Si en lui-même l’énoncé de l’existence de la Shoah au musée-mémorial d’Auschwitz-Birkenau constate une réalité, il a également une valeur performative dont l’effet est de s’opposer à son déni passif (scepticisme face à une horreur difficile à croire) ou actif (refus de la réalité de l’événement). Cet effet est produit car la présence de traces matérielles et la reconnaissance institutionnelle du musée-mémorial donnent aux visiteurs le sentiment que l’histoire présentée est un constat. Sans remettre en cause le sérieux historique du musée-mémorial ni la légitimité de l’effet qu’il produit, cette perception peut être critiquée d’un point de vue épistémologique. Elle se fonde sur l’oubli du travail des historiens et des muséographes. L’opposition au déni est créée par le dispositif communicationnel qu’est Auschwitz-Birkenau. Ainsi, l’expérience de l’authenticité fondant l’opposition au déni de la Shoah est en fait une théâtralisation de l’authenticité.
Mots clés : Auschwitz, éducation, musée, négationniste, Shoah
Visiting Auschwitz against Holocaust denial. Experiencing the materiality of history
If the statement of the existence of the Holocaust at the Auschwitz-Birkenau Memorial Museum stresses a reality, it also has a performative effect, which is to oppose denial – be it passive (skepticism in the face of horror) or active denial (refusal of the reality of the event). This effect is produced when visitors have the feeling that the story presented is a statement, thanks to the presence of material traces and the institutional recognition of the Memorial-Museum. Without questioning its historical seriousness or the legitimacy of this effect, this perception can be criticized from an epistemological point of view. It is indeed based on the oversight of the work of historians and museographers. Opposition to denial is produced by the communication device of Auschwitz-Birkenau Memorial-Museum, so that the experience of authenticity founding opposition to denial of the Holocaust is in fact a dramatization of authenticity.
Keywords : Auschwitz, education, museum, negationist, Holocaust
Si les historiens répondent aux négationnistes en mettant en avant la rigueur et la probité de leurs procédures, les livres d’histoire affirmant cette rigueur ne sont pas les seuls à travailler contre ce déni. Les médias de masses y participent également. Les productions des médias audio-visuels ont été largement étudiées dans cette perspective (Walter, 2005). Les lieux de mémoire y ont également leur part. Leur visite n’est pas alors envisagée simplement comme une occasion d’apprendre quelque chose sur l’histoire, mais comme provoquant un effet au-delà de cet apprentissage. De ce point de vue, l’activité des visiteurs ne se limite pas à la compréhension et à l’acquisition des informations présentées.
Pour envisager cette dimension, je considérerai les lieux de mémoire d’un point de vue pragmatique : au niveau de l’expérience qui en est faite et pas seulement du contenu informationnel proposé. Pour ce faire, je considérerai la manière dont cette expérience est envisagée par des lycéens ayant participé à un voyage scolaire organisé par le Mémorial de la Shoah de Paris au musée-mémorial d’Auschwitz-Birkenau. Mon hypothèse est que l’histoire qui y est présentée est un énoncé performatif (Austin, 1970 ; Searle, 1972). Sa fonction n’est pas alors simplement de décrire l’événement et d’en communiquer un savoir, mais de produire un effet contre le déni. Ce terme est entendu à la fois au sens de l’impossibilité à croire possible l’existence d’une telle horreur bien qu’elle soit attestée et de la contestation de cette attestation.
La perspective pragmatique suivie invite à examiner les trois caractéristiques de l’énoncé constitué par l’histoire présentée au musée-mémorial. Elles sont composées de la nature de l’effet qu’il que le musée-mémorial entend produire, du contenu de l’énoncé présumé efficace et de ce qui garantit la reconnaissance de son pouvoir de produire son effet. En l’occurrence, cette approche permettra de définir la nature exacte du déni combattu, la forme par laquelle l’existence de la Shoah est exprimée dans le musée-mémorial et les éléments assurant l’authenticité de l’histoire présentée. Après avoir examiné dans une première partie l’importance donnée à la question de l’opposition au déni dans les travaux sur la culture matérielle de la Shoah et la méthode suivie pour en en rendre compte, je considèrerai successivement ces problématiques. Les deux premiers points seront examinés dans la seconde partie et le troisième dans la troisième partie. Cette dernière partie considèrera successivement la nature de la garantie produite et les raisons pour lesquelles une telle garantie est absolument nécessaire.
Bien que le développement des musées-mémoriaux se soit fait dans le contexte d’une mise en avant de la culture matérielle pour lutter contre le négationnisme, cette question n’est pas problématisée en tant que telle dans les travaux sur le patrimoine obscur lié à la Shoah. Je me propose d’évaluer son importance à partir d’une enquête sur l’expérience de visite du Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau.
La culture matérielle et l’expérience des traces de la Shoah prennent une importance majeure à partir des années 1980. Cette situation peut être symbolisée par deux événements : la réponse au négationnisme et le film Shoah de Claude Lanzmann (1985). Ils introduisent l’idée selon laquelle la transmission de l’histoire du génocide pourrait passer de manière plus pertinente par une mise en rapport avec ses restes et traces. Dans les deux cas, l’effet de la confrontation avec les traces matérielles est d’attester ce qui a eu lieu.
