinaison des deux »]
[23] Ou le risque de “s’assourdir” de soi. Je n’implique pas ici un détachement radical de soi, mais peut-être une manière de faire de la place, en soi et dans l’écriture, à d’autres voix que la sienne – ce qu’est l’écoute, finalement ?
[24] [« le son, aussi, comme le mot littéral, crée l’expérience de la narration orale, et bien souvent le son seul détermine le sens »]
[25] Poésie action et poésie performance sont, pour le dire rapidement, des façons d’« intégrer le geste et le corps à la parole » (Donguy, 2007 : 282). Le mot performance, qui fleurit sémantiquement dans le champ artistique contemporain, renvoie pour moi à deux dimensions : d’une part, une représentation artistique qui engage le corps (dont la lecture-performée, qui demande un engagement physique différent d’une simple lecture à voix haute) ; d’autre part, une action expérientielle, dépassement ou mise à l’épreuve, par laquelle expérimenter une forme d’altération ou d’altérisation de soi. Ces deux dimensions, indépendantes, peuvent s’articuler et se rejoignent par leur caractère d’action relationnelle dans un cadre spatio-temporel donné.
[26] « Why prose ? How does the prose trope conceal the position of the author (the sociologist) and prefigure judgments about the validity of a social science text How does the convention of writing-up interviews as prose pieces re-inscribe an unexamined epistemic code regarding how knowledge in general should be presented ? » [« Pourquoi la prose ? Comment le trope de la prose masque-t-il la position de l’auteur (le sociologue) et induit-il des jugements sur la validité d’un texte de sciences sociales ? Comment la convention consistant à transcrire en prose des entretiens ré-inscrit-elle un code épistémique implicite sur la façon dont la connaissance en général devrait être présentée ? »] (Richardson, 1993 : 695).
[27] [« La poésie promet de rendre les chercheureuses au corps de façon à démontrer comment nos théories surgissent de notre expérience incarnée »]
[28] S’il y a bien un sens que la chasse développe, c’est celui de l’ouïe. Auprès des chasseresses, j’ai appris à écouter, encore davantage. À repérer le cri du geai qui donne l’alerte à toute la forêt. À suivre mentalement la chasse en écoutant la musique des chiens, etc.
[29] Je pourrais aussi dire “encorporer”, ou “ré-encorporer”, ou dans une langue poétique “racharner”, pour faire écho au verbe anglais embody employé dans la littérature anglophone des performance studies.
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