Marie Pezé, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Journal de la consultation « Souffrance et Travail » 1997-2008, Paris, Pearson, 2008.
La lecture de cet ouvrage ne peut laisser indifférent, elle nous forme en même temps qu’elle nous transforme. Marie Pezé, psychologue clinicienne, psychanalyste, psychosomaticienne, et désignée expert auprès de la Cours d’Appel de Versailles lors de la création d’une section Psychopathologie du travail, nous fait partager quelques unes de ses consultations « Souffrance et Travail » de 1997 à 2008. En plus d’éveiller notre conscience, de nous ébranler, toutes ces expériences nous mènent à poser la question du devenir de notre société dans un système de plus en plus délétère.
Ce livre reprend le titre d’un film documentaire de Sophie Bruneau et Marc Antoine Roudil sorti en février 2006 et rappelle aux amateurs des Fables de la Fontaine, le septième vers des Animaux malades de la peste. On y voit apparaître Marie Pezé, qui a créé la première consultation spécialisée au Centre d’accueil hospitalier et des soins de Nanterre. On y découvre également Marie-Christine Soula, médecin inspecteur du travail qui en a ouvert une deuxième à Garches, et le docteur Nicolas Sandret qui a poursuivi à Créteil. Nous sommes alors projetés au cœur des maux qui parlent, de l’impuissance parfois des praticiens à apporter des solutions exhaustives à un tel fléau, mais aussi de la force de leur travail. La lecture peut être plus rude que le documentaire et plus riche aussi, dans la mesure où nous avons accès à une mine d’informations importantes en ce qui concerne les méthodes de travail de Marie Pezé, ses difficultés et les raisons de ces consultations qui sortent nettement des cadres cliniques habituels. L’intérêt de cet ouvrage est d’entendre les maux des patients, de les comprendre, de les analyser dans un ensemble bien plus complexe que le simple schéma pervers/victime ou harceleur/harcelé, c’est-à-dire en les mettant en lien avec une analyse de l’organisation. Le cas de Solange (en situation d’aliénation sociale) et de sa directrice Madame T (diplômée de l’Ecole polytechnique féminine) symbolisant au premier abord et respectivement le schéma de la victime et du bourreau, se sont pourtant bien retrouvées toutes les deux dans la même salle de consultation à exprimer leur souffrance (pas en même temps bien sûr, d’abord Solange, puis un mois plus tard, Madame T). Toute les deuxeffondrées même si pour l’une la posture consiste à assumer le rôle du dominateur et l’autre, à accepter de se soumettre. Cet exemple tout comme les autres, dénoncent les nouvelles formes de management que les organisations ne peuvent s’empêcher d’instrumentaliser pour faire face aux défis économiques toujours plus accrus. « Sous cet angle, je mesure que la construction du couple « pervers/victime s’avère plus complexe que dans le courant victimologique. Le récit du « harcelé » permet la mise à jour de la radicalisation de l’organisation du travail, celui du « harceleur » renvoie à des idéologies défensives construites et défendues collectivement dans un glissement éthique qui semble inexorable » (p. 24)
Les consultations « Souffrance et Travail » sont devenues le lieu de l’expression des âmes meurtries par le travail, lieu où se voient les blessures physiques et psychiques que la médecine et la psychologie tentent de guérir ou à défaut d’atténuer. Lieu où les cicatrices invitent à comprendre, à remonter à leur propre source. C’est vers ce lieu que nous nous sommes aventurés en découvrant page après page les maux de certaines victimes du travail. En somme, ces consultations vont prendre des allures de politique anti-managériale malgré elles, dénonçant ces nouvelles organisations qui abîment, écrasent, brisent, annihilent certains qui ne sont pourtant pas les plus fragiles.
C’est le cas de Monsieur W, boucher de métier travaillant à la cuisine de l’hôpital. Son témoignage excelle dans ce qu’il a de dénonciateur de ce néomanagement. Monsieur W. a littéralement été anéanti, tout comme ses collègues Mouzina, et Zaïra harcelées moralement et sexuellement, sans parler de Delphes violée deux fois par ses propres collègues. Pourtant, tout allait bien avant que ne s’opèrent quelques changements… Au service de réanimation, une fois de plus l’ambiance s’est altérée à cause des nouvelles méthodes de gestion des organisations : perte de confiance, ambiance négative, malveillance entre collègues. Agathe, aide soignante est alors devenue le bouc émissaire du service. L’émergence de cette persécution permettait de ressouder l’équipe et de se protéger de ces nouvelles formes de travail. Agathe est aujourd’hui brisée au point de devenir paranoïaque tant elle est rongée par la sécurité des patients dont elle a la charge. Serge lui, est un cadre condamné à l’hyperactivité pour se sentir vivre, « se doper », même au détriment de sa vie personnelle et de sa santé… Annihilée, Monique chargée de gestion, a toujours tenté d’être à la hauteur malgré les cadences infernales. Tout cela pour finalement ne récolter que les critiques de son supérieur jusqu’au moment où la mort l’obsède et se présente à son esprit comme l’unique délivrance. François, juriste, ne s’en sortait plus dans son travail. L’humiliation, la honte l’habitaient au point de préférer dissimuler ses failles, ses incompétences. Ses « tricheries »ont failli lui coûter la vie ; il tenta de se donner la mort sur son lieu de travail. « Je voulais qu’ils mesurent ce qu’ils étaient en train de me faire, que ça serve d’exemple, qu’on ne le fasse plus à personne » (p. 177). Il était condamné par ces évaluations scientifiques du travail, ces cribles auxquels il devait tous les jours passer au point d’en arriver à parler de « suicide militant ». Solange et sa directrice Madame T, étaient également les sacrifiées de ces nouvelles formes d’organisations encore plus destructrices pour elles, qui avaient une conscience professionnelle.