D’un côté, l’importance du négationnisme dans la prise en compte des traces et restes matériels du génocide nazi se manifeste dans l’utilisation des recherches de Jean-Claude Pressac sur Auschwitz (Igounet, 2000). Alors qu’il s’était engagé dans une perspective négationniste pour montrer la non-concordance des éléments matériels avec l’histoire académique, il en vient à montrer la possibilité technique du génocide. Ayant essentiellement travaillé à partir d’archives et de plans techniques, il a mis en avant les productions matérielles et les outils du génocide et non des comptes rendus ou des documents textuels. Ce qui reste du génocide nazi peut participer à la lutte contre le négationnisme en attestant de son existence. D’un autre côté, Claude Lanzmann montre que les espaces mémoriaux et les objets tangibles constituent une occasion d’être au contact de quelque chose de l’événement (Deguy, 1990 : 282). Il cherche les traces dans les lieux pour y inscrire le corps et la parole des témoins. Leur parole est inséparable de cet environnement matériel où les traces de l’absence et de la disparition sont inscrites dans les paysages ainsi que dans les gestes ou les corps des survivants. Cette position est en décalage à la fois avec façon dont se présentent les témoignages écrits ou plastiques séparés de cette matérialité et avec sa description laissant de côté l’expérience racontée.
C’est dans ce contexte que se développent les musées-mémoriaux à partir les années 1990 (Williams, 2007). S’inscrivant dans la perspective de la culture matérielle des musées d’histoire et de société, ils écrivent l’histoire avec des éléments matériels. S’ils utilisent largement des témoignages de survivants, ils les réinscrivent dans leur culture matérielle. Ils sont eux-mêmes des traces, en particulier lorsqu’ils sont présentés directement par un témoin. Comme le remarque le sociologue Renaud Dulong en analysant la fonction sociale de la présence des témoins, leur corps est un reste matériel de l’événement et leur parole en émane (Dulong, 2011). Les visiteurs sont mis en présence des empreintes laissées par ceux qui ont vécu l’événement. Leur matérialité s’impose à la perception des visiteurs.
S’ils insistent sur le devoir de mémoire, les nombreux travaux sur ce phénomène n’évoquent généralement pas l’opposition au déni. Que ce soit au sens de l’incrédulité ou de celui du négationnisme, ils n’y voient pas une fonction ou un effet des musées et mémoriaux appartenant, selon la terminologie de la géographie anglo-saxonne, au dark heritage ou « patrimoine obscur » (Wadbled, 2016a). La majorité de ces études sur les fonctions culturelles ou politiques de ces lieux les présentent comme ayant essentiellement pour fonction l’éducation morale, la constitution d’un sentiment identitaire et la transmission de l’histoire. Les questions de l’incrédulité et du négationnisme ne sont pas non plus mises en avant par les études sur l’expérience des visiteurs, pourtant de plus en plus nombreuses depuis la fin des années 2000 (Thurner-Read, 2009 ; Bittner, 2011).
La question du déni est cependant apparue comme déterminante dans une enquête réalisée sur l’expérience de visite du Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau (Wadbled, 2016b). Il s’agit de 25 élèves de terminale ayant fait une visite d’une journée organisée par le Mémorial de la Shoah de Paris le 14 janvier 2015. À Auschwitz, les élèves ont visité deux expositions. L’une est l’exposition générale où sont montrés dans des baraquements essentiellement des objets ayant appartenu aux déportés avant leur déportation, des photographies prises dans le camp, des cheveux de détenus exterminés, et des cellules disciplinaires. L’autre est l’exposition française présentant le contexte avant la déportation et le sort des déportés français, essentiellement à partir d’informations écrites. Sur le site de Birkenau, ils ont traversé le camp des femmes composé de bâtiments en brique, l’espace du mémorial et des chambres à gaz en ruine, ainsi que le sauna. Si quelques éléments contextuels très généraux sur la Shoah sont donnés dans l’exposition générale, ce sont les accompagnateurs – un guide du musée-mémorial, un guide du Mémorial de la Shoah et une rescapée – qui informent sur le fonctionnement du camp et le sort des déportés y étant emprisonnés. La visite a été réalisée en continu et sans que les élèves n’aient le temps de s’arrêter longtemps dans chaque espace.
Les entretiens où il a été demandé aux élèves interrogés de parler de leur expérience ont eu lieu un mois après la visite, en dehors du cadre scolaire et indépendamment de toute évaluation du voyage en classe. Ils ont duré entre cinq et huit heures, en étant répartis sur plusieurs semaines – chaque rencontre représentant à peu près deux heures. Cette durée est apparue nécessaire afin de leur permettre d’exprimer leur vécu et surtout leur ressenti. Dans une perspective phénoménologique (Hoyaux, 2013), l’enjeu a été de rendre compte de la façon dont ils donnent sens à leur expérience vécue.
Pour cela, j’ai mené des entretiens compréhensifs d’explicitation portant une attention particulière à l’explicitation du sens des mots utilisés par les participants pour décrire leur expérience (Wadbled, 2018 ; 2019). L’analyse de la manière dont les visiteurs interrogés considèrent la question du déni provient de diverses remarques qu’ils ont pu faire en racontant leur visite ainsi que la façon dont ils en ont parlé après leur retour du voyage. Des questions précises sur le sujet ne leur ont pas été posées, mais seulement des demandes d’explicitation à deux occasions. D’une part, lorsqu’ils ont évoqué des personnes ne croyant pas à l’existence des camps, d’autre part le caractère concret de ce qu’ils ont appris par opposition à ce qu’ils imaginaient préalablement. La seule question directe leur ayant été posée sur ce sujet concerne leur rapport aux éléments matériels qui fondent leur certitude de l’existence de la Shoah. Je leur ai alors demandé ce qui leur garantit qu’ils ne sont pas devant une reconstitution.
