Wallerstein figure parmi les auteurs qui ont repris le concept d’économie-monde proposé par Braudel, tout en cherchant à le libérer de certaines de ses limites. Le premier et sans doute le principal de ses apports consiste dans l’introduction d’un nouveau concept, celui de système-monde, qui va lui permettre de préciser la notion braudelienne d’économie-monde.
Pour Wallerstein, un système-monde est une vaste unité socio-spatiale résultant de l’organisation, plus ou moins durable parce que possédant un degré variable mais certain d’homéostasie, de relations complexes (à la fois économiques, politiques et culturelles) entre une multiplicité d’unités différentes (tribus, ethnies, peuples, cités-Etats, royaumes, etc.) Wallerstein distingue différents types ou formes de systèmes-monde. Outre des mini-systèmes dont il signale l’existence mais dont il ne dit presque rien, il oppose fortement les empires-monde et les économies-monde.
Ce qui caractérise un empire-monde, c’est qu’il est politiquement unifié et que son unité est essentiellement politique : il résulte de l’intégration et de la subordination des différentes unités qui le composent dans et par une même structure impériale, un même pouvoir d’Etat, aux lourds et puissants appareils militaire, fiscal, administratif, etc. Cette unification politique se double quelquefois d’une certaine forme d’uniformisation culturelle, sous l’effet de la diffusion d’une grande religion (faisant alors fonction de religion d’Etat) voire d’une langue, qui normalise plus ou moins les mœurs, la société civile, le droit, etc. Mais un empire-monde tolère fréquemment en son sein l’existence de différentes minorités socioculturelles. Les grands empires asiatiques (la Chine, l’Inde, la Perse, les Empires arabes classiques et l’Empire ottoman) constituent les exemples typiques d’empires-monde :
Une économie-monde se distingue au contraire d’un empire-monde par trois traits étroitement liés. D’une part, elle n’est pas politiquement unifiée : elle est au contraire politiquement fragmentée en une multiplicité de pouvoirs autonomes et souverains, souvent rivaux et, à l’occasion, même ennemis, qu’elle inclut cependant en elle en les englobant. D’autre part, fragmentée sur le plan politique, une économie-monde l’est aussi sur le plan culturel : plus qu’un empire-monde, elle tolère une grande diversité de langues, de mœurs, de religion, etc. Ce qui n’exclut pas cependant une certaine tendance à l’uniformisation culturelle en liaison avec le développement des relations marchandes entre les différentes unités qui constituent l’économie-monde, favorisant la formation de ce que Wallerstein appelle une « géoculture ». Enfin, et en conséquence des deux points précédents, l’unification d’une économie-monde s’opère, comme son nom l’indique, essentiellement dans et par l’économie. Ce qui suppose non seulement l’existence de relations d’échange marchand régulières et intenses entre les différentes unités sociopolitiques qui la composent mais encore le développement d’une véritable division du travail entre elles, qui les rend mutuellement dépendantes du point de vue de leur reproduction matérielle, ce que Wallerstein appelle « la division axiale du travail » qui est l’épine dorsale de l’économie-monde capitaliste selon lui.
L’intérêt de cette distinction entre empire-monde et économie-monde, ignorée de Braudel, est évident. Elle évite certaines imprécisions et confusions dont ce dernier a été victime, en étendant abusivement sa notion d’économie-monde. Ce qui l’a amené à voir des économies mondes un peu partout : dans l’Empire romain, dans la Moscovie avant Pierre le Grand, dans l’Empire ottoman aussi bien que dans l’Inde moghole ou dans la Chine des Song ou des Ming.
Sur cette base, il est possible à Wallerstein de procéder à un second apport. Il souligne en effet la forte originalité de l’économie-monde européenne moderne, celle qui se forme entre le XVe et le XVIIe siècle.
Originalité qui tient en premier lieu dans sa tendance et sa puissance expansives, conséquences directes de sa nature capitaliste. En effet, ce qui caractérise le plus proprement le capitalisme selon Wallerstein, c’est sa tendance à l’accumulation illimitée du capital. La nature proprement capitaliste de l’économie-monde moderne, fondée sur l’accumulation sans fin du capital, en explique donc, selon lui, fondamentalement la nature expansive, sa tendance permanente à repousser ses limites spatiales, à contourner ou surmonter toutes les barrières physiques ou politiques, jusqu’à envahir la planète entière. Mais elle en explique aussi la durée historique exceptionnelle, qui contraste si fortement avec la courte trajectoire et le destin le plus souvent malheureux des économies-monde antérieures, précapitalistes : la réussite historique de l’économie-monde moderne tient fondamentalement à son caractère capitaliste, à sa nature et tendance expansives, qui lui permettent d’entretenir, de renouveler et de renforcer sans cesse le principe même de sa cohésion interne, la division du travail qui la structure.