Marie Pezé ne nous a livré dans cet ouvrage qu’un échantillon représentatif d’une souffrance au travail patente et très souvent en rapport avec les organisations. D’ailleurs, à force d’approcher tous ces condamnés du travail, elle-même n’en est pas sortie indemne… « Je n’ai pas vu venir l’épuisement. Comme mes patients, « la tête dans le guidon », submergée de situations d’urgence, sans aide, ni intendance, je n’ai pas senti ma descente. En quelques semaines, je perds l’usage de mon bras droit, avec le cortège des troubles neurologiques qu’accompagne une atteinte de la moelle épinière. […] Je suis dans le trou noir de la décompensation » (p. 85).
La démarche de Marie Pezé amène à souligner deux grands points. Le premier correspond à cette nécessité d’un travail d’équipe et à la fois pluridisciplinaire. La question de la souffrance au travail reste assez complexe et doit, pour être appréhendée, faire appel à différentes institutions, corps professionnels, disciplines. Juristes, avocats, ergonomes, inspecteurs, médecins (médecins du travail, généralistes, experts), psychologues, psychiatres, chercheurs sont acteurs dans ce travail en réseau pour aider au mieux les patients. Pour la majorité d’entre eux, ils se sont retrouvés seuls et perdus. C’est pourquoi, il s’agit dès lors pour l’équipe de prise en charge, de réhabiliter un travail collectif avec une reconnaissance des compétences de chacun, tout en admettant humblement ses propres limites, ce que Christophe Dejours nomme le « vivre ensemble ».
Deuxième point qui peut attirer l’attention des champs des sciences de l’information et de la communication. Il concerne le rôle que doit jouer Marie Pezé face à ses patients et du cadre qu’elle leur offre. Bien sûr, rien de bien luxueux ! Nous ne sommes pas dans une salle de relaxation. Pourtant, tout est disposé de manière à créer un véritable espace de médiation où des nœuds vont peut-être bien se défaire. Le patient s’exprime et cet espace lui permet de laisser sa pensée reconstruire son identité… Un cas très particulier n’a pas été évoqué auparavant car il n’exprimait pas une dénonciation directe des nouvelles formesd’organisation. Il reste pour autant lié au travail et à la vie personnelle de Fatima, 48 ans, femme de ménage. Marie Pezé va se trouver à écrire « le livre de Fatima […], le livre de l’immigrée nettoyant la maison des femmes qui travaillent, dans un double effacement, celui de ses compétences, celui de ses origines » (p. 98). Son corps épuisé finit par lâcher en 1999, elle fait une chute dans les escaliers, depuis douleurs aiguës qu’aucun examen médical (radiographie, scanner, scintigraphie, etc.) ne parvient à démontrer. En 2000, elle est alors adressée en dernier recours à Marie Pezé qui relève la somatisation : « la douleur a remplacé la peur ». Fatigue non pas liée dans le cas de Fatima au surmenage, mais à l’inactivité ou l’activité monotone. Le travail de Marie Pezé et de toute son équipe lui permettra d’être classée comme travailleur handicapé. « Dans ce travail, la souffrance naît surtout du décalage entre le recours à l’inventivité, à l’intelligence du corps […] et l’absence de regard sur le travail » (p. 97).
Ce lieu était un magnifique espace d’échange où quelque chose s’est passé et où la médiation s’est même exprimée par l’écriture d’un livre. Fatima ne sera pas seule à adresser ses remerciements à Marie Pezé qui aura également vécu à travers cette médiation, un grand moment : « Ne me remerciez pas, Fatima. Grâce à vous, grâce à votre livre, j’ai pu réhabiliter le travail domestique de ma mère. Grâce à vous, j’ai pu rêver du parcours que ma mère, si intelligente aurait pu faire à l’université » (p. 104).
Lahmadi Ghizlaine, « Marie Pezé, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Journal de la consultation « Souffrance et Travail » 1997-2008 », dans revue ¿ Interrogations ?, N°10. La compétence, mai 2010 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Marie-Peze-Ils-ne-mouraient-pas (Consulté le 9 décembre 2024).