L’objet premier de cette recherche étant de décrire la manière dont les visiteurs vivent ce qui leur est proposé, les données recueillies sur la question du déni ne permettent de l’appréhender que de leur point de vue particulier. La méthode d’enquête suivie ne permet pas d’évaluer les ambitions du musée-mémorial ou des organisateurs de la visite ni l’effet objectivement produit. Elle implique également que les analyses proposées ne concernent que les visiteurs ayant participé à cette enquête particulière. Elles ne peuvent avoir de valeur générale en tant que telles dans la mesure où elles sont le fruit d’une étude de cas circonstanciée. Cette étude concerne non seulement un lieu, mais plus encore une visite particulière de ce lieu. S’il est possible de tirer des conclusions générales et une typologie des façons de dire ce qui est ressenti, elles doivent être envisagées comme des hypothèses : des points de départ pour d’autres études et non comme un résultat général (Wadbled, 2016c).
Le récit que les visiteurs interrogés font de leur expérience permet de déterminer la nature du déni que la visite permet de contrer et les caractéristiques de l’exposition permettant de produire cet effet. La visite d’Auschwitz-Birkenau permet essentiellement aux visiteurs de ne plus être incrédules face à ce qu’ils jugent incroyable. Même s’ils ne niaient pas la Shoah à proprement parler, ils ne parvenaient pas à y croire. Ils refusent d’admettre et de reconnaitre que quelque chose comme cela puisse exister sans pour autant en remettre en doute l’existence. Cette certitude qu’ils acquièrent leur confère également le devoir de lutter contre la contestation active de l’existence de la Shoah. Elle peut être le fait soit de négationnistes, soit de personnes concluant de leur refus d’y croire le refus de l’existence de l’événement. Si la visite peut faire un tel effet, c’est qu’elle énonce l’existence de la Shoah comme étant une réalité dont il est possible de faire immédiatement et directement l’expérience à travers des traces documentaires.
Si en lui-même l’énoncé de l’existence de la Shoah au musée mémorial constate une réalité, il a également une valeur performative. Son effet est de s’opposer à toute possibilité de ne pas croire à l’existence des chambres à gaz et de la Shoah. Cet effet est présenté de deux façons par les visiteurs interrogés selon qu’il concerne leur propre doute ou celui des négationnistes. Les visiteurs n’arrivaient pas à y croire avant leur visite et les négationnistes ne veulent pas y croire.
Les visiteurs faisant la démarche de se rendre à Auschwitz ne remettent a priori pas en cause l’existence de la Shoah. Pourtant, les visiteurs interrogés confessent avoir ressentir un doute qui peut être apparenté à un déni car cet événement peut sembler incroyable, et donc est potentiellement impossible. Sans remettre en cause l’existence de la politique nazie d’extermination, se trouver devant ce qui semble être quelque chose d’inimaginable peut provoquer l’incrédulité. Une élève affirme ainsi que « c’est difficile à croire, c’est choquant parce que tu ne t’imagines pas que quelqu’un qui est capable de faire une chose comme ça. Mais oui, tu vois tout, ça devient réel. En fait, tu te dis oui c’est vrai mais il y a toujours une partie de toi qui ne veux pas accepter ça. » Même si elle ne le veut pas, elle est forcée de l’accepter en étant confrontée aux restes matériels. Une autre élève l’explicite lorsqu’elle dit : « ben parce que en fait je me dis, on se dit “mais c’est absurde de faire des choses comme Hitler a fait”, et du coup des fois on se dit “ben non”, et d’y avoir été on se dit “ben oui c’est vrai c’est vraiment atroce ce personnage-là” ». C’est dans ce sens que certains visiteurs interrogés mettent un bémol à leur affirmation de ne jamais avoir douté au préalable. Une élève exprime ainsi cette dualité entre la certitude que cela a existé et celle que ce n’est pas possible : « Hum, alors que ça l’a été. Je le savais, je savais au fond de moi je savais que ça avait existé, que c’était des vraies photos ou autres, mais pour moi, ce n’était pas possible. »
S’ils n’utilisent pas le terme de déni dans ce cas, il semble que l’incrédulité face à ce qui dépasse tout ce qui est concevable est accompagnée d’un scepticisme spontané qui autorise à parler de déni, au sens où ils refusent d’admettre et de reconnaitre que quelque chose comme cela puisse exister. Ce déni est passif, au sens où il est subi comme un effet de la nature de l’événement. Il ne s’agit pas d’affirmer que les chambres à gaz et la Shoah n’existent pas, mais de ne pas réussir à y croire sans pour autant en douter. Ce déni pourrait être également qualifiée de bienveillant. C’est l’attestation de l’existence de la Shoah inscrite dans le musée-mémorial qui produit cet effet. Il a lieu selon une logique que John Austin nomme illocutoire (Austin, 1970 :119 ; Searle, 1972 : 14, 34, 95, 113). Austin désigne ainsi le fonctionnement d’un énoncé dont la fonction n’est pas de décrire quelque chose d’existant afin d’en transmettre une information, mais de produire directement un effet. L’énoncé n’est pas produit pour être simplement compris mais pour engager une action.
Lorsqu’ils affirment leur rôle de transmission, les visiteurs interrogés disent s’adresser à des personnes qui étaient comme eux avant leur visite. Ils estiment important de parler de leur expérience afin que leurs interlocuteurs puissent de la même manière croire ce qu’ils savent déjà. Un des élèves dit : « Ben oui, c’est pour moi mais c’est aussi quelque chose que je sais qu’il faut absolument transmettre. Enfin c’est pour ça que, enfin l’éducation des personnes permet de ne pas recommencer les erreurs comme ça, donc pour moi oui dans mon intérêt mais c’est aussi dans l’intérêt de tous. C’est vrai que ça serait bien que tout le monde le fasse, ce n’est pas possible, mais ça serait important. » L’histoire présentée au musée-mémorial fonctionne alors comme ce que John Austin nomme un performatif perlocutoire : l’effet de l’énoncé est différent de ce qu’il énonce directement et opère à travers ses conséquences (Austin, 1970 :121-125 ; Searle, 1972 : 62). Il produit certains effets qui ne se confondent pas avec l’acte de discours lui-même : les visiteurs doivent non seulement comprendre ce qu’ils perçoivent, mais de plus prendre la responsabilité de l’action qui en découle. Pour que la visite ait une efficacité contre le déni de la Shoah, il ne suffit pas de la faire. Les visiteurs doivent eux-mêmes agir par la suite.