Wallerstein souligne, en second lieu, l’origine de la structure spatiale de cette économie-monde, caractérisée par la division et l’opposition entre centre et périphérie. Celles-ci concernent au premier chef les procès de production, les procès centraux étant ceux qui s’assurent une meilleure rentabilité par leur position monopolistique ou du moins oligopolistique sur les marchés ; tandis que les procès périphériques connaissent une moindre rentabilité du fait qu’ils opèrent sur des marchés concurrentiels. Mais, des rapports entre procès de production, donc entre capitaux singuliers ou entre branches de la division sociale du travail, l’opposition entre centre et périphérie peut s’étendre et s’étend de fait ordinairement à des territoires (à la division spatiale du travail) et finalement à des Etats : les Etats centraux seront ceux dans lesquels tendront à se concentrer les procès de production centraux (monopolistiques ou oligopolistiques) ; tandis que les Etats périphériques seront ceux entre lesquels se disperseront les procès de production concurrentiels.
Cependant, entre les Etats centraux défendant leurs monopoles ou oligopoles et les Etats périphériques subordonnés aux précédents s’interpose un troisième groupe d’Etats, que l’on peut qualifier de semi périphériques, au sein desquels coexistent, en proportion variable, des procès centraux et des procès périphériques. Ces Etats occupent par définition une position délicate parce qu’instable : ils leur faut mobiliser tous leurs moyens disponibles, sur les plans économique, politique (diplomatique et militaire), culturel, pour parvenir au minimum à maintenir leur position dans la hiérarchie mondiale voire à l’améliorer, faute d’être condamnés à régresser. Par exemple, il leur faut étendre, renforcer, diversifier les procès de production centraux localisés sur leur territoire, tout en circonscrivant inversement les procès de production périphériques, voire en s’en débarrassant. Et cela est d’autant plus difficile pour chacun d’eux qu’ils sont en concurrence entre eux dans cette course à l’accès à de meilleures places. Ce qui explique que, à tout moment, on trouve parmi les Etats semi périphériques à la fois d’anciens Etats centraux en déclin et des zones ou Etats anciennement périphériques en voie ascendante dans la hiérarchie mondiale. Ainsi, l’existence de cette catégorie d’Etats intermédiaires atteste du fait que la hiérarchie des Etats au sein l’économie-monde capitaliste n’est rien moins que stable et donnée une fois pour toutes : elle peut se modifier au gré du devenir des procès de production localisés sur leurs territoires respectifs, permettant à certains de s’élever dans la hiérarchie et condamnant d’autres au contraire à y décliner.
On doit enfin à Wallerstein d’avoir été l’un des premiers à formuler les principes qui régissent les rapports conflictuels entre Etats centraux au sein de l’économie-monde capitaliste, le principe d’équilibre des puissances et celui connexe de prédominance hégémonique. Le premier implique l’impossibilité pour un quelconque des Etats centraux de l’économie-monde capitaliste de transformer cette dernière en un empire-monde qu’il dominerait, dans la mesure où la coalition des plus faibles Etats centraux restent toujours plus assez puissante pour s’opposer aux menées impériales éventuelles du plus forts d’entre eux. Si bien que la seule possibilité ouverte à un Etat central au sein de cette économie-monde est de conquérir une position hégémonique au sein de cet équilibre des puissances. Et Wallerstein de citer, en ce qui concerne les tentatives du premier ordre, les échecs de Charles-Quint au XVIe siècle, de Napoléon au début du XIXe siècle et de Hitler au milieu du XXe siècle ; et, en ce qui concerne les tentatives du second ordre, les succès des Pays-Bas au XVIIe siècle, du Royaume-Uni au milieu du XIXe siècle et des Etats-Unis au milieu du XXe siècle. Selon Wallerstein, chacune de ces hégémonies successives s’est imposée à la suite d’une « guerre mondiale » (respectivement la guerre de Trente Ans 1618-1648, les guerres révolutionnaires et napoléoniennes 1792-1815, la Première et la Deuxième Guerre mondiale 1914-1945) mettant aux prises une coalition d’Etats conduite par la future puissance hégémonique contre une puissance visant à établir une domination impériale sur le système-monde. Il est évidemment tentant de poursuivre la précédente liste des exemples en voyant dans les mésaventures actuelles des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan (en attendant peut-être demain) l’Iran la nouvelle ‘guerre mondiale’ qui signera la fin de son hégémonie. Ce que Wallerstein se garde de faire cependant.
Bihr Alain, « Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/Immanuel-Wallerstein-Comprendre-le (Consulté le 16 octobre 2024).