Les visiteurs interrogés parlent également du négationnisme. Cette forme de déni se présente comme la certitude de la non existence de la Shoah. Il peut être dit actif, au sens où il est une affirmation de la non-existence. L’effet de la visite n’apparait alors que de manière transitive et perlocutoire. Cela ne signifie pas que la visite ne pourrait pas avoir d’effet illocutoire sur des négationnistes qui la visiteraient. Cette éventualité n’est simplement pas évoquée lors des entretiens dans la mesure où ils s’intéressent à l’expérience propre des participants. Ceux-ci sont concernés par le déni négationniste, dans le sens où la visite est une invitation à témoigner de l’existence de la Shoah auprès de ceux contestant l’existence de la Shoah sans avoir fait la visite. Ils estiment que cette visite est doublement importante pour eux. Elle leur a appris des choses et leur permet d’en parler. Les visiteurs interrogés ne parlent pas alors de transmission comme lorsqu’il s’agit de s’opposer à l’incrédulité, mais de devoir.
Une élève dit en ce sens avoir parlé à un de ses amis. Si elle ne le désigne pas comme négationniste, elle précise qu’il n’y croit pas et non qu’il n’arrive pas à y croire : « Pour moi, c’est comme un devoir, ben pour moi la mémoire c’est vrai c’est un devoir de citoyen […] j’en ai parlé avec un ami qui a du mal à croire à l’existence de ces camps et qui est dans ma classe et qui n’a pas voulu s’inscrire justement … et il m’a dit “toutes façons moi les camps de concentration j’y ai jamais vraiment cru”, et j’ai eu une grosse conversation comme ça avec lui. Je pense que ça été mon devoir de citoyen un peu de prouver l’existence de ces camps en montrant des photos en lui disant “ça n’a pas existé, comment tu peux dire ça ?” C’est sûr que pour moi c’était un devoir de citoyen » Elle estime avoir un devoir de transmission car elle peut témoigner que quelque chose a eu lieu. Grace à sa visite, elle a les arguments nécessaires. Une autre élève précise ces arguments : « je veux dire, que par exemple, avec des personnes comme moi qui a été là-bas et qui a vu des personnes qui ont été déportées, qui a vu des personnes où leur famille a été déportée, je pourrais raconter et justifier, par exemple, avec les photos, leur montrer que j’ai été là-bas, que ça s’est vraiment passé. »
Lorsqu’ils évoquent cette situation les participants ne précisent cependant pas s’ils pensent que leur discours est véritablement efficace. L’effet n’est envisagé que lorsque des participants parlent de discussions particulières avec un ou une amie. Une élève considère ainsi qu’elle s’oppose au déni exprimé par un de ses amis afin « quand même d’éviter à cette personne d’avoir plus tard certains soucis avec par exemple des personnes, je ne sais pas, qui seraient à fond, à fond sur les camps de Auschwitz, ou alors des soucis dans l’autre sens pour être enrôlé, je ne sais pas, par certaines personnes plus radicales et donc je me suis dit “bon ben (elle rit) je vais parler avec lui’, bon, si, c’est vrai. » Cette élève ne dit cependant pas si cette ambition a des chances de réussir. Dans les autres cas, la discussion avec quelqu’un contestant l’existence de la Shoah est présentée comme une situation pouvant avoir lieu sans que la réussite ou l’échec de cette éventuelle tentative ne soit évoqué. Étant donné que la plupart affirment avoir fait la visite avant tout pour eux-mêmes, ils envisagent la transmission de leur propre point de vue, et non selon celui de leurs interlocuteurs. Ils réalisent un devoir qui leur incombe mais ne disent pas être intéressés par la réaction de ceux auxquels ils s’adressent. Ils ne parlent pas de l’effet de leur discours. Cela suggère que seule compte leur action et non son effet véritable. L’efficacité perlocutoire de la visite ne peut donc être véritablement évaluée. Si elle induit efficacement l’action par laquelle son effet peut advenir, l’agent de cet effet se désintéresse de son efficacité. Il effectue l’action qui formellement achève l’énoncé qu’est le musée-mémorial sans s’assurer que cette action ait l’effet escompté.
Lorsqu’ils évoquent rapidement l’effet possible de la visite ou de leur témoignage, celui-ci ne concerne pas les négationnistes mais les racistes. Il permet cependant par analogie de poser une hypothèse sur son efficacité perlocutoire. En mentionnant l’efficacité de la visite pour lutter contre le racisme, la plupart avouent penser que des racistes ne changeraient pas d’opinion s’ils faisaient la visite. Cependant, selon les visiteurs interrogés, leurs interlocuteurs, tout en restant racistes, pourraient prendre conscience de l’horreur des actes racistes et renoncer à passer à l’acte. Le seul effet reconnu de la visite sur les négationnistes ne concerne pas les convictions mais les actions éventuelles. Une des visiteuses interrogées incarne cette situation. Elle dit ne pas aimer les arabes mais ne pas vouloir non plus leur extermination dans la mesure où le conflit avec eux pourrait être réglé par la justice : « Ben par exemple j’ai du mal avec les arabes par exemple, je n’aime pas ça et je ne suis pas raciste non plus, mais bon voilà et ça n’a pas changé. Si un jour par exemple il y avait une guerre avec des ennemis arabes, ça ne changerait pas. Enfin on va dire, c’est pas que je peux, ou oui je sais pas comment expliquer. C’est pas pareil enfin, C’est pas pareil enfin, le racisme il n’y a pas, enfin dans la vie de maintenant ça ne va pas finir en guerre. C’est que s’il y a des conflits racistes, ça va être réglé par la justice. » Il est possible de poser l’hypothèse selon laquelle cette attitude concerne également les négationnistes. De même que cette élève ne se considère pas comme raciste puisque qu’elle ne veut pas l’extermination des arabes, les négationnistes le resteraient mais renonceraient à commettre des actes à la fois contre les juifs accusés d’avoir inventé la Shoah et contre les lieux de sa mémoire.
Au niveau de son contenu, pour qu’un énoncé performatif soit efficace il doit dire l’acte qu’il entend faire. L’exposition et le site d’Auschwitz-Birkenau doivent effectivement montrer que la Shoah a existé. Les visiteurs interrogés comprennent que l’exposition et le site signifient cette existence dans la mesure où ils font directement l’expérience des restes matériels présentés dans un musée ou un site historique. Ces restes matériels sont définis par la muséographie comme étant des témoins de l’événement. Ce sont de vraies choses (Desvallées et al., 2011 : 134) ayant un lien biographique (Dulong, 2011 : 186) direct avec l’événement. Comme les témoins, ce sont les traces d’un événement historique qui survivent au présent. Il est possible de les toucher : ils font « advenir ou actualiser un segment de passé commun dans l’ici et le maintenant de la rencontre interpersonnelle » (Dulong, 1998 : 172). Cette matérialité des objets s’impose contre tout négationnisme. Les visiteurs interrogés affirment qu’il n’est pas possible de nier l’existence de ce qui est vu ou touché directement. Ils considèrent qu’ils sont placés devant l’événement dont ils font l’expérience perceptive. Ils se sentent proches de ce qui a eu lieu en étant en présence des traces, ils disent faire face à la réalité telle qu’elle est. L’existence de la Shoah est constatée.
S’il est difficile d’accepter que des humains aient agi de la sorte, le contact avec des éléments matériels apporte un supplément de certitude par rapport à ce qui peut être transmis dans un livre ou un cours d’histoire. Il ne s’agit pas simplement d’une différence de degré du savoir. Un élève considère ainsi que la différence est « par rapport à tout ce qu’on sait, d’avoir l’image de tout ce qu’on a appris. » La nature du savoir change : il devient une connaissance assurée que les visiteurs interrogés qualifient de concrète. Les élèves utilisent souvent ce terme. Une élève dit par exemple que la visite permet de : « rendre concret l’histoire, se dire que ça s’est vraiment passé donc du coup ». Les visiteurs interrogés opposent alors la nature du savoir acquis à Auschwitz à celui qu’ils avaient au préalable. L’histoire transmise dans les cours ou les livres d’histoire à partir d’éléments théoriques ou de représentations permet de s’imaginer, mais pas de percevoir la réalité de l’existence. En parlant de ce qu’elle a appris avant la visite, une élève dit ainsi que : « j’arrive quand même à m’imaginer mais ce n’est pas pareil. Quand on a la photo c’est la preuve en fait. Donc ce n’est pas du tout pareil que quand j’imagine. Parce que quand j’imagine, je suppose que ce n’est pas forcément pareil. Tandis que quand je vois les photos c’est pas mon imagination qui est un petit peu comme ça ou comme ça, c’est les gens, ils étaient comme ça, c’était comme ça là-bas. » Une autre participante dit quant à elle que ce qu’il s’était passé à Auschwitz était irréel avant la visite : « Ben je ne pouvais pas m’imaginer là, puisque ça je l’ai ressenti quand il était irréel, ben une fois que tu es là, ben non c’est pas vrai je suis pas là. Dans cette classe, donc ça se voyait comme un rêve, je n’avais pas trop réfléchi avant de partir. » Cette imagination s’oppose à celle qui a lieu pendant la visite car celle-ci se fonde sur un contact physique direct. Une élève explicite cette différence : « Ben hee, avant que j’y aille hee j’imaginais ce qui avait pu y avoir sans le voir donc hee je pouvais pas comprendre, alors que quand j’étais sur place, j’ai imaginé et je me suis mise à la place, j’ai essayé de me mettre à la place des gens. »
L’existence de la Shoah n’est plus seulement une information médiatisée par un tiers en qui il faut avoir confiance. Les visiteurs sont impliqués et constatent de leurs propres yeux. Ils ne reçoivent pas passivement une information mais se rendent compte par eux-mêmes à partir de ce qu’ils perçoivent directement. Les visiteurs interrogés considèrent qu’ils se font alors leur propre opinion sans être déterminés par un savoir qui pourrait leur être imposé. Un élève dit ainsi que le voyage permet : « de se rendre compte, on en parle depuis le collège de ça et d’Auschwitz, on a vu les deux camps principaux, les plus connus, et j’avais envie de voir ça en vrai, de me rendre compte par moi-même, forger ma propre opinion. » La certitude de l’existence de la Shoah n’est pas imposée de l’extérieur de manière abstraite : chacun se l’impose par l’action de sa propre conscience. Les résultats de l’enquête menée suggèrent ainsi que le passage de la confiance envers ceux qui transmettent cette histoire à la certitude procurée par la perception concrète de ses traces est une expérience existentielle personnelle.
Les visiteurs interrogés disent ainsi qu’ils se rendent compte de ce qui a eu lieu à Auschwitz. Ils affirment avoir appris quelque chose de l’histoire en comprenant les restes matériels qu’ils perçoivent à la fois comme des traces signifiant l’existence et comme des documents donnant une information sur la nature de ce qui a existé (Davallon, 1999 : 112, 170, 249). Le fait que l’information sur l’événement soit transmise par ses traces matérielles est une spécificité de l’exposition historique par rapport aux cours ou aux livres d’histoire. La perception des éléments matériels exposés donne aux visiteurs la certitude de l’existence d’un événement tel qu’il est signifié par les mêmes éléments matériels qui l’attestent. Cet effet de la visite d’une exposition historique inscrit l’expérience de visite dans la continuité et l’héritage de ce que l’historien Carlo Ginzburg (1989) nomme le « paradigme indiciaire ». Cela signifie que la vérité historique se déchiffre dans ses traces dans la mesure où il est possible d’inférer à partir des effets.
Le musée-mémorial ne peut produire un effet contre l’incrédulité ou contre la contestation de la Shoah que dans la mesure où il est composé de traces documentaires authentiques. Les visiteurs doivent être assurés de l’authenticité de ce qu’ils perçoivent. De leur point de vue, cette garantie leur est donnée par la confiance en l’institution. Le Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau est reconnu comme étant scientifiquement et moralement rigoureux.
Pour qu’un énoncé performatif soit efficace, il faut non seulement qu’il énonce un énoncé susceptible de produire un effet mais également qu’il soit énoncé dans un certain contexte (Austin, 1970 : 43-49, 58, 105 ; Searle, 1972 :93-94). Il doit être produit par une institution reconnue comme ayant la capacité à le faire et doit l’être dans des circonstances ou un contexte énonciatif approprié dans un moment ritualisé. Dans cette perspective, pour que le musée-mémorial d’Auschwitz-Birkenau contribue à la lutte contre le négationnisme, il doit être identifié comme capable de provoquer l’opposition au déni de la Shoah. Il faut donc qu’il soit reconnu comme une institution historique sérieuse présentant une histoire juste et vraie. C’est à cette condition que les visiteurs peuvent suspendre leur incrédulité et faire l’expérience immédiate des traces comme étant authentiques. Cela n’est possible que dans la mesure où il y a une confiance absolue dans l’authenticité des éléments matériels et dans la véracité des informations données lors de la visite.
Au premier abord, il semble que cette situation échappe aux visiteurs interrogés. Ils ne se posent pas la question de cette garantie avant qu’elle ne leur soit explicitement posée. S’il leur est demandé ce qui garantit l’authenticité des éléments matériels, la plupart sont choqués par cette question et disent que c’est une évidence. Puis, lorsqu’ils cherchent à y répondre, ils explicitent ce qui leur assure cette authenticité. Elle provient de leur perception du Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau à la fois comme une institution présentant une histoire exacte en vertu du sérieux de sa démarche historique et comme ayant une éthique lui interdisant toute falsification.
Les visiteurs interrogés ne remettent pas en doute la qualité et la fiabilité du travail des historiens et des muséographes sur le Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau et le cadre de la visite scolaire renforce cette dimension de sérieux. De plus, si la plupart disent faire spontanément confiance aux guides et à leurs enseignants reconnus comme des figures du savoir légitime, le fait d’être accompagnés par un témoin renforce leur disposition de confiance. Une élève dit ainsi qu’« on croit ce qu’on nous dit hein […]. Oui on fait confiance aux gens qui nous le racontent et puis quand on écoute les témoignages, ça s’y rapproche quand même. » Il est cependant impossible à partir de ces entretiens d’établir objectivement la part de la confiance faite au musée-mémorial en tant que tel et celle induite par la situation parascolaire sur cette confiance. En effet, aucun des visiteurs interrogés ne peut comparer avec une visite similaire faite dans un autre cadre que scolaire étant donné qu’ils ne sont jamais venus à Auschwitz dans une autre circonstance.
Forts de leur confiance en l’institution, les visiteurs interrogés disent qu’il est impossible que le musée-mémorial ait inventé quoi que ce soit et que les éléments matériels ne soient pas authentiques. Il est inconcevable que les traces de cette histoire puissent être des fictions. Cette confiance envers le sérieux scientifique s’enrichit d’une confiance morale. Elle se fonde sur le même constat que le déni passif, mais en tire une conclusion symétrique. Si effectivement il n’est pas possible de concevoir ou d’imaginer un tel crime, alors les traces qui en restent sont vraies. L’horreur inimaginable et inhumaine ne peut être inventée, puisque ce qui est le produit de l’imagination est par définition imaginable et entre dans le domaine de ce qui est humainement concevable. Il n’est pas envisageable que quelqu’un ait pu avoir l’idée d’un tel événement et en invente les traces. Une élève affirme : « bon pour moi c’est, je pense qu’on ne peut pas mentir sur quelque chose de comme ça […] On ne pourrait pas tricher et refaire les choses pour refaire une histoire. C’est leur histoire et c’est comme ça […] Je me dis qu’on ne peut pas mentir là-dessus, c’est obligé d’être vrai. » Il faudrait une imagination malfaisante pour pouvoir l’envisager. Selon certains interviewés, si les nazis ont pu élaborer une telle horreur, c’est qu’ils étaient eux-mêmes « inhumains ». Leurs actions échappent à ce qui est concevable et imaginable à la fois en raison de leurs actions et de leur absence de sentiments humains. Une élève dit ainsi : « Je ne sais même pas comment les gens ont pu tuer, tout détruire et puis partir comme ça sans culpabiliser, sans s’en vouloir, sans rien du tout he, vraiment je ne sais pas, pour moi c’est inhumain. » Pour les visiteurs interrogés, les nazis sont inhumains à la fois parce qu’ils agissaient selon une logique raciste irrationnelle et parce que leurs actions vont à l’encontre de l’empathie humaine. Par contraste, une institution telle que le muée-mémorial prônant des valeurs positives telles que la tolérance et la transmission de la vérité ne peut imaginer une telle horreur inhumaine. Elle ne peut que la constater.
Cette affirmation fait écho à l’idée selon laquelle une fiction est toujours vraisemblable alors que la réalité peut ne pas l’être. S’ils ne l’expriment pas ainsi, les visiteurs interrogés en reprennent l’argumentation en affirmant leur certitude de l’impossibilité de l’invention de l’horreur de la déportation et de l’extermination. Elle se fonde sur l’opposition établie par Aristote entre le poète organisant son récit et l’historien faisant place aux dysfonctionnements du monde : le poète préfère « ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif » (Aristote, 1980 : 65, 127). Dans cette perspective, le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable alors que le fictionnel l’est toujours. Pour Aristote la vraisemblance désigne seulement une succession ordonnée et probable des actions présentant une histoire ordonnée. Lorsqu’elle est reprise par le théâtre classique, elle prend une dimension morale en exigeant que l’action représentée respecte la justice et achemine l’homme vers la vertu (Genette, 1979 ; Bourgeois, 2005). Dans la mesure où une histoire ne respecte pas cette exigence, il ne peut s’agir d’une fiction mais d’un événement historique. Or, la Shoah ne respecte pas cette exigence. S’il s’agissait d’une fiction, selon les critères de la vraisemblance classique, ce serait une mauvaise fiction. Il semble que les visiteurs interrogés reprennent un raisonnement similaire en concluant plutôt qu’il ne peut s’agit d’une fiction.
La confiance dans l’institution est nécessaire. Elle garantit que la trace soit effectivement celle de l’événement qu’elle est censée désigner et que l’événement ait été comme il apparaît. Sans cette garantie, la perception de l’authenticité de la Shoah dans le paradigme indiciaire pourrait être trompeuse. Le paradigme indiciaire ne permet en effet pas en lui-même de poser un jugement sur la nature de l’événement passé, mais seulement sur la manière dont il apparaît au présent. Cela ne changerait pas l’efficacité de la visite puisque l’expérience des visiteurs dépend de leur compréhension de ce qu’ils perçoivent. Si ce qui leur est donné à voir était une reconstitution sans que les visiteurs ne puissent le percevoir, l’effet de la visite serait similaire à celui de la visite d’un site authentique. Cet effet deviendrait cependant « insincère », au sens d’un « acte non justifié » (Austin, 1970 :70) plutôt qu’un « acte non efficace » comme le considère John Searle (1972 :104). Si John Austin et John Searle estiment que la sincérité désigne la concordance entre ce qui est énoncé et ce que veut dire l’énonciateur, elle signifie ici la concordance entre ce qui est compris dans l’énoncé et ce qu’il énonce véritablement. Il n’est pas question de remettre en cause la sincérité du musée-mémorial, mais de considérer que rien ne la garantit à part la confiance en l’institution.
En eux-mêmes, les éléments matériels se présentent comme authentiques sans porter en eux l’assurance qu’ils le sont et que l’événement perçu à travers eux est celui qui a eu lieu. Il s’agit toujours d’une théâtralisation de l’authenticité. C’est un effet produit par le dispositif communicationnel qu’est Auschwitz-Birkenau. Le sociologue Maurice Halbwachs pointe cet aspect en étudiant l’expérience des pèlerins en Terre Sainte (Halbwachs, 2008). Il montre qu’il n’est pas nécessaire que les éléments matériels soient en eux-mêmes authentiques pour être perçus comme tels et apporter une certitude à ceux qui les perçoivent. Les lieux et les éléments matériels présentés sont des remises en forme et des reconstructions. Ils témoignent plus d’une certaine vision a posteriori de l’événement que de ce qu’il se serait véritablement passé. La perception de l’authenticité de l’événement garantissant son existence fonctionne indépendamment de savoir si les éléments matériels sont ontologiquement authentiques. Qu’il s’agisse de la mémoire d’un événement légendaire dont l’existence n’est pas scientifiquement attestée ou de la culture matérielle d’un événement historique ayant effectivement existé, les visiteurs font la même expérience de l’authenticité tant qu’elle en prend la forme reconnue. Le passé est perçu et compris de la même manière.
Cette analyse a une valeur générale. Elle ne concerne pas seulement les lieux de mémoire d’événements dont l’existence dépend d’un acte de foi. L’expérience que les pèlerins font de la vie de Jésus a la même nature que celle faite par les visiteurs d’un lieu comme Auschwitz-Birkenau. L’expérience des traces ne peut se faire sans médiation, remettant en cause la possibilité de la perception immédiate du passé à travers elles. La trace n’est pas trouvée ou retrouvée, mais élaborée pour être transmise. Un musée-mémorial est une « institution de mémoire » (Davallon, 2002 : 55). Le témoin exprime son propre souvenir en s’inscrivant dans des cadres ou des courants qui déterminent son point de vue sur l’événement. Cette inscription existe indépendamment du fait que ce témoin soit un individu qui se souvient ou un objet matériel que la culture matérielle rend signifiant. L’événement tel qu’il a été est perdu définitivement et ne subsiste que par sa mise en forme. D’un point de vue phénoménologique, il est produit rétroactivement par ses traces, selon une logique que Jacques Derrida identifiera comme étant celle de l’archive (Derrida, 1995). La question de sa réalité propre est suspendue puisqu’il n’est pas possible d’en prendre connaissance. L’événement est pour nous la trace qui en a été construite après-coup. Les visiteurs d’un lieu de mémoire perçoivent l’existence de quelque chose qui est en fait le résultat d’une élaboration.
D’un côté, l’histoire exposée n’est pas un constat objectif de ce qu’il se serait véritablement passé. Les lieux de mémoire agencent ce qu’ils présentent pour produire un récit correspondant à la progression de la visite et à la succession des moments proposée aux visiteurs. Sans une activité sélective de préservation et une interprétation signalant et mettant en avant les traces ainsi sauvegardées, celles-ci existeraient peut-être toujours mais ne seraient plus reconnaissables. Ce qui apparaît comme un reste laissé en état de l’événement en est déjà une représentation. Si elle est vécue comme la découverte de quelque chose qui serait resté là, la visite d’Auschwitz-Birkenau n’est pourtant possible que grâce à deux interprétations. L’une permet de distinguer et d’identifier les éléments matériels, l’autre organise un parcours les articulant. L’évolution et les transformations de l’événement ne signifient pas la dévaluation du patrimoine au nom de la « mémoire naturelle » comme pour l’historien Pierre Nora (Nora, 1997 : 29). Dans la perspective de Maurice Halbwachs au contraire, l’idée d’une mémoire naturelle se produit quand le point de vue écrivant l’histoire n’est pas perçu. Il n’y a en fait jamais de mémoire naturelle se transmettant indépendamment de toute mise en forme institutionnelle.
D’un autre côté, il suffit que l’authenticité soit reconnue comme telle par les visiteurs. Elle l’est symboliquement grâce à des formes d’exposition qui permettent de reconnaître conventionnellement un élément comme étant authentique et comme étant un reste d’Auschwitz. Les éléments matériels sont identifiés par les visiteurs interrogés comme étant d’origine car ils concordent avec une certaine représentation de ce qui a l’air authentique et de ce dont doit avoir l’air un camp nazi. L’adhésion est spontanée et évidente. Ainsi, la présence des barbelés et l’organisation interne du camp, ou bien les portails d’entrée de chacun des camps, parfois déjà vus au préalable en photographie ou dans des films, garantissent que ce qui est perçu renvoie à cet événement-là et non à un autre. Un élève dit à propos du porche de Birkenau que l’« on connaît tout cette célèbre photo avec la gare de Auschwitz. Ça oui, c’est connu […] Oui, ça fait bizarre on se dit là, c’est concret c’est pas une image, c’est la réalité. » De plus, ces éléments apparaissent comme étant d’époque. Une élève affirme ainsi que l’« on voit que, ben c’est vrai, ce n’est pas une reconstitution, c’est un vrai wagon. On voit comment c’était quoi. » L’importance de cette dimension apparaît dans la différence de perception entre les différents lieux du camp. Pour être intéressants, c’est-à-dire à la fois authentiques et susceptibles de transmettre une information sur ce qui a eu lieu à Auschwitz, ils doivent ressembler à des ruines tout en étant identifiables. D’un côté, un élève estime, à propos de la partie restaurée du Musée-Mémorial dont l’ancienneté n’apparait pas, que « ben justement c’est un peu décrédibiliser la chose. Ben c’est, he ça ne fait plus du tout authentique quoi ». D’un autre côté, un autre élève considère que dans la partie de la visite où il peut comprendre la fonction des bâtiments, c’est « plus concret, authentique quoi », par rapport à celles en ruines.
Comme tout lieu de mémoire, le musée-mémorial d’Auschwitz-Birkenau est une « topographie légendaire » (Halbwachs, 2008). Cela ne signifie pas que l’événement n’a pas existé, mais qu’il est le résultat d’une écriture patrimoniale et historiographique. En parlant de « topographie légendaire des Évangiles en Terre Sainte », Maurice Halbwachs ne fait pas référence au caractère hypothétique de l’existence de Jésus, mais à la nature de toute mémoire qui est le résultat d’une reconstruction. Une « topographie légendaire » peut faire signe vers un événement qui n’est pas en lui-même légendaire. Le travail d’historiens et d’archéologues garantit le musée-mémorial et l’authenticité des traces qu’il présente. Les muséographes se fondent sur ce travail. Si ce n’est pas le cas pour le musée-mémorial dans son ensemble, au début de l’exposition française d’Auschwitz l’existence d’un comité scientifique est indiquée. Les noms et qualités des historiens qui y ont participé sont inscrits sur une plaque. Il n’y a pas d’opposition épistémologique entre patrimoine et histoire lorsque le premier utilise les méthodes et les procédures rigoureuses de la seconde. De même que l’histoire écrite par des historiens (De Certeau, 1975), celle écrite dans un lieu de mémoire se fonde sur une critique des sources et le souci de ne rien élaborer qui soit en contradiction avec elles. La « topographie légendaire » est dans ce cas un patrimoine historique. La confiance des visiteurs interrogés dans l’institution est d’une grande importante parce que seule la rigueur scientifique et morale en amont assure que la fiction présentée n’est pas une fausse apparence dénuée de réalité.
L’expérience de la théâtralisation de l’authenticité est un phénomène qui a été largement étudié aussi bien dans le cas d’événements légendaires et des parcs à thèmes contemporains que dans celui des lieux de mémoire. Il faut sans aucun doute la déconstruire, mais également comprendre ce que vivent les visiteurs qui en font l’expérience. Elle doit être examinée en tant qu’expérience subjective. C’est en tant que telle que la visite du Musée-Mémorial d’Auschwitz fonctionne pour s’opposer au déni de la Shoah. À partir de l’enquête présentée ici, il apparaît que la certitude passe par le rapport physique immédiat et non interrogé aux choses, donc non par la réflexivité critique. La légitimité des moyens de communication utilisés est interrogée, mais non celle de son enjeu : s’opposer au déni de la Shoah. Dans la mesure où la certitude de l’existence de cet événement se fonde sur l’expérience physique de ses traces, il n’est pas sûr qu’un musée-mémorial se présentant explicitement comme une reconstruction patrimoniale et une écriture de l’histoire aurait la même efficacité.